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Sophie Guermès : Variations sur « la face alternative » de « l'Idée  », compte rendu du livre collectif Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé.

Sophie Guermès, normalienne, agrégée de lettres classiques, est professeur de littérature française des XIXe et XXe siècles à l'université de Brest. Elle vient de publier Les Ombres portées (Triartis), va faire paraître La Fable documentaire. Zola historien (Honoré Champion) et prépare un volume collectif sur les publications d'Yves Bonnefoy entre 2010 et 2016.

Mis en ligne le 30 juillet 2016.

© : Sophie Guermès.

 PUR Antoine Bonnet et Pierre-Henry Frangne (dir.) : Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé, Presses Universitaires de Rennes, coll. Aesthetica, 2016.


Variations sur « la face alternative » de « l'Idée[1] »

Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé[2], porte en sous-titre « L'écriture, l'orchestre, la scène, la voix ». C'est attirer d'emblée l'attention sur l'ambition totalisante d'un volume étudiant les différents aspects des rapports qu'entretint le poète avec le plus impondérable et métaphysique des arts, et l'influence que la « texture de l'idée[3] » mallarméenne eut à son tour sur les musiciens modernes. La structure de ce volume dirigé par Antoine Bonnet et Pierre-Henry Frangne est elle-même musicale, et rigoureuse. Le livre se compose d'un avant-propos, d'une ouverture, de deux parties consacrées chacune à l'une des deux problématiques énoncées dans le titre, et comptant chacune sept[4] articles, puis d'un finale. Dans la première partie, aux réflexions philosophiques succèdent des textes consacrés à la poétique, avant les deux derniers articles, plus historiques ; dans la seconde, l'analyse des « sources de la modernité musicale » et de la modernité poétique (l'interaction entre la partition du Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy et le poème qui l'inspira) précède quatre articles sur la place des poèmes de Mallarmé dans la création de Pierre Boulez – à qui l'ouvrage est dédié[5]. Les deux derniers articles, avant le finale, tendent à suivre les traces du questionnement mallarméen dans la production musicale récente.

De l'ouvrage de Suzanne Bernard paru chez Nizet en 1959 aux multiples exégèses de « Sainte » en passant par plusieurs chapitres de La Religion de Mallarmé de Bertrand Marchal[6], tout, ou presque, semblait avoir été dit sur Mallarmé et la musique. Ce volume montre qu'il n'en est rien. On est d'emblée surpris par la variété des approches : les différents auteurs parviennent à ne pas se répéter. La façon dont Pierre-Henry Frangne définit la pensée mallarméenne, et en particulier sa pensée musicale, « sise dans l'écart que le texte ménage à chaque instant entre lui-même et lui-même[7]… » donne en quelque sorte le “la”, condition de possibilité de toutes les nuances développées au fil des contributions. L'auteur du texte d'ouverture s'attache à dévoiler ce qui fut toujours tu, en même temps qu'incessamment élaboré par Mallarmé au fil de son œuvre : « que la musique est un art du passage des interprétations », ce terme étant analysé dans ses trois acceptions : « traduction ou lecture », « exécution », « manifestation ou recollection du sens ». Mallarmé a été amené à repenser le paragone traditionnel depuis Horace, et a substitué l'ut musica poesis à l'ut pictura poesis ; il a vécu un combat, celui de la poésie et de la musique, au terme duquel il lui est apparu « définitivement que le spirituel dans l'art [était] essentiellement musical[8] ». André Stanguennec a précisément conçu son étude comme une « méditation ascensionnelle et musicale » en cinq étapes, trouvant son aboutissement dans « l'Idée du théâtre » ; Arnaud Buchs distingue pour sa part trois étapes dans le dialogue de Mallarmé avec la musique (après la fascination de jeunesse, puis la découverte de Wagner, le poète a médité, notamment dans « La Musique et les Lettres », sur le « double échec de la musique à se faire Poésie et de la poésie à se faire Langage[9] »), tandis que Pierre Campion évoque le « conflit de propriété[10] » consistant pour le poète assistant aux concerts à « reprendre [son] bien ». Les deux textes suivants entrent dans le détail de la poétique des textes, Pascal Durand abordant la double et essentielle question des rythmes et des rapports[11], Florian Albrecht analysant la notion d'« objet musical » ; les deux derniers articles de cette première partie font le portrait du poète en auditeur : Frédéric Pouillaude souligne l'écart entre la nullité de certains spectacles programmés à l'Eden et le génie de Wagner, dont le même théâtre programme Lohengrin, mais aussi le paradoxe suivant : Mallarmé, qui rendit compte d'une représentation de Viviane, ballet sur une musique de Pugno et Lipacher dansé par Elena Cornalba[12], manqua la représentation de Lohengrin, le 3 mai 1887 : « Mallarmé, auteur d'un article si commenté sur Wagner, aura trouvé le moyen de rater la seule occasion qui lui était donnée d'assister à un opéra du grand homme[13]. » Margot Favard et Fanny Gribenski suivent le parcours parisien d'un poète assistant régulièrement à des concerts (répertoire moderne et contemporain aux concerts Lamoureux et Colonne ; répertoire ancien à l'église Saint-Gervais), fasciné par l'observation d'un rituel qu'il souhaitait étendre aux poétiques « fêtes futures ».

