RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Le mot de pauvreté de Paul Laborde.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 6 novembre 2023.

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Paul Laborde
Le mot de pauvreté
Préface de Jean-Luc Nancy
Éditions Arfuyen, 2023, 107 p., 14 €

Le titre est pour le moins intrigant s'agissant d'un livre de poésie. Puisqu'il s'agit bien de poèmes, si l'on en croit du moins la disposition du texte sur la page et les retours à la ligne. En tout cas, la formulation du titre introduit d'emblée une distance avec le thème qu'il annonce, comme si elle reculait son sujet dans les profondeurs du langage, dans un double-fond métalinguistique où il faudra aller dénicher sa vérité pratique. On comprend alors qu'il s'agira non d'une suite de poèmes mais d'un seul poème, pensant, réflexif, fragmentaire mais unitaire, proche d'une méditation philosophique.

Avec ce titre, tout se passe comme si l'auteur avait voulu marquer sa méfiance vis-à-vis d'une notion éminemment délicate à manipuler. Car il n'est pas dupe : il y a un danger à vouloir s'approcher de ce thème de la pauvreté et à prétendre le traiter. Quel danger ? Celui de le renverser en son contraire. Comment en effet parler de la pauvreté sans la positiver, sans renverser son signe ? Comment l'évoquer sans en faire une vertu, sans la remplir d'une richesse (fût-elle seulement morale) ? Comment ne pas en faire à bon compte et à peu de frais un bien qui enrichira celui qui la possède. Et d'ailleurs, comment pourrions-nous posséder la pauvreté ?

Ce risque, Paul Laborde en est tellement conscient qu'il choisit d'entrée de jeu une approche apophatique et la voie négative pour l'aborder, cette pauvreté, sans la saborder. Et de signaler aussitôt qu'on ne pourra s'en faire un gain, au risque sinon de la perdre :

 

un mot de pauvreté ne construit rien

par-dessus le vide

qui fait peur

 

sinon ce serait abandonner

la pauvreté

 

Pour ne pas démériter d'elle il faut commencer par dire qu'elle ne dit rien qu'on puisse poser comme stable et acquis. Pour envisager de gagner son territoire, il faut savoir qu'elle n'est jamais assimilable à une victoire, qu'elle n'est pas un bien qu'on puisse s'approprier, et qu'elle ne se gagne qu'au prix d'une défaite, qu'on y a même accès qu'à reconnaître un empêchement Ce caractère extrêmement volatile de la pauvreté – qu'il s'agit de fixer sans la figer – embarque celui qui la quête dans des régions dangereuses et dans un réseau de paradoxes, d'impossibilités et d'impasses, d'apories, même, peut-être, qui s'avère vertigineux et qui en constitue pourtant la seule rampe d'accès.

La méthode apophatique consistera donc à dire ce à quoi la pauvreté s'oppose. Ce qu'elle n'est pas, et surtout ce qu'elle interdit de prendre pour elle, c'est-à-dire ce qui la transforme en une richesse. Et c'est pourquoi l'auteur l'oppose en premier lieu aux idées :

 

tout le travail est de

comprendre que rien n'est pas une idée

 

rien n'est rien d'abstrait

 

[…]

 

le travail de ma vie est de lutter contre l'idée de richesse contre l'idée que l'idée est richesse

 

Or, petit paradoxe à l'intérieur ou plutôt en préambule de tous les autres, le poète a confié la préface de son livre à Jean-Luc-Nancy, lequel, philosophe, livre un texte éclairant et prudent, comme écrit sur des œufs, prenant soin de ne pas arraisonner le propos du poète par un discours supervisant.

Si les idées sont incompatibles avec le mot de pauvreté, selon Paul Laborde, c'est parce que les idées sont secondes et qu'elles faussent le réel. La pauvreté est du côté du vrai, du vide, de la peur, du rien, du silence, de l'inassimilable, de l'inadmissible, quand les idées relèvent toujours plus ou moins du domaine de la tricherie et de la dialectique, des petits arrangements avec la réalité. S'il conçoit la pauvreté comme en deçà de la pensée, c'est qu'à ses yeux la pensée a trop tendance à retourner les choses à son profit, à se les rallier ou à les accaparer, dans une sorte d'entourloupe qui récupère tout et se récupère elle-même au bord du gouffre. La pauvreté mène au rien à condition que rien ne soit pas une idée (ne soit « rien d'abstrait »).

