La prise-à-partie
des choses d'Éric
Chevillard
Éric Chevillard
Péloponnèse
Fata Morgana, 2013
Il y a du Ponge chez Chevillard,
mais un Ponge à rebours, qui avance à rebrousse-poil dans la contemplation du
monde, qui ainsi ne prétend pas trouver le propre
de la chose mais plutôt la salir dans sa réputation et la dénoncer, une fois
qu'aura été adopté le point de vue de la langue – et la souplesse de
celle-ci contre la rigidité de ce qui est. Chevillard invente donc moins une
rhétorique à chaque objet qu'il ne passe systématiquement tout objet sous les
fourches caudines de sa rhétorique et de son style. Il a quelquefois prétendu
vouloir par sa littérature rien de moins que réformer radicalement le système
en vigueur, contre-attaquer sur le champ de l'entendement, détruire la trop
grande conformité du réel à lui-même. Péloponnèse
à cet égard n'échappe pas à la règle et à l'ambition qui est de tordre le cou à
toutes nos appréhensions du monde, même celles, surtout celles qui vont de soi
et qui à cette fin illusoire y mettent du leur et du leurre. L'entreprise n'est
bien sûr pas avare de mauvaise foi, et tout l'humour et le plaisir qu'on
éprouve à lire Chevillard viennent de ce qu'on a devant soi et en soi en le
lisant le spectacle de la mauvaise foi assumée et distanciée, reconnaissable
comme notre seule arme brandie à jamais vainement et toujours efficacement
contre les moulins à vent du réel. Ainsi tout y passe et y trépasse : les
pierres, le ciel, la porte, l'oiseau, les pantalons, la poêle à frire, le
cheveu, le balai, la visite au musée, etc. Là où Ponge prétendait rétablir
l'honneur perdu du petit peuple des choses dans la littérature, Chevillard fait
le contraire et déboulonne la statue compassée que toute chose érige quand elle
se réifie en elle-même, quand elle se dresse dans les certitudes de son bon
droit.
Là où Ponge prenait le parti des
choses compte tenu des mots (il est vrai qu'il y mettait un signe d'égalité et
non de concession), Chevillard a l'air, lui, de choisir le camp de la
littérature contre celui des choses, en tenant compte malgré tout de ce qu'il
observe parmi elles et qui viendra apporter de l'eau à son moulin furieux, moulin
qui semble précisément un instrument à battre comme
plâtre les choses et les réduire en l'or fin de sa prose. S'il semble se défier
des choses puis les défier au moyen et au nom de la plus grande liberté
qu'offre le langage, il sait pour cela s'appuyer sur le défaut logique des objets, sur l'espèce de
faille métaphorique (et métamorphique, comme un filon de métal précieux en son
creux qu'il s'agit d'exploiter pour prendre l'objet en défaut et à
contre-pied). Car bien sûr la langue infuse les éléments du monde et c'est sur
cette ambigu•té ontologique des choses que l'écrivain se fonde pour fondre sur
elles et les passer au fil de l'épée. Dès lors que les choses sont avant tout
pleines de mots, et comme viciées de cela, rien n'est plus facile pour un
styliste hors-pair comme Chevillard que de les démolir, d'en renverser le sens
et la valeur, en les faisant pencher toujours du côté de la déconsidération
puisque ce qu'elles sont ne sera jamais que l'occasion d'un morceau de
littérature. Ainsi l'escalier est un « monte-en-l'air », l'oiseau une
flèche égarée sans raisons, le miroir malveillant parce que rédhibitoirement
sans mémoire ou plutôt affecté d'une mémoire sélective à notre désavantage :
ignorant de nos œuvres et gloires passées et n'accentuant que nos rides. Un
seul être ici trouve grâce aux yeux de l'auteur, à la toute fin du recueil :
le poisson rouge, paradoxalement, alors qu'il eût été si tentant de le couvrir
lui aussi de sarcasmes.
Chez Chevillard, les choses ne
sont pas fixes, mais le pire est toujours sûr, l'assuré en ce monde est
précisément ce contre quoi il faut lutter. Les choses, il faut les dégonder pour
leur donner du jeu et du champ, il faut les dévergonder pour les enlever à leur
trop sage évidence. Il s'agit de les mettre à mal et en boîte, de les soumettre
au gag comme au Moyen Âge on soumettait à la question, de les décontenancer en
les vidant de leur contenu et de leur atavisme de choses, il s'agit de les
ficeler dans une langue sagace qui les désamorce et à la fois les dénoue. Prendre
à partie les choses plutôt que prendre leur parti, au fond cela revient
peut-être au même. Leur faire le reproche de n'avoir pas la ductilité que
l'imagination est en droit d'exiger d'elles, contre tout réalisme étroit, et à
ce titre les confondre et leur faire subir toutes les torsions que
l'imagination permet, c'est rendre hommage aussi bien au monde qu'aux pouvoirs
de la poésie.
Laurent Albarracin