Victor
Martinez
À l'explosif
Éditions
La Lettre volée, 2014
Le
titre peut prêter à confusion : si Victor Martinez travaille à l'explosif,
c'est certes parce qu'il fait œuvre de démolition mais non parce que, ce
faisant, il ne s'embarrasserait pas de nuances et de finesse. Cet « explosif »-là, il faut y entendre
le vif de l'explosion, le bord crénelé du cratère. Le poète se tient là, au
cœur éboulé de l'éboulement. Ce qu'il démolit lui offre des échancrures qui
sont des irisations. En quoi consiste donc cette entreprise de démolition que
mène ce poète au sein de sa propre poésie et de la réalité qu'il explore ? Elle
a à voir avec un certain littéralisme, entendu comme le parti pris qui vise à
l'évacuation de la poéticité d'un énoncé, réduit dès lors à sa seule valeur littérale,
grammaticale. Le littéralisme serait le refus d'un arrière-plan métaphysique ou
même de tout surplomb globalisant par quelque instance que ce soit (le sujet
lyrique par exemple). Littéraliste est la poésie qui tend à un cloisonnement
des catégories, à l'aplanissement des choses, à une sorte d'ontologie arasée,
asséchée : pas de hiérarchie ni de communication des êtres mais des
niveaux d'être qui se croisent et s'entrecoupent de façon plus ou moins
étanche. Le littéraliste en poésie cherche une certaine ataraxie :
une seule tenue calme :
milieux étanches dans l'oubli de leur
étanchéité.
La poésie de Victor Martinez chemine ainsi sur une ligne
de crête étroite entre ces deux tendances fortes : un littéralisme radical et
un « littérarisme » irrépressible. Par « littérarisme »
j'entends simplement la propension qu'a un énoncé poétique au métaphorique, à
l'analogie, à la vision, fût-ce de manière involontaire (chassez vos tropes,
ils reviennent au galop). Nombre d'assertions de Martinez sont en effet
ambivalentes s'agissant de leur degré de poéticité. Celle-ci par exemple :
cible étonnée de cible se découvre
entière trait pour trait
Est-ce que l'objet ici s'en tient purement à la lettre de
lui-même, au sens où cet énoncé prônerait son autosuffisance et couperait court
volontairement à toute tentative d'interprétation, à toute tentation
d'extrapolation ? Ou bien au contraire, est-ce que l'objet « cible »
n'excède pas déjà sa lettre et trouve sa rhétorique en lui-même, trait pour
trait et cerne à cerne, dans une fatigue de sa propre convoitise, dans un
étonnement de sa propre découverte ? Car un énoncé tautologique n'est pas
forcément seulement littéraliste mais souvent plus « littéraire »
qu'il n'y paraît, au sens où il ajoute de la figure, du figuré, au propre de la
lettre. (Il est clair que dans notre exemple la cible appelle la flèche et que
le « trait pour trait » tire
un signe d'équivalence entre le trait et la flèche, entre la lettre et le
figuré, et qu'il fait donc image.)
Si
la poésie de Martinez hésite, oscille, s'écartèle entre un littéralisme et un
littérarisme, c'est parce qu'elle est précisément la mise en tension de ces
deux lignes de force qui se croisent et se combattent à l'intérieur même de
cette écriture. D'où, puisque rien n'est plus difficile que de tenir ensemble
ces deux mots d'ordre contradictoires, une écriture tendue, aride, pleine de
nerfs et de cartilages et, il faut bien le dire, difficile, qui frise comme à
dessein l'illisible. On est clairement dans la lignée d'un André du Bouchet ou
d'un Christian Hubin, avec cette nuance que Martinez a dû beaucoup lire les
littéralistes façon Albiach ou Royet-Journoud. En tout cas ces deux mouvements
contradictoires qui mettent en tension cette poésie vont l'un du côté du
littéral, de l'horizontal, du mutique et de la mutilation (la mutilation de
toute espèce de prolongement métaphysique), l'autre du côté du figural, du
vertical, de l'analogique, de la mutation. Paradoxalement, c'est ce qui est
muet et mutilé, coupé d'une perspective totalisante et transformatrice, qui aux
yeux du poète garantit le mieux sa fraîcheur et sa réalité. Le muet est un
« tu », au sens d'une taisure et au sens d'une relation directe,
frontale, sans intercesseur :
rien de plus direct que le passé sous
silence
Le monde me parle parce qu'il n'est pas parole, mais
monde. Son sens ultime est d'être insensé, vierge de toute signification
surajoutée. C'est ce qui subit sans cesse la salve de la destruction qui est
sauf, et salué, parce qu'il aura été débarrassé de l'illusion ontologique ou
métaphysique. Tendue, raide, cette poésie l'est d'abord parce qu'elle est
effort, effort pour voir non pas de l'autre dans le même ni du semblable dans
le divers, mais pour voir dans ce qui est le simple arrachement de ce qui
est :
détonateur qui découvre : c'est
le manteau intime, la couverture du nu.
Le génitif ici est pour le moins curieux : « la couverture du nu », c'est à la
fois ce qui cache et ce qu'on cache, c'est l'indémêlable, dans ce qu'on voit,
de ce qu'on veut voir et de ce qu'on ne veut pas voir. D'ailleurs « l'explosif » vaut, le plus souvent,
comme un dévoilement déceptif. Il est fréquemment question dans ces poèmes d'un
tarissement, d'une platitude et d'un étalement des choses, comme si les choses,
pour arriver à leur vérité, devaient être lessivées, vidées, réduites à
quasiment rien. Qu'elles devaient en passer,
forêts par planches,
défenestrations,
par ce « détonateur » et ce « déconnecteur »
dont il est quelquefois question et qui assurent, au sein de ce monde haché,
une fonction d'égalisation et d'atomisation. Ce qu'il s'agit de faire « sauter », on dirait que ce sont les
liens du vieux monde analogique et cela permet alors de découvrir le sans fond,
le « sans racine », le « tout-strates »,
le pur glissement de ce qui est :
tu porteras poussière, terre, dans
le cri sans racine.
