RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 25 février 2019.

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Mainardi Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion, 2019.


Cécile Mainardi
Idéogrammes acryliques
éditions Flammarion 2019, 118 p., 16 €

Il va de soi que la faiblesse du langage est aussi sa force. Comment le langage s'interpose-t-il entre moi et le monde, et même entre moi et moi, et par sa faillibilité à évoquer les choses, à leur donner une claire substance, les fait-il advenir ? Comment le langage trahit-il les choses et en les trahissant les révèle-t-il ? Comment ouvre-t-il une petite béance d'incertitude dans notre rapport au monde par où celui-ci s'engouffre ? C'est là l'une des interrogations et dimensions de l'écriture de Cécile Mainardi qui nous ravit. Le projet est plus pongien qu'il n'y paraît au premier abord, même si chez elle on est moins du côté d'un parti pris des choses que d'un compte tenu des mots, d'une attention soutenue et inquiète à ce compte tenu des mots qui est surtout la part d'erreur et de tromperie qu'ils contiennent et qui nous égare dans les méandres doucement vertigineux de leur imprécision magnifique. Il n'y a pas chez elle une volonté d'appliquer une rhétorique à un objet mais il y a le désir d'explorer comment le langage s'insinue subrepticement dans les choses, à leur corps défendant et au défaut de la cuirasse, et en trouble la perception. Le langage rend le monde incompréhensible, déroutant, drôle, et beau.

Cette attention aux bizarreries de la langue et des mots, à leurs variations incontrôlées, à leur température (leur température ressentie, jusque dans le trouble psychoaffectif), à leur vie propre et perturbante fait tout le prix de la poésie de Mainardi et fait de chaque poème un autoportrait ironique et joueur de la poète en étrangère d'elle-même. Son ascendance italienne et sa situation frontalière ne sont sans doute pas pour rien dans sa façon si particulière de se démener avec le langage.

Le titre Idéogrammes acryliques est explicité dans le poème liminaire. C'est une référence au titre initial, projeté, des calligrammes d'Apollinaire (Idéogrammes lyriques) et c'est un jeu avec les sonorités des mots « âcre » et « lyrique ». Et en effet, s'il y a ici lyrisme, c'est un lyrisme qui se sera frotté au prosaïsme le plus contemporain, aux objets revêches de notre modernité la plus triviale. Ce sont des poèmes acryliques parce qu'y dégouline aussi la peinture parfois criarde de notre monde de citadins connectés. Les poèmes tels qu'ils sont mis en page ne sont pas des calligrammes mais de simples colonnes justifiées comme d'étroits monolithes ou des stèles, ou des pages déroulantes s'affichant sur des écrans. Cela suffit néanmoins pour les tirer vers l'idéogrammatique en cela que les mots s'y carrent à l'étroit et s'y contrecarrent, comme si le poème contraint par sa forme verticale spatialisait en quelque sorte une relation à la chose qu'il évoque.

Ainsi d'un poème consacré à un chien qui aboie :

 

ne continue-t-il à aboyer ce chien que j'entends chaque nuit lancer infatigablement inlassablement dans la cam­pagne son aboiement comme un seau d'eau vers rien mordant des kilomètres de noir et toujours dans la même direction incicatrisable n'aboie-t-il ainsi disais-je ne s'épuise-t-il ainsi à lancer cette torche audible que pénétré par l'espoir ou par quelque chose qui s'en approche l'espérance ou en anglais expectance qu'à la place d'un aboiement sorte une fois rien qu'une fois de sa gueule un mot humain

 

Le poème fonctionne par le rapprochement progressif du sens des mots, par une contamination qui engendre peu à peu le sens du texte : l'image du chien qui jette son aboiement comme un « seau d'eau vers rien » et comme une « torche audible » dans la nuit, appelle le mot « espérance » qui lui-même suscite son équivalent anglais « expectance » (proche phonétiquement d'expectorer) : aboyer c'est très exactement mordre rien, c'est jeter un non-mot qui happe, qui espère le mot humain mais celui-ci étant impossible, il vient mordre (rien) par l'image.