Pour que la pauvreté soit intacte, vraiment pauvre, pour qu'elle soit irrécupérable, au fond, il faut en réalité qu'elle échappe à tout système de valeurs :

 

le monde de pauvreté est

sans

échelle

sans

comparaison

 

on ne cesse de

chuter

on ne cesse

de grandir

 

Ce qui compte n'est pas d'inverser les valeurs (faire que ce qui est en bas se retrouve en haut), mais bien de faire tomber toute espèce d'échelle et de ne pas cesser, de rendre incessants les mouvements entre le bas et le haut, entre le petit et le grand. On ne peut pas même attendre la pauvreté (« elle assassine tout / horizon ») parce que ce serait encore la positiver, la thésauriser (la voir comme le lieu d'un trésor). L'attente est déjà en elle-même un investissement (et le calcul d'un retour sur investissement).

Le paradoxe est alors catégorique et imparable : notre malheur est dans la réussite :

 

nous ne cessons de semer :

la récolte est

noyade

 

Si la récolte est noyade, ce n'est pas seulement que l'avoir détruit la promesse, c'est carrément que l'obtention ruine l'obtention. Que la possession racornit et dès lors anéantit la possession. Tel est le drame et il semble bien que la solution au drame est de s'en tenir au drame, au caractère tragique et indémêlable des choses de pauvreté.

En fait, pour ne pas positiver la pauvreté et ne pas la trahir, il faut s'en tenir à l'endroit du vacillement, à l'impératif du vertige :

 

l'esprit pauvre

n'a rien

ne veut rien

ne sait rien

 

[…]

 

l'esprit pauvre est

un point de bascule

 

Il faut s'en tenir au point de bascule afin de ne pas changer la vérité en une richesse frelatée. Car on comprend que si perdre était gagner, si les derniers étaient les premiers et les premiers les derniers comme le veut la loi énoncée dans l'évangile de Matthieu, on aurait joué et gagné à trop bon compte et on aurait perdu la vérité. C'est pourquoi la pauvreté se tient au seul lieu du vertige.

Ce lieu du vertige, Laborde l'explore avec nombre de paradoxes qui évident la vérité de tout contenu. Elle devient pure contingence. Elle (la vérité, la pauvreté) touche au vide :

 

S'il ne reste plus rien

alors quelques mots cognent pour sortir

 

car il ne reste presque plus rien

 

Quand il n'y a plus rien, il reste encore quelque chose : les derniers scrupules, les derniers retranchements qui sautent comme bouchon car plus rien ne retient de se dépouiller davantage, de s'abandonner au dénuement total. Le lâcher-prise fonctionne comme un appel. Quand il n'y a plus rien, rien n'empêche qu'il y ait encore moins.

Il y a chez Laborde une sorte de curieuse passion de l'ataraxie, si l'on peut dire cela. La pauvreté est en effet déprise, mais une déprise qui est un détachement serré sur lui-même au point de constituer une sorte d'écheveau vertigineux et inextricable, un nœud indémêlable de vide. C'est une connaissance sans savoir, une sagesse sans plus personne pour en bénéficier. Pur vertige, on ne peut pas transformer le signe de la pauvreté sans aussitôt la perdre. On ne saurait la rendre positive, confortable ni même habitable (« c'est trahir la pauvreté que vouloir/ se réfugier en elle // le rien n'a pas le droit d'être doux »). C'est peut-être pour cette raison que la pauvreté est donnée dès le titre comme un mot : un pur signe arbitraire et réversible, sans contenu, dont la signification dépend de son usage.

Un des nombreux paradoxes ici présentés est que la pauvreté, si elle est fragile et difficile à circonscrire, elle est aussi, n'étant possession de rien, infaillible et invincible (indomptable). Elle ne court aucun danger, il ne peut rien lui arriver puisqu'elle ne cherche pas à conserver quoi que ce soit : « la pauvreté ne connaît / ni péril ni / survie ». En tant qu'elle est sans contenu tangible et positif, « on ne peut pas croire à la pauvreté » car dès qu'on se met à croire et espérer en elle, c'est que l'on cherche à engranger. C'est pourquoi la pauvreté n'est pas une valeur, ni une vertu, ni même la possibilité d'acquérir une sagesse :

 

il est si difficile de croire

que

rien n'est rien

 

que rien n'est rien d'autre que rien

 

(le sage ajouterait : « et que ce rien suffit »)

 

