Laurent Albarracin : Recension de Ko Un, Fleurs de l'instant. © :
Laurent Albarracin. Mis en ligne le 5 novembre 2015.
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Ko Un
Fleurs de l'instant
Circé,
2015
traduit du
coréen par Ye Young Chung et Laurent Zimmermann
Ko
Un, né en 1933, est un poète coréen parmi les plus prolixes et les plus
célèbres et célébrés de son pays, et largement reconnu dans le monde entier. Un
temps moine bouddhiste, c'est maintenant au sein de son œuvre qu'il continue sa
quête de l'illumination. Si les poèmes de Fleurs
de l'instant font immanquablement penser au haïku, c'est moins pour des
raisons formelles (les poèmes quoique brefs ne respectant pas toujours la forme
fixe des trois vers successifs qui en Occident sont la marque presque
suffisante du haïku) que pour l'esprit qui les habite. Celui-ci, mélange de
grâce, d'éveil, d'attention flottante au monde, de trivialité et d'humour, est
dans la pure tradition du haïku ainsi que du bouddhisme sous l'influence du
taoïsme (bouddhisme dit chán
en Chine, zen au Japon et sŏn en Corée). Autant dire
que ce n'est pas tant le respect de la doctrine qui compte pour parvenir à
l'éveil, que l'abandon de la doctrine justement, et que Ñ comme les kōan en
donnent la leçon Ñ l'éveil est moins au bout de la poursuite acharnée de l'éveil
que dans le renoncement à l'atteindre. C'est pourquoi, dans ce type de
méditation, l'ordinaire, le trivial, le prosaïque dessinent la
« voie » la plus sûre vers l'illumination :
Sous le ciel où se déploient des nuages blancs
ici et là, des imbéciles
L'humour fonctionne à l'intérieur de la tradition du
poème court (japonais ou coréen) comme une marge, disons centrale, primordiale,
une soupape nécessaire, un jeu où la désinvolture apparente à l'égard de la
tradition est encore la meilleure façon de perpétuer celle-ci. De l'insolence,
de l'irrévérence, il en faut paradoxalement Ñ et Ko Un n'en manque pas Ñ pour
rendre hommage, par exemple, au plus fameux des haïkus, celui de Bashô (Vieil étang/une grenouille y plonge/le bruit
de l'eau) :
Dans la rizière toute la nuit
travaille une équipe de
mille grenouilles
où l'on entend l'écho multiplié,
taylorisé presque, d'un haïku qui aurait tant bien que mal survécu à l'avènement
de l'ère industrielle.
La
concision du poète, sans sécheresse aucune, est remarquable. Suggérer autant
avec si peu de mots et une telle simplicité tient de la gageure.
Il neige dans la cour
dans la chambre
nul ne le sait
Ce poème peut paraître simple, trop simple, il est
pourtant parfaitement construit sur un parallélisme qui évoquera des amants
ignorant tout du monde extérieur parce que protégés de (et par) ce qui arrive
dans ce monde, l'événement auquel ils échappent n'étant pas sans effet sur eux
bien qu'ils ne le sachent pas. La neige suggère par contraste et par son
épaisseur duveteuse autant la chaleur que le froid, autant l'harmonie que
l'hostilité. La neige est assourdissante, dit le poème : elle rend sourds
les êtres à elle-même et au monde parce qu'ils sont tenus, alors qu'il neige, de
se calfeutrer, et dès lors elle crie en quelque sorte en silence leur présence
au monde et à eux-mêmes. Ainsi l'ignorance est aussi une participation, et la
neige est le diapason des amants.
Plus
qu'une participation, l'ignorance semble être la promesse d'une fusion dans le
grand tout, et l'innocence une conscience supérieure ou, en tout cas, autre :
Au pied de la colline le bruit d'un joli ruisseau où les enfants
jouent
et qui ne sait pas
que bientôt c'est la mer
Ko Un, sans mysticisme, sans même avoir besoin de philosophie,
est un poète de l'évidence paradoxale du monde. Le monde est présent parce
qu'il est impermanent ; le monde se pénètre le mieux là où il se dilue.
Laurent Albarracin
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