La deuxième partie, qui s'ouvre sur la double question posée par Philippe Charru, de l'influence réelle de Debussy sur Mallarmé et de Mallarmé sur Debussy, se poursuit par une analyse de la résonance boulézienne proposée par Philippe Albèra qui s'appuie notamment sur la partition de Pli selon pli : Improvisation sur Mallarmé II (écrit en 1957) dont quatre pages sont reproduites. Il décèle dans la forme de la composition, « conçue comme un éventail dont les bords sont constitués d'un même accord », la preuve que « la forme se condense dans un moment qui a le caractère d'une épiphanie[14] ». Sarah Troche rappelle au début de son article le don du poème, ou plutôt du livre, fait par Pierre Boulez à John Cage lorsqu'il lui offrit, en 1953, la première édition des Œuvres complètes de Mallarmé publiée par G. Jean-Aubry et Henri Mondor en 1945. Pour autant, cette année 1953 fut aussi celle de la rupture de leur amitié, en raison de divergences profondes sur le rôle du hasard dans la création, analysé ici en relation avec le Coup de dés. Puis, Robert Piencikowski revient sur l'amitié qui lia pendant cinquante-cinq ans Pierre Boulez et Michel Butor, les deux créateurs, qui s'étaient auparavant seulement croisés, ayant réellement fait connaissance à l'occasion de la commande d'un article par Françoise Verny à Butor, « Mallarmé selon Boulez », paru dans L'Express du 22 juin 1961 (Butor s'était rendu à Baden-Baden assister aux répétitions de Pli selon pli, créé l'année précédente, avant la réécriture d'Improvisation I) ; il met l'accent sur l'originalité de l'approche de l'écrivain, en particulier dans le commentaire d'Improvisation III. À partir de la distinction établie par Mallarmé dans un article sur Manet, entre « perspective artificielle » et « perspective artistique », et du « décalement diagonal », évoquée par Boulez dans Leçons de musique (Points de repère, III), Damien Bonnec propose quant à lui d'envisager à nouveaux frais le dialogue entre le musicien et le poète. En revanche, l'article de Guy Lelong est critique à l'égard de Boulez, à la fois accusé d'être allé contre la pensée de Mallarmé en mettant en musique « Une dentelle s'abolit… » (Improvisation II de Pli selon pli), mais aussi d'être resté académique si l'on compare ses créations à celles de Berio, de Stockhausen, et, en changeant de medium, de Daniel Buren, sacré « grand héritier de la seconde révolution mallarméenne[15] »), puis, dans une génération plus récente influencée par la musique spectrale[16], Marc-André Dalbavie et Jean-Luc Hervé. En conclusion de la seconde partie du volume, Dimitri Kerdiles voit une parenté dans la façon dont Hölderlin, Mallarmé, Helmut Lachenmann et Boulez ont conçu le langage. Enfin, dans le finale, Antoine Bonnet discerne deux temps forts dans les rapports entre les musiciens et le poète : le premier, précédant de peu la Première Guerre mondiale, est celui où Debussy et Ravel mirent en musique Trois poèmes de Mallarmé. Dans cette émulation créatrice, Debussy eut le dessus, non qu'il faille se placer dans la perspective d'une joute esthétique pour comparer les partitions des deux musiciens, mais parce que Debussy, également auteur de L'Après-midi d'un faune, s'était mis au diapason de Mallarmé : « Contrairement à Ravel, qui n'aura fait le choix de Mallarmé que parce que l'occasion s'en présentait, Debussy aura reconnu dans sa poésie l'écho de ses propres desseins de compositeur[17]. » Le second temps fort, une cinquantaine d'années plus tard, est le travail accompli par Pierre Boulez, prolongé par celui de Boucourechliev ; le troisième est à venir : « L'ombre de Mallarmé aura coïncidé avec la saturation du modèle ancien de la représentation, celui de l'opéra en particulier, et pourrait accompagner la pratique tâtonnante de la performance en tant qu'elle travaille à la présentation d'un nouveau rapport entre les arts, voire plus généralement de ce qu'il y a[18]. » Et puisque ce finale s'achève sur l'évocation mallarméenne de la danseuse, on rappellera – seul oubli dans cette deuxième partie quasi exhaustive – que Maurice Béjart avait créé de brefs ballets sur les partitions composées par Pierre Boulez à partir des poèmes de Mallarmé. Ils furent peu de temps après rassemblés en un seul ballet, intitulé Pli selon pli, créé en 1975 à Bruxelles[19]

