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Maxime Abolgassemi : Étude comparée de deux extraits pour l'épreuve orale de spécialité « Lettres Modernes » au concours de l'ENS de Lyon.
Mis en ligne le 16 janvier 2017.

© : Maxime Abolgassemi.

Maxime Abolgassemi est professeur de chaire supérieure au lycée Chateaubriand de Rennes.
Il propose ici un corrigé élaboré pour le programme 2017 « Polyphonie de la mémoire ».


Étude pour l'épreuve orale de spécialité de littérature comparée « Lettres modernes » au concours de l'ENS de Lyon 2017

- William Faulkner, Le Bruit et la fureur, p. 287 de « Je m'arrêtai, rendis la pompe à RussellÉ » à p. 288 « pouvoir épeler le mot a-c-h-e-t-e-r ».

- Claude Simon, La Route des Flandres, de p. 203 « Il a tout de même fait secondÉ » à p. 205 « comme si la règle avait été de vendre à un prix maximum un minimum de cuir, etÉ ».

 

Merci à Noémie Cadeau (Khâgne Lyon, Lycée Chateaubriand) pour cette version du travail fait en classe.

 

Le thème de la spéculation, intrinsèquement associé à celui de l'argent et de la dette, est central dans Le Bruit et la fureur tout comme dans La Route des Flandres. Ces deux extraits ont pour trait commun de mettre en avant cette thématique déterminante à travers la forme commune du dialogue agonistique. Elle permet de mettre en abyme la tension liée à l'audace du pari ; mais aussi la dissension qu'éprouvent Corinne comme Jason à l'égard de leur propre accomplissement, sous-tendue par le rôle ambivalent des interlocuteurs respectifs à leur égard.

Dès lors, comment Faulkner et Simon déclinent-ils ici la notion d'échange, dans toute sa polysémie et sa symbolique, afin d'en faire émerger la paradoxale valeur sociale et psychologique ?

Dans un premier temps nous nous pencherons sur l'omniprésence de l'échange, puis nous étudierons la fureur au sein de l'interaction qui métamorphose le médiateur en obstacle. Un troisième volet sera consacré à l'échec apparemment expérimenté par les personnages, qui signe, paradoxalement, leur véritable accomplissement.

1. L'omniprésence de l'échange dans toute sa polysémie et son ambivalence

a) L'échange verbal :

La forme du dialogue exacerbe le conflit dans une altercation retranscrite au discours direct.

On le constate par la vivacité de la ponctuation dans La Route des Flandres, comme à la ligne 7 Corinne « Second ! Très bien. Bravo. Second ! » aux marques d'ironie et de cynisme exacerbés. Tout comme dans Le Bruit et la fureur lorsque Jason d'adresse au télégraphiste « J'ai une nouvelle pour vous, dis-je, vous serez étonné d'apprendre que je m'intéresse a cours du coton. Vous ne vous en seriez jamais douté, hein ? - J'ai fait mon possible pour vous le remettre, dit-il » à la ligne 10.

Par l'importance aussi des verbes introducteurs : double emploi du « dis-je », « dit-il » dans la citation précédente. Dans La Route des Flandres « criant maintenant » (ligne 12) et adjonction de la parenthèse qui souligne dimension agonistique de l'interlocution « (quoiqu'elle n'élevât pas la voix, mais, dit-il, c'était bien pire que si elle avait hurlé à tue-tête) ».

Ainsi il y a une portée méta-textuelle de la forme dialogale dans La Route des Flandres quand Corinne déclare (ligne 35) : « Non je vous dis que non vous entendez non je ne veux pas je ne veux pas les voir je veux seulement que vous me le disiez rien que pour l'entendre dire jeÉ puis disant », soit l'omniprésence du verbe « dire », forme de parole performative qui exacerbe le poids de la parole dans cette économie verbale où prendre la parole permet de prendre l'ascendant. Visible aussi dans Le Bruit et la fureur alors que la parole du télégraphiste est passée sous silence, dans la tournure elliptique « Combien coûte un télégramme comme ça ? dis-je. Il me le dit. ».

Le dialogue est donc doublement annihilé, non seulement car le monologue intérieur perdure, mais aussi car la réponse ne provient pas d'un interlocuteur véritable, mais d'une instance lointaine et puissante.

b) Réponse provenant d'une puissance lointaine 

Dans Le Bruit et la fureur, le télégraphiste n'est finalement pas la véritable incarnation du cours de la bourse, ni des ordres de vente. En effet, le télégramme vient en réalité d'une zone de pouvoir fantasmatique, d'où la haine pour ceux qui se trouvent au bon endroit, au bon moment, perceptible à la ligne 49 « Oui, dis-je. Et, à Memphis, on les écrit sur un tableau noir toutes les dix secondes, dis-je. Cet après-midi, je m'en suis trouvé à moins de soixante-sept miles. ».