(mais je ne l'ajouterai pas moi-même parce que le seul mot de « suffire » suffit à ajouter quelque chose à ce rien qui cesse alors de n'être rien)

 

Arriver à un rien qui soit effectivement rien, c'est refuser de positiver la pauvreté de quelque manière que ce soit, même sous la forme d'une valeur ou d'un but à atteindre. Car au fond le problème de la pauvreté est qu'on pourrait la vouloir, et que la vouloir ce serait la rater. Or « la pauvreté est sans échec sans / succès » et même, heureusement, « sans le danger qui sépare les deux ». S'il y a malgré tout en elle une leçon, c'est celle qui nous fera comprendre qu'on ne doit pas chercher à en tirer un profit (ni une leçon). Face à la pauvreté on est toujours trop riche, on vient toujours trop riche, trop désireux, trop fort ne serait-ce que de « cette bonne volonté / qui est l'obstacle et / la voie ». Devant les choses on n'arrive jamais assez vierge : on y projette toujours trop de nous-mêmes. Dès qu'il y a tension vers, il y a projection d'un contenu forcé qu'on impose au rien, aux choses, aux absolus. Car l'auteur n'est pas dupe et sait bien que sa méthode apophatique ne le garantit de rien et qu'on n'échappe pas au positivisme, aux contenus qu'on ne peut pas ne pas injecter dans ce mot de pauvreté. Quoi qu'on fasse, qu'on le veuille ou non, on introduit de la valeur, et que celle-ci soit une valeur morale ne change rien au fait qu'on transforme l'absolu en un bien, qu'on le relativise en le faisant tomber d'un côté (du côté du bien, du côté d'un bien) Un poème ne sera jamais assez vide de signification : « un poème […] n'est pas assez creux ».

Si Paul Laborde écrit néanmoins son traité de pauvreté sous la forme d'un poème et non en prose philosophique, c'est sans doute que son sujet interdit la maîtrise que suppose l'écriture discursive, argumentée. Le choix d'« écrire une langue qui empêche de dérouler » est commandé par la nécessité de s'approcher de son sujet par les moyens privilégiés du paradoxe, de l'aphorisme, de la fulgurance égarante et autophage, de la parole gnomique mais qui ne dira jamais que son ignorance, etc. Le titre s'éclaire aussi à cette aune : le rapport à la pauvreté est d'abord une relation au langage, et une relation poétique au langage. Le cheminement vers la vérité de la pauvreté passe donc par une théorie du langage et un traité de poétique réunis, qui s'énonce en trois étapes (ou plutôt en quatre) :

 

qu'un mot puisse être une image : premier mensonge de la richesse

 

qu'un mot puisse dire quelque chose : deuxième mensonge

 

qu'un mot puisse mentir : troisième mensonge

 

et page suivante :

 

dans la pauvreté il n'y a pas que du vrai

 

mais il n'y a plus de mensonge

 

Il y a là un syllogisme ou un paralogisme qui ressemble au fameux paradoxe du menteur (dit aussi paradoxe du Crétois ou d'Épiménide) : les mots mentent. Les mots mentent mais, s'ils disent qu'ils mentent, comment peut-on savoir s'ils mentent ? Les mots mentent tellement qu'on n'est pas assuré qu'ils mentent. Et c'est en cela qu'ils disent la vérité. La parole poétique ne traite pas la vérité comme une chose dont on puisse avoir l'assurance. La parole poétique traite justement la vérité comme ce qui n'est pas assuré, comme ce qui vacille en permanence entre le vrai et le faux, et c'est en cela qu'elle est une parole de pauvreté. Elle n'est pas toujours vraie, mais par contre elle n'est jamais fausse : elle n'est jamais fausse justement parce qu'elle ne prétend pas être toujours vraie. Si elle n'est jamais fausse, c'est qu'elle (la pauvreté, mais aussi la parole poétique) « est une conscience sans prétention ». Il faut entendre dans cette formule qu'elle n'est que veille, qu'elle ne prétend pas contenir ce à quoi elle éveille. C'est dans l'incertitude où elle tient les significations que se situe son sens. Le poète sait bien que la pauvreté n'est qu'un mot : un mot qui peut mentir, un mot qui ne contient rien, mais c'est aussi parce que la pauvreté est un mot qu'elle se réalise comme pauvreté : elle n'est pas toujours vraie mais elle n'est jamais fausse puisqu'elle ne prétend pas à la vérité.

Laurent Albarracin

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