En
même temps, celle salve démoralisatrice qui s'en va tout démolissant a quelque
chose de salvateur, de libératoire, puisque la voie salutaire semble bien être de
laver toute chose de la prétention métaphysique qui entache sa nudité. Il
s'agit en quelque sorte de « désaliniser » la chose, d'en retirer ces
louches cristaux de spiritualité qui l'encombrent :
faire exploser l'eau par suppression
des niveaux du sel :
eau plate absolue détonne.
par étages supprimés, l'eau
tombera.
« L'eau
tombera » : non comme pluie, mais comme principe élémentaire d'un
monde démoli. Faire exploser l'eau c'est faire sauter en elle sa valence
poétique et morale. Si l'eau plate « détonne », est-ce parce qu'elle
est ontologiquement vide ? Et qu'à ce titre seulement elle a encore
quelque chance de nous surprendre ? Est-ce son statut d'objet poétique
d'Épinal qui tombe de son piédestal dans cette poésie littéraliste, qui est une
mise à plat, un nivellement du monde et des choses ? On s'interroge
beaucoup lorsqu'on lit Victor Martinez, sans trouver facilement de réponse. Que
penser par exemple d'un poème comme celui-ci, au demeurant fort beau :
glaces d'allumage, à goût d'essence,
kérosène des glaces :
pousses comme les tendres aciers. acier du tendre n'a que
moteur pour pousse. glaces
fument plus haut dans l'air du pôle,
livide, concret, ardent.
comme elles se défont par la base
glaces fument plus haut.
Ce poème semble bien fonctionner comme image et non comme
pure littéralité. On voit quelque chose se dresser, dans l'indétermination même
de ce qui est signifié et dans l'association de plusieurs sens possibles :
ces glaces sont-elles vitres ou banquise ? Voire sorbets ? Quoi qu'il
en soit, elles fonctionnent (à l'essence, à l'allumage, à l'image) comme une
hybridation du mécanique et du végétatif. « L'acier du tendre n'a que moteur pour pousse » : cette
greffe du végétal et du métallique semble une concrétion blanche et froide, une
coulée de bougie (la glace serait la cire de l'eau comme le bois serait la
glace du feu) ; la greffe du mou et du dur, du froid et de l'ardent, est
un oxymoron qui ne vise pas tant l'alliance des contraires que la mésalliance
du même : le rejet (le surgeon, la pousse) de ce qui est commun. Ce qu'il
y a de commun aux glaces (à toutes les glaces dans leur polysémie) s'en dégage
pour s'en échapper et aller « fumer
plus haut dans l'air » raréfié « du pôle » qui est alors dit « livide, concret, ardent ». Comme si cette poésie ne jouait
l'analogie que provisoirement, pour s'en défaire, pour s'en détacher et monter
au littéral, à un ciel qui serait d'une horizontalité pure, si je puis dire. Comme
si finalement cette poésie n'empruntait la voie de la ressemblance des choses
entre elles qu'afin de les faire au final se désagréger et dissembler, et
briller d'une sorte d'unicité exclusive.
Le
fort parti pris littéraliste de cette poésie est souvent contrecarré par un
sens de l'image détonnant, justement, parce que fondé sur un jeu entre des
valeurs sémantiques a priori
irréconciliables : l'explosif et le plat, par exemple, ou l'arborescent et
l'aqueux :
production par l'arbre en
attente d'explosif : eau à mèche, œil à mèche.
fil à plat du ventre ouvert de l'eau
produit arbre.
violence du cœur
logique : plus loin d'un grain fibre saute, pensée saute.
ce qui a tari, sauté :
arbre dévasté de l'eau, étincelle
de noyage.
« Étincelle de noyage », l'eau ?
Sans doute parce qu'autant que noyer, l'eau noyaute, elle court au cœur de ce
qu'elle imbibe, elle file au plus profond de ce qu'elle imprègne pour le faire
« sauter ». L'explosif et
le « tari » s'équivalent ici parce qu'ils sont essentiellement une mise
de tout sur un même plan, suppression d'une impossibilité ou d'un interdit
logique. À cet égard, le recueil est thématiquement très cohérent. Trois
matières y ont la part belle : le feu, le bois et l'eau. Cela dit bien les
tensions qui agitent et s'affrontent dans cette écriture : le feu
métaphorique et explosif, l'eau littérale et plate, et le bois qui sous la
forme du fût de l'arbre contient (et réprime) la matière explosive des deux
autres quand elles sont mélangées et contenues dans le fût du bois, mises sous
le boisseau de l'arbre qui est, par sa forme même, aussi explosif que calme :
fuite des étés par les
fûts, comme a été,
planche boira.
Dans
ce combat du littéral et du littéraire, de la lettre et de l'image, de
l'insensé et du sens, de l'étanche et du poreux, de l'horizontal et du
vertical, c'est la tension qui compte, non la victoire d'une tendance sur
l'autre. On peut rester perplexe devant une telle poésie tellement elle résiste
à l'explicitation. Nul doute en tout cas qu'elle réserve et qu'elle livre tout
son mystère à la lettre, à l'explosif.