Dans La Route des Flandres, Iglésia semble se dissocier de l'acte de son pari, les tickets représentent aussi une instance lointaine, puissante et autonome, presque magique, explicité par la comparaison à la ligne 44 « comme si ça avait été du feu » . La même forme d'indétermination flotte autour de l'objet de leur dispute, observable aux lignes 21 et 22 « les voir », « me les montrer » avec l'anaphorique qui n'est explicité qu'à la ligne 41 « la poignée de tickets ».

Ainsi dans les deux extraits, le sort des personnages dépend d'une instance absente, qui a un résultat concret, immédiat sur leur sort.

c) L'échange monétaire : l'omniprésence de la valeur 

La valeur est en permanence chiffrée, comme en témoigne l'abondance des nombres, notamment à la ligne 3 dans Le Bruit et la fureur « Fermeture à 12.21. Quarante points de chute. Quarante fois cinq dollars », ou à la ligne 28 « voler dix dollars par mois », ou dans La Route des Flandres à la ligne 8 « Quand il aurait dû gagner de dix longueurs ».

Le rapport au temps est lui même en permanence décompté, comme à la ligne 18 dans Le Bruit et la fureur « À quelle heure est-il arrivé ? Dis-je. - Environ trois heures et demi, dit-il. - Et il est maintenant cinq heure dix, dis-je », car dans cette course effrénée de l'échange, le temps c'est de l'argent.

On trouve aussi une insistance sur la transaction dans l'échange, au travers de l'isotopie du marché, comme à la ligne 46 dans Le Bruit et la fureur « Achetez. Marché sur le point d'exploser », « a-c-h-e-t-e-r » (ligne 58), « Vendez [É] marché instable avec tendance générale à la baisse » (ligne 28). Ce qui cause une redondance du thème de la chute, de la dévaluation « Quarante points de chute » (ligne 3), métaphore de la peur de Jason de perdre sa stature sociale dans le travail.

De même dans La Route des Flandres, l'isotopie du pari au travers d'expressions telles que « jouée ou placée gagnante » (ligne 15), « vous pouviez garder l'argent » (ligne 24), et la peur du déclassement et de la déchéance aristocratique se retrouvent dans le mépris pour la seconde position à la ligne 7 « Second ! Très bien. Bravo. Second ! ».

Mais paradoxalement, au milieu de cette abondance de valeurs chiffrées, les éléments dont la valeur suscite la plus grande tension ne sont pas dénombrés, ni estimés, qu'il s'agisse du prix du télégramme dans Le Bruit et la fureur, ou de la somme pariée par Iglésia dans La Route des Flandres. Cette omniprésence de l'échange sous toutes ses formes souligne la valeur marchande qui traduit en vérité une valeur sociale et psychologique.

2. Dans une course effrénée de l'échange, le médiateur-interlocuteur se révèle paradoxalement être un obstacle

a) Véritable enjeu de l'échange non financier mais dans le rapport à la dette familiale et sexuelle

La réponse provenant d'une instance lointaine figure une allégorie du lien familial: un événement lointain et passé qui a des conséquences à présent.

C'est visible dans Le Bruit et la fureur, à travers le fait que Jason n'a pas pu être trouvé par le télégraphiste car il n'a pas de place, ni dans sa famille, ni dans son travail, d'où la déperdition de l'information, liée à la malédiction familiale. Le propos est explicité à deux reprises par le télégraphiste, à la ligne 13 « J'ai fait mon possible pour vous le remettre, dit-il. J'ai essayé deux fois au magasin, et j'ai téléphoné à votre domicile, mais on ne savait pas où vous étiez », de même à la ligne 21 « J'ai essayé de vous le remettre, dit-il, je n'ai pas pu vous trouver ».

On retrouve le même processus dans La Route des Flandres, la valeur marchande des chaussures présente métaphoriquement la valeur sociale. Une hiérarchie sociale stricte se définit entre « les vieilles bottes craquelées et aussi minces, semblait-il, à force d'avoir été cirées, que du papier à cigarettes » et « les tendres pieds d'abricot aux ongles sanglants et ces incroyables chaussures » (lignes 51 à 55).