Dans ces réflexions sur des impressions infra-langagières, c'est paradoxalement la lettre qui vient, littéralement et latéralement, « littoralement » dit-elle, rédimer le défaut de vérité des choses, le défaut de vérité d'un souvenir par exemple. Les lettres, parce qu'elles sont soumises à des déplacements dans la mémoire et à une interversion possible entre elles dans les mots, viennent rappeler la possible vérité cachée d'un être : « cécile ça s'écrit cécile pas céciel » […] « à moins que ce prénom ne renferme dans l'arrangement de ses lettres le désordre d'un oracle qui vous destine plus au ciel qu'à la terre. » L'erreur orthographique, le brouillage dyslexique sont au cœur de cette poétique. Les mots, par leur porosité les uns aux autres, par leur sensibilité au stigmate de la lettre, disent plus de vérité dans leur à peu près que par leur exactitude. La lettre, qu'on a jetée comme un vulgaire bâton auquel on n'avait pas prêté l'attention suffisante, revient comme tel, rapporté par le chien fidèle de la mémoire du mot. C'est son instabilité graphique qui dessine le mieux le mot, pourrait-on dire. Le mensonge du mot, qui provoque la rêverie, est à interroger comme l'oracle de Delphes. La variabilité des vocables est leur fertilité :

 

j'aurais ainsi tendance à met­tre un u à la deuxième syllabe d'émeraude et à dire émeu­raude je suppose à cause du u qui se trouve dans la qua­trième et qui migre irré­sistiblement par une sorte de dialyse dans la précédente quelque chose comme une ovulation de lettres mais peut-être aussi pour une tout autre raison et d'ailleurs quand je dis quatrième je me trompe c'est de la troisième qu'il s'agit je mets une syllabe à la place d'une autre je fais un pas de plus en direction de la vérité non nommée des choses

 

Le mot émeraude évolue et s'ovolise. Le vert de la lettre u, quasiment vulvaire, apporte dans sa duplication à l'intérieur du mot l'ébullition de la chose. La nouvelle syllabe ainsi rêvée, l'émeu (tiens voilà bien un oiseau émotif) fait parfaitement le liant entre la pierre et l'œuf et entre leurs couleurs internes, sinon intimes. Tout cela ne semble pas concerté, tout se passe comme si Cécile Mainardi laissait son poème à l'état brouillon et confusionnel, et lui conservait la chance de l'erreur, comme un témoin maladroit du fonctionnement réel de la pensée. Il est étonnant en effet de voir comme elle peut laisser sa pensée s'égarer à l'écoute de ses propres errements et fausses routes pour dénicher quelque trouvaille fortuite.

Il est beaucoup question des couleurs dans ce recueil. Et il est vrai que la couleur est un contenu bien étrange, bien difficile à distinguer de la substance qui la porte :

 

le jus d'orange serait le jus de la couleur orange on dirait je bois de la couleur orange je verse innocemment de la couleur orange dans un verre j'y coule de la couleur à l'état liquide de l'orange j'en colore tous les objets transparents puis je la bois que devient la couleur orange quand je l'ai bue où disparaît-elle dans le corps c'est un exemple de sens à l'état mollet

 

Ce « sens à l'état mollet », mi-cuit ou mal cuit, germinatif encore parce que non totalement figé, c'est bien là-dedans que Cécile Mainardi plonge les mots et qu'elle se régale de leur perméabilité. N'est-ce pas ainsi qu'on rêve, qu'on se laisse aller à des visions venues des profondeurs de l'inconscient ? « Imagine un œuf à la coque où il n'y aurait que du jaune un autre qui déborderait d'émeraudes aussi petites que des œufs de lump et qui mélangées à du blanc d'œuf feraient l'effet gluant du caviar imagines-en un autre encore où une chaîne en or aurait glissé du cou d'une femme […] » Vision purement fantasmatique (et atomistique, dans la droite ligne d'un Démocrite) qui déroule une chaîne entre la substance et les couleurs puis entre la couleur et l'onctuosité des pierres précieuses et le désir érotique. Le non-dicible de la substance des choses est ainsi relié au non-dit de l'acte manqué, le sens profond d'une chose à la sensualité involontaire dont elle est l'objet. C'est tout le mérite de la poésie de Cécile Mainardi que de ne pas chercher à circonscrire un objet par un texte entièrement voulu et maîtrisé, mais de le laisser advenir malgré lui parmi tous ces petits pièges de la langue, au sein de toutes ces chausse-trappes que le langage nous réserve, qu'elle déjoue en jouant avec :

 

le poème du tout est un poème qui n'existe qu'à la forme affirmative car si d'aventure il vous arrive poussé par dieu sait quelles incontrôlables circonstances de le mettre à la forme négative alors s'il ne s'agit plus d'un poème du tout ça n'est plus un poème du tout on ne le considère plus comme poème du tout on n'en veut plus comme poème du tout on ne l'aime plus du tout comme poème

 

Laurent Albarracin

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