Laurent Albarracin : Crans de Christian Hubin. © :
Laurent Albarracin. Mis en ligne le 26 mai 2014.
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Christian Hubin
Crans
Éditions L'Étoile des limites,
2014
Ce
qui frappe lorsqu'on s'aventure sur les terres des poèmes de Christian Hubin, c'est d'abord leur extrême aridité. Les poèmes de ce
recueil sont très brefs (souvent deux ou trois vers) et leurs vers encore plus
brefs : souvent un mot ou un demi-mot et parfois réduits à une lettre ou
deux : « à », « de ». Crans est ainsi composé de deux séquences de poèmes courts intitulées
I et II et d'une séquence intermédiaire de « Notes » également
caractérisées par une grande concision et une grande densité. Il semble que le
poète travaille par dessiccation : il expose son poème à la brûlure d'un
soleil métaphysique, et la langue est réduite à ses plus fines particules, à
ses plus invisibles attaches. Le premier poème est celui-ci :
Un seul
des
ions
resté.
Qu'attendre d'une telle poésie atomique ou
subatomique ? Une physique de la langue où les mots livreraient, comme
dans un accélérateur de particules, les éléments les plus fins et les plus
indécelables la constituant ? Se pourrait-il qu'il faille entendre dans le
poème ci-dessus que les « ions » dont il est question sont des particules
chargées électriquement (les mots vus sous l'œil de la physique nucléaire du
poème) mais aussi la marque de l'imparfait à la quatrième personne, la
terminaison du verbe en –ions ? Et ces ions dont un seul reste, ce serait
alors une plainte élégiaque réduite à sa plus brève expression, la plus petite
particule d'une nostalgie ? Mais d'abord, faut-il interpréter les poèmes
de Christian Hubin ? Faut-il traduire leur
laconisme radical en langage courant, en prose ? Tout nous inciterait
plutôt à nous en abstenir, et d'abord les propres mises en garde de l'auteur.
Il est évident que chez Hubin l'obscurité des poèmes
n'est pas un revêtement, un codage dont il faudrait et dont on pourrait
extraire le sens du poème sans dommages, sans justement le rater, parce qu'on
l'expliquerait alors qu'il faut plutôt le saisir dans son implication, dans son
resserrement. Si le poème est bardé de son obscurité, c'est que celle-ci
est un hérissement qui lui est intrinsèque, constitutif. Et pourtant. Que
faisons-nous lorsque nous lisons de tels poèmes sinon tenter malgré tout de les
comprendre ? Quand bien même ils opposeraient une fin de non-recevoir à
notre quête et ce refus serait-il leur sens ultime. Malgré tout, on veut
déplier les images de ces poèmes, tirer des fils, entendre
les connotations. De même que le poète semble chercher
le
volatil
dans
la marche,
de même le lecteur est placé devant
ces poèmes comme devant une essence infiniment fugace, et si le sens échappe,
cette échappée constitue bien le parfum qui s'en dégage et qui est l'allure des
choses (et des poèmes) lorsqu'on fait l'effort d'aller vers elles (vers eux).
« Crans » dit le titre, c'est-à-dire les degrés d'une crispation, la
montée en puissance de quelque chose de durement et d'absolument rétif, et en
même temps les marches, les paliers qui nous permettent d'accéder à cette
essentielle dureté du poème.
La
partie « Notes » qui accompagne les poèmes n'est en vérité en rien
explicative et les fragments qu'elle contient ne sont pas moins elliptiques,
pas moins abscons. Ils sont tout comme les poèmes à la fois du côté de
l'idéation, de l'intellection pure, et très physiques, noueux, contractés comme
muscles : « L'ambigu. Les
langues scissipares de ce qu'elles longent. » Souvent cela prend la
forme d'une réflexion sur le langage (qui donc engendre – par
« scissiparité » – ce qu'il tente de saisir et ne fait que
frôler) qui paraît indigne de son objet. L'objet du langage serait le subtil et
l'interstitiel qu'il y a au cœur du langage et le langage serait alors
forcément et paradoxalement déplacé, vulgaire, inapproprié à cet objet qui
est pourtant lui-même :
« Respiration qui erre entre les mots, qui disjoint. Que
peut-elle espérer du code, des paradigmes – son sex-shop ? »
La solution interne au problème du langage, la poésie,
serait peut-être de tenir la contradiction, dans une perpétuelle indécision, un
sempiternel balancement, à travers des images qui mobilisent sans cesse l'autre
dans le même, et le raté, le loupé, dans la tentative :
« La verrue indéracinable de se
parler ; d'être son hypostase abortive. »
Il y a l'idée qu'une origine radicalement autre de la
langue a précédé l'état d'insatisfaction qui ne pouvait qu'en sortir et y
renvoyer par l'impossible :
« Quelle langue nous parlait, avant qu'elle soit ? »
Dès lors que la langue est entachée d'un tel défaut, la
tâche du poète revient à épouser l'écart qui définit la langue, son inaptitude
foncière à donner le réel. Non pas pour réduire ou combler cet écart, ce qui
est strictement impossible aux yeux d'un Christian Hubin,
mais bien pour l'incarner. Et c'est pourquoi sans doute les images du poète
sont si difficiles à « traduire » : parce quelles sont
précisément des figures de l'intraduisible, de l'impossible passage, de
l'intransigeance des choses. Qu'elles disent, dans leur obscurité même, le plus
inconciliable de l'être. C'est pourquoi alors il faut se tenir
aphtes
contre
aphtes.
Ou encore avancer
par
arrêts.
Paradoxes parmi tant d'autres d'une poésie qui s'efforce
de se tenir à la racine du langage et du réel, ces deux-là pourtant absolument
antinomiques comme si leur antinomie tenait justement à cette racine double et
commune, inextricable, qui les tient autant écartés qu'entremêlés, et que la
poésie du coup cherchait à se faire la langue bifide, quasi démoniaque, de
l'être.
Laurent Albarracin
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