Dans cette mesure, la sexualité apparaît comme une forme de vengeance sociale, le fantasme de la bourgeoise qui préfère avoir des relations sexuelles avec un homme dont la classe sociale est inférieure à la sienne, et abolir dans l'illusion de l'union les frontières sociales. Ainsi cette scène est humiliante pour Iglésia car Corinne réinstaure entre eux une hiérarchie sociale par le biais de l'argent, comme à la ligne 23 lorsqu'elle lui dit « que si vous préfériez vous pourriez vous pouviez garder l'argent pour vousÉ Comme pourboire, commeÉ ».

Ainsi en déchirant les billets Iglésia imite un geste aristocratique, il refuse la hiérarchie sociale, au travers du fantasme sexuel symbolisé par le fait que les morceaux de billets tombent entre eux, entre leurs pieds, métaphores à la fois sociales et sexuelles.

b) Dans la quête de l'accomplissement, le médiateur apparaît finalement comme un obstacle

L'interlocuteur, dans nos deux dialogues, entrave plus ou moins délibérément la réalisation de soi à laquelle concourt le personnage, qui est pourtant l'enjeu capital de ces extraits. Celui-ci est mandaté, mais il accomplit mal la mission de médiation qui lui était impartie, et vient mettre en doute la responsabilité de Corinne et Jason dans cette erreur, ce que l'un comme l'autre ne supportent pas.

Dans Le Bruit et la fureur, le télégraphiste est un médiateur malfaisant, jamais nommé, seulement un « il » distancié et sinistre. Il a explicité le mal-être de Jason en ne le trouvant pas et met en doute constamment sa stabilité psychologique, sociale, financière, comme à la ligne 53 « Vous voulez envoyer ça ! dit-il. - Je n'ai pas changé d'avis, dis-je ». Ainsi Jason insiste sur l'incompétence de ce médiateur, dont le rôle principal est pourtant de transmettre l'information en temps voulu, visible à la ligne 44 « Ce n'est pas moi qui l'ai inventé ; j'en ai simplement acheté un peu avec l'illusion que le télégraphe me tiendrait au courant des événements ».

De même dans La Route des Flandres, Corinne reproche à Iglésia de ne pas monter la jument, alors qu'il aurait dû être le médiateur de la course. Iglésia a donc subverti les codes habituels de la médiation en laissant de De Reixach monter la jument à sa place. Obstacle constitué par le médiateur explicité au travers des déplacements dans l'espace opérés par les personnages, notamment à la ligne 9 « puis s'arrêtant brusquement, se retournant vers lui d'un mouvement si soudain, si imprévisible, qu'il faillit se cogner à elle ». Iglésia fait physiquement barrage aux projets et attentes de Corinne.

c) Cette contrariété conduit les personnages à la fureur

Dans La Route des Flandres, Corinne incarne l'hystérie capricieuse, dans son échec face à Iglésia le médiateur défaillant, visible à la ligne 25 « et à ce moment, dit-il, il sÕaperçut avec une espèce de stupeur qu'elle pleurait, « Peut-être tout simplement de rage, raconta-t-il plus tard, peut-être simplement de rogne, peut-être d'autre chose. Est-ce qu'on peut jamais savoir avec les gonzesses ? Mais en tout cas elle pleurait, elle ne pouvait même pas s'en empêcher. Au milieu de tous ces gensÉ ». L'incertitude sur la raison de cette émotion excessive renforce la fureur qui s'empare de la jeune femme, et celle-ci prend la forme d'une fureur sexuelle, et érotisante.

Mais cette fureur prend aussi forme sadique, par une vengeance vis-à-vis de De Reixach parti monter la jument. Dans Le Bruit et la fureur, la fureur s'emparant de Jason est figurée par la réécriture parodique du télégramme, marquant l'échec dans la communication et mise en abyme de l'écriture : le personnage se fait lui-même écrivain. Cela semble témoigner de la vanité de l'écriture alors qu'elle prétend à une communication entière et complète avec le lecteurÉ

Dans les échanges pluriels et complexes que nous présentent ces extraits, les accomplissements respectifs de Corinne et Jason sont mis en échec par l'interlocuteur-médiateur qui leur fait barrage. Pourtant, loin de signer leur échec définitif, cette situation leur permet dÕaccéder à leur véritable accomplissement, dans un renversement total des valeurs de l'échange, faisant de la destruction une jouissance.

