RETOUR : Chroniques de littérature
Anne Coudreuse
: recension du livre de Stéphane Lojkine,
L'Œil révolté. Les Salons de
Diderot. Ce texte est paru d'abord sur le site nonfiction en 2007. Mis en ligne le 30 janvier 2019.
Une mine d'informations issue d'une somme universitaireCet
essai brillant et passionnant est issu d'un travail universitaire de longue
haleine ; il témoigne d'une très grande érudition et donne à lire dans une
langue précise et claire une démonstration très intéressante. L'auteur fait
d'abord le point sur l'organisation des expositions organisées au XVIIIe
siècle, tous les deux ans, au Salon carré du Louvre par l'Académie royale de
peinture et de sculpture, dont Diderot va commencer à rendre compte dans la Correspondance littéraire de Grimm à
partir de 1759. Il insiste sur le rôle déterminant du « tapissier »
choisi « pour placer et ranger les tableaux » dans le Salon carré :
« Cet emploi est important », explique Grimm, car « on peut y
favoriser les uns et desservir les autres. Tous les jours ne sont pas également
favorables. Tous les voisins ne sont pas également désirables. […] Ainsi le
tapissier, pour peu qu'il ait de goût et malice, peut faire de cruelles niches
à ses confrères. » La méthode de Diderot, la logique du supplément et le quatrième murDiderot
travaille, de mémoire, à partir du « livret » que vendait l'Académie
et auquel renvoie le numéro de chaque tableau, ce qui inscrit l'auteur dans
« une logique du supplément », liée au genre épistolaire, la poétique
de la lettre étant chez Diderot, « conditionnée par l'absence du
destinataire, la performance de la lettre venant suppléer l'absence que, dans
le même temps, elle représente ». Le commentaire de Diderot est lié à
toutes ses expérimentations de dramaturge. Stéphane Lojkine s'appuie sur les
travaux de Michael Fried et sur la notion d'« absorbement » dans La Place du spectateur, pour montrer
comment Diderot réinvestit dans ses Salons
ses recherches sur le théâtre. L'œil de Diderot hérite d'une conception
académique de la composition, comme disposition de figures : ce que l'on
voit est d'abord de la géométrie. L'instant prégnant et l'invention du dispositifIl
superpose à cette géométrie une nouvelle conception, centrée sur le choix par
le peintre du moment de l'histoire à représenter. Une fois la scène arrêtée au
moment visuellement idéal, la peinture devient affaire de dispositif. Les
réflexions de Lessing sur « l'instant prégnant » dans son Laocoon sont donc déterminantes, ainsi
que la théorie du « quatrième mur », mise en place par Diderot dans
ses réflexions sur le théâtre. Stéphane Lojkine explique très clairement ce
qu'il entend par dispositif : « Le dispositif de la peinture tel que
le conçoit Diderot est fondé sur cette tripartion fonctionnelle de
l'image : dans son sujet (son
histoire), le peintre sélectionne un moment
(une image fixe), à partir duquel le spectateur imaginera une scène (virtuelle). Cette tripartition
recoupe celle du dispositif du compte rendu […] : la composition du peintre (la réalité du tableau), procédait d'une idée (une invention, un projet), à
laquelle le critique opposait une idée
concurrente. » L'auteur résume souvent une pensée complexe par des
schémas très éclairants, et procède, pour avancer dans sa démonstration, par
des commentaires remarquables d'extraits des Salons. La critique d'art et le dialogue philosophiqueEn
s'appuyant sur la célèbre « Promenade Vernet », dans son dernier
chapitre sur « la relation esthétique », Stéphane Lojkine montre que
Diderot cherche à dépasser le modèle de la scène entré en crise et à penser le
dispositif de la représentation picturale comme le dispositif même de la
pensée : « Comme interlocuteur faute de mieux, l'abbé est nécessaire
à Diderot, dont la pensée ne peut se déployer sans le support d'une
altérité : mais c'est dans l'absence des vrais interlocuteurs, dans la
solitude d'une méditation solipsiste que s'élabore la pens ée dialogique. » La conclusion est éblouissante, qui
s'appuie sur l'analyse de tableaux de Chardin et Boucher. La seule ombre à un tableau magnifiqueOn
ne peut que se réjouir devant une telle somme, qui fait appel aux manuscrits
aussi bien qu'aux théories et aux sciences humaines les plus modernes. C'est
sans doute pour conserver à l'ouvrage un prix très raisonnable que les
reproductions, nombreuses et utiles, sont en noir et blanc. C'est la seule zone
d'ombre dans ce tableau éblouissant d'intelligence et de culture qui a la bonne
idée de renvoyer aux Salons de
Diderot, aussi bien dans la très commode édition de Laurent Versini dans la
collection « Bouquins » chez Laffont que dans l'édition savante
publiée chez Hermann. Après la lecture de cet « œil révolté », c'est
avec un œil informé et rendu intelligent que le l'amateur retournera à l'œuvre
de Diderot. Anne Coudreuse |
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