Sophie Guermès



[1] « Je pose, à mes risques esthétiquement, cette conclusion […] : que la Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l'obscur ; scintillante là, avec certitude, d'un phénomène, le seul, je l'appelai l'Idée » (Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres », in Œuvres complètes, II, éd. Bertrand Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 69).

[2] Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé, Presses universitaires de Rennes, 2016. Le livre rassemble les actes d'un colloque tenu à l'université Rennes 2 du 12 au 14 mars 2015.

[3] Nous reprenons ici le titre du court poème de Pierre Boulez en hommage à Yves Bonnefoy, à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire du poète (« Texture de l'idée », in Yves Bonnefoy. Poésie et dialogue, textes réunis par Michèle Finck et Patrick Werly, PUS, 2013, p. 33).

[4] Sur ce chiffre, et l'importance qu'il lui accorde dans le projet de Mallarmé, voir Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, Fayard, 2011.

[5] Pierre Boulez est mort le 5 janvier 2016.

[6] Suzanne Bernard, Mallarmé et la musique, Nizet, 1959. Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, III, I, « Wagner », IV, « Les concerts dominicaux », Corti, 1988, pp. 168-207, et 269-288.

[7] Pierre-Henry Frangne, « "Ouvrons à la légère Mozart, Beethoven ou Wagner…" Mallarmé et la musique comme art des interprétations », in Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé, op. cit., p. 18.

[8] Ibid., p. 20 et p. 28.

[9] Arnaud Buchs, « Une pensée du langage », ibid., p. 48.

[10] Pierre Campion, « "Uniment reprendre notre bien. une action en restitution de propriété" », ibid., p. 60.

[11] On se rapportera notamment à la célèbre définition de la poésie donnée par Mallarmé dans la lettre à Léo d'Orfer du 27 juin 1884 (« La Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence : elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. »), ainsi qu'au Mystère dans les Lettres ; et à la fin de ses réflexions sur Zola, dans sa réponse à Jules Huret : « Les choses existent, nous n'avons pas à les créer ; nous n'avons qu'à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres » (Jules Huret, « M. Stéphane Mallarmé », in Enquête sur l'évolution littéraire, Charpentier, 1891, p. 64).

[12] Sur Elena Cornalba vue par Mallarmé, voir l'interview de Wilfride Piollet, ancienne danseuse étoile de l'Opéra de Paris, en ligne.

[13] Frédéric Pouillaude, « De retour à l'Eden ou comment échapper à Wagner », in Mallarmé et la musique…, op. cit., p. 109.

[14] Philippe Albéra, « Boulez ou l'écriture de la résonance », ibid., p. 149.

[15] Guy Lelong, « La poursuite des opérations mallarméennes, aujourd'hui », ibid., p. 194.

[16] Mais Antoine Bonnet, dans une note de son propre article, qui clôt le volume, considère cette interprétation comme « un contresens » : « la musique spectrale décline une conception de l'harmonie, tandis que l'entreprise de Mallarmé se pense sous le signe du rythme. » (« Le rythme comme écriture de la scène. Pour un troisième temps de la saisie musicale de Mallarmé », ibid., pp. 223-224).

[17] Antoine Bonnet, ibid., p. 223.

[18] Ibid., p. 232.

[19] Le ballet Pli selon pli comprend Don, Mallarmé I, II, III, et Tombeau. Impressions sur Mallarmé III, et Tombeau, avaient été créés en 1973.


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