3. Échec apparent qui laisse transparaître une réussite paradoxale des personnages

a) L'échec permet aux personnages d'affirmer leur profond trait identitaire

La colère de Jason lui permet de se libérer de la contrainte marchande pour accéder à la jouissance de la fureur, de la perte de l'argent et donc de passer du complexe d'infériorité à la pulsion sadique, suggéré au travers de l'euphémisme « J'entrai au drugstore et pris un coca-cola », alors qu'il a payé celui-ci. Il s'affranchit du joug de la spéculation dans la perte et l'inversion totale des valeurs. De même Corinne est toujours érotisée dans sa fureur (cf. la digression sur ses pieds fétichisés).

C'est une plongée au cœur du trait identitaire fondamental des personnages, visible dans l'organisation discursive particulière de ces extraits : focalisation interne de Jason, dialogue retranscrit à travers ce prisme, afin de rendre tangible la tension qui gagne progressivement le personnage, de même dans La Route des Flandres, structure du dialogue. Ce dernier est reconstruit fictivement par George a posteriori, à partir du discours rapporté d'Iglésia, c'est donc un dialogue marqué par l'ambiguïté du narrateur, qui a été l'amant de Corinne et insiste sur sa rage et sa sensualité.

b) Renversement porté par l'inversion ironique

Ce dont témoigne le télégramme parodique de Jason à la ligne 36 dans Le Bruit et la fureur « J'écrivis : Achetez. Marché sur le point d'exploser. Sautes passagères pour empiler dans les provinces quelques gogos de plus qui ne connaissent pas le télégraphe. Ne vous laissez pas alarmer. » Par ce renversement anti-phrastique, Jason tourne en dérision cette sphère de pouvoir qui l'a conduit à la ruine, ce qui symbolise ce renversement des valeurs, et la réussite paradoxale du personnage qui triomphe dans sa fureur.

De même, le geste d'Iglésia des lignes 41 à 51 : « Regardant stupidement la poignée de tickets qu'il sortait sans hâte de sa poche, lui tendait, elle se gardant bien de les prendre, comme si ça avait été du feu ou quelque chose comme ça, Iglésia se tenant un moment ainsi, le bras tendu, puis, toujours sans hâte, sans cesser de la regarder, ramenant son bras, ses deux mains se rejoignant, les doigts déchirant paisiblement la liasse de tickets et non pas les jetant rageusement par terre, mais les laissant simplement tomber entre eux. » Il signe l'inversion des valeurs sociales, refuse le gain et annule ainsi tout le système du pari et le bénéfice escompté. Ainsi, Iglésia et Corinne accèdent à une forme de réussite paradoxale, permise par la jouissance de la destruction.

c) Réussite exacerbée par la jouissance de la destruction

Jouissance de la destruction commune à Jason, à Corinne et à Iglésia. Ce processus s'apparente à la pratique du potlatch, la destruction de richesses pour témoigner de l'opulence, d'une supériorité symbolique.

C'est associé dans La Route des Flandres à l'imaginaire érotique par la digression sur le pied et sur la chaussure, qui présente une forme de sublimation : moins il y a de matière pour les créer, plus elles sont chères. Ainsi, dans la destruction se met en place une sur-érotisation de l'argent dilapidé.

De même dans Le Bruit et la fureur, Jason détruit le paradigme auquel il était aliéné, énoncé à la ligne 7 « je regrette, faudra t'adresser ailleurs, je n'ai pas d'argent, j'ai été trop occupé pour pouvoir en gagner. ». À la suite de la perte, il signe sa réussite paradoxale en se laissant aller à la fureur qui le consume, n'étant plus asservi à ses obligations matérielles et spéculatives. Il s'affranchit aussi symboliquement de cette manière du poids de la dette familiale.

 

 

En déclinant la notion d'échange dans les formes les plus éclectiques qui soient, ces deux extraits permettent donc de mettre en avant le processus commun de recherche d'accomplissement et d'identité qui anime les personnages. Néanmoins, dans cette quête, leur interlocuteur fait figure d'obstacle, et l'échange se double d'un forte valeur sociale, psychologique, voire sexuelle. De cette manière, l'échange outrepasse largement ses prérogatives économiques pour venir matérialiser la rage qui gagne les personnages. Paradoxalement, c'est en se laissant aller à leur fureur que les personnages de Simon et Faulkner s'affranchissent de leurs assignations sociales pour persévérer dans leur être profond, et opérer dans leur quête identitaire un renversement total des valeurs coutumières, qui les conduit à une forme de réussite, grâce non plus au profit et à l'échange, mais à la jouissance de la destruction.

Maxime Abolgassemi

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