RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Au nord du futur, de Christophe Manon.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 12 septembre 2016.

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Christophe Manon
Au nord du futur
Éditions Nous, 2016, 100 pages, 15 Û

Comme peut le suggérer le titre qui fait image, Christophe Manon écrit depuis deux lieux contradictoires ou en tout cas insolubles l'un dans l'autre, l'un qui serait une sorte de fraternité rêvée, idéalisée (et que prend en charge un Ç nous È récurrent, insistant) et l'autre qui serait celui d'une époque, la nôtre hélas, vouée à la désespérance si ce n'est au nihilisme. Le nous ici a une valeur double : il fait cohésion et solidarité entre pairs et il se désolidarise d'un temps honni. C'est un nous dissident, séditieux quand bien même il est marqué par l'impuissance. De ces deux postulations naît une posture qui tient le lyrisme pour une attitude à la fois enflammée et défaite, exaltée et déprimée, un vibrant questionnement où l'absence de réponse tient lieu de viatique :

[…] eût-il fallu plier l'échine l'époque est à son comble la guerre

guette mais nous sommes inlassablement sur la piste de ce que nous supposons

être habiter le présent nous remplissons

de notre légère existence les objets que nous touchons mais nous ne savons

pas ne savons pas

quel territoire défricher quel

horizon donner

à nos espoirs.

Il règne quelque chose de post-apocalyptique dans cet univers qui n'est pas sans faire songer à celui d'un Antoine Volodine. La dimension politique, proprement révolutionnaire est bien là dans cette poésie, mais en creux, sur un mode dépressif. Le paradoxe est que cette dépression est aussi un moment de rassemblement des forces. C'est un chant de lutte, mais il est proféré en sourdine. Une sorte d'élégie révolutionnaire. Que rien d'enthousiasmant ne se soit passé sur le plan de la possibilité politique est à mettre au compte de l'ennemi qui aura dépossédé une génération de sa capacité de révolte. C'est donc un motif d'incrimination de plus. À ceux qui ont tout perdu (jusqu'à l'espoir) reste la conviction que tout leur fut enlevé. Ce n'est pas là résignation mais lucidité amère et forte. Celle-ci n'a pas, malgré les apparences, abandonné son pouvoir d'enchantement. Seul son rayon d'action s'est restreint. Il reste pour elle le poème, le chant lyrique comme chant de reconnaissance. À un Que faire ?, Manon répond en effet par le poème qui dit, dans son dire impossible même (au nord du futur), l'espérance qui fut la nôtre et qui a maintenant son lieu reculé dans la lucidité. Comment ne pas penser à la phrase de Breton : Ç Il y a trop de nord en moi pour que je sois l'homme de la pleine adhésion. È S'il n'y a plus d'espérance, au moins reste-t-il l'intact refus, la vierge possibilité de n'être pas dupe qui, quoi qu'il advienne ou n'advienne pas, maintiennent active et libre notre action. Le ressort de la liberté n'aura pas été atteint, il est merveilleusement indemne et c'est bien dans la poésie qu'il s'exprime, qu'il se comprime et qu'il s'exprime :

[…] qu'est-il

le chant sinon cette parole hésitante et boiteuse d'un

qui s'adresse et s'incarne et porteur

d'une pensée qui s'invente mais

s'ignore ainsi les mots

agencés dans leur chute.

C'est la chute des mots, la chute juste et justicière des mots (la coupe du poème) qui redresse l'homme et rédime sa peine. Le poème est le justicier de la cause des hommes perdus parce que cette perdition n'est en rien oubli, résignation, mais le fait d'une société qui dénie à l'homme son droit. Le ton élégiaque-révolutionnaire de Manon est donc le contraire d'une pensée qui se serait accommodée des temps de détresse. La lucidité encore une fois n'a rien perdu de sa volonté d'enchantement, d'incarnation. Si elle s'exprime dans la formulation d'un lieu inatteignable (sinon justement poétiquement : au nord du futur) c'est qu'elle garde la tête froide et les yeux fixés néanmoins sur l'horizon. L'impossible est le seul horizon, mais il est bel et bien un horizon et à ce titre gros tout autant d'avenir.

 

Mais Ç Au nord du futur È n'est que la première section du recueil éponyme. Elle est suivie par un long texte en prose, Ç Au milieu de la nuit, le jour È, sorte de lettre ouverte intime, à la tonalité beaucoup plus mélancolique et onirique. Il est question d'une errance, d'une exploration labyrinthique de soi comme guidée essentiellement et presque uniquement par les lois de la syntaxe. La phrase en effet s'enroule et se déroule en multipliant les points d'appui et les chausse-trappes dans ce qui est dit et entre lesquels le narrateur dérive à la recherche de son équilibre. La phrase semble avoir sa propre autonomie, ne faire finalement que documenter la mélancolie du narrateur par l'apparition hasardeuse de signes troublants, de pensées confuses qu'il s'agit d'éclaircir. On est tout près de l'écriture d'un W. G. Sebald (d'ailleurs mentionné dans une note bibliographique). C'est un texte en prose mais comme ruiné par le poème, syncopé par les blancs et la coupure aléatoire des paragraphes qui transforment ceux-ci en de longs versets comme détachés (mélancoliquement) d'un propos rendu décousu, hagard. C'est assurément un texte étrange, à la fois audacieusement affirmatif et pétri d'interrogation : Ç Nos étreintes sont aussi des doutes que nous partageons. È Le propos n'est au fond qu'une flânerie désolée et en même temps confiante dans tout ce qui vient à sa rencontre : anamnèse de présences fantomatiques (Ç il y a légion dans le cÏur d'un mortel È), solidarité ressentie avec le monde animal, pensées mélancoliques ou amoureuses, résolutions tremblantes pleines de brume ou de lumière inexplicable, etc. Toute sorte d'Ç idées sans attache se présentent à l'esprit. Je ne cherche pas à leur donner une forme // ou à les circonscrire. Ce serait les achever, leur donner un terme contraire à leur épanouissement. È

Quant à la troisième section du recueil décidément disparate, constituée d'un poème intitulé Ç Cela È, il faut dire un mot du dispositif typographique qui l'accompagne. Chaque mot ou groupe de mots est répété deux fois, juste après le mot et en-dessous, dans une trame de gris de plus en plus clair qui semble alors figurer, encrer sa disparition sur la page au fur et à mesure de la lecture. Cet écho visuel du poème à même le poème manifeste son inscription sur la page mais aussi sa désinscription progressive, comme si au fond le poème avançait son tracé au sein de son effacement. Mais alors, que dit cela, par delà le vide sémantique du pronom démonstratif ? Sans doute quelque chose comme une espérance, faisant alors opportunément boucle et réparation avec le premier texte, l'espérance d'une évidence et d'une communauté de vue instituées entre langue et monde, entre humains et animaux, entre passé et futur, entre l'inerte et le vivant, entre l'impuissance et la joie : Ç parfois / nous devinons / comment vient / le vivant / et c'est alors / une ivresse / un vertige / la géométrie / flexible / d'une joie. È

Laurent Albarracin

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