RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : À l'explosif, de Victor Martinez.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 4 novembre 2014.

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Victor Martinez
À l'explosif
Éditions La Lettre volée, 2014

Le titre peut prêter à confusion : si Victor Martinez travaille à l'explosif, c'est certes parce qu'il fait œuvre de démolition mais non parce que, ce faisant, il ne s'embarrasserait pas de nuances et de finesse. Cet « explosif »-là, il faut y entendre le vif de l'explosion, le bord crénelé du cratère. Le poète se tient là, au cœur éboulé de l'éboulement. Ce qu'il démolit lui offre des échancrures qui sont des irisations. En quoi consiste donc cette entreprise de démolition que mène ce poète au sein de sa propre poésie et de la réalité qu'il explore ? Elle a à voir avec un certain littéralisme, entendu comme le parti pris qui vise à l'évacuation de la poéticité d'un énoncé, réduit dès lors à sa seule valeur littérale, grammaticale. Le littéralisme serait le refus d'un arrière-plan métaphysique ou même de tout surplomb globalisant par quelque instance que ce soit (le sujet lyrique par exemple). Littéraliste est la poésie qui tend à un cloisonnement des catégories, à l'aplanissement des choses, à une sorte d'ontologie arasée, asséchée : pas de hiérarchie ni de communication des êtres mais des niveaux d'être qui se croisent et s'entrecoupent de façon plus ou moins étanche. Le littéraliste en poésie cherche une certaine ataraxie :

 

une seule tenue calme :

milieux étanches dans l'oubli de leur étanchéité.

 

La poésie de Victor Martinez chemine ainsi sur une ligne de crête étroite entre ces deux tendances fortes : un littéralisme radical et un « littérarisme » irrépressible. Par « littérarisme » j'entends simplement la propension qu'a un énoncé poétique au métaphorique, à l'analogie, à la vision, fût-ce de manière involontaire (chassez vos tropes, ils reviennent au galop). Nombre d'assertions de Martinez sont en effet ambivalentes s'agissant de leur degré de poéticité. Celle-ci par exemple :

 

cible étonnée de cible se découvre entière trait pour trait

 

Est-ce que l'objet ici s'en tient purement à la lettre de lui-même, au sens où cet énoncé prônerait son autosuffisance et couperait court volontairement à toute tentative d'interprétation, à toute tentation d'extrapolation ? Ou bien au contraire, est-ce que l'objet « cible » n'excède pas déjà sa lettre et trouve sa rhétorique en lui-même, trait pour trait et cerne à cerne, dans une fatigue de sa propre convoitise, dans un étonnement de sa propre découverte ? Car un énoncé tautologique n'est pas forcément seulement littéraliste mais souvent plus « littéraire » qu'il n'y paraît, au sens où il ajoute de la figure, du figuré, au propre de la lettre. (Il est clair que dans notre exemple la cible appelle la flèche et que le « trait pour trait » tire un signe d'équivalence entre le trait et la flèche, entre la lettre et le figuré, et qu'il fait donc image.)

Si la poésie de Martinez hésite, oscille, s'écartèle entre un littéralisme et un littérarisme, c'est parce qu'elle est précisément la mise en tension de ces deux lignes de force qui se croisent et se combattent à l'intérieur même de cette écriture. D'où, puisque rien n'est plus difficile que de tenir ensemble ces deux mots d'ordre contradictoires, une écriture tendue, aride, pleine de nerfs et de cartilages et, il faut bien le dire, difficile, qui frise comme à dessein l'illisible. On est clairement dans la lignée d'un André du Bouchet ou d'un Christian Hubin, avec cette nuance que Martinez a dû beaucoup lire les littéralistes façon Albiach ou Royet-Journoud. En tout cas ces deux mouvements contradictoires qui mettent en tension cette poésie vont l'un du côté du littéral, de l'horizontal, du mutique et de la mutilation (la mutilation de toute espèce de prolongement métaphysique), l'autre du côté du figural, du vertical, de l'analogique, de la mutation. Paradoxalement, c'est ce qui est muet et mutilé, coupé d'une perspective totalisante et transformatrice, qui aux yeux du poète garantit le mieux sa fraîcheur et sa réalité. Le muet est un « tu », au sens d'une taisure et au sens d'une relation directe, frontale, sans intercesseur :

 

rien de plus direct que le passé sous silence

 

Le monde me parle parce qu'il n'est pas parole, mais monde. Son sens ultime est d'être insensé, vierge de toute signification surajoutée. C'est ce qui subit sans cesse la salve de la destruction qui est sauf, et salué, parce qu'il aura été débarrassé de l'illusion ontologique ou métaphysique. Tendue, raide, cette poésie l'est d'abord parce qu'elle est effort, effort pour voir non pas de l'autre dans le même ni du semblable dans le divers, mais pour voir dans ce qui est le simple arrachement de ce qui est :

 

détonateur qui découvre : c'est

                 le manteau intime, la couverture du nu.

 

Le génitif ici est pour le moins curieux : « la couverture du nu », c'est à la fois ce qui cache et ce qu'on cache, c'est l'indémêlable, dans ce qu'on voit, de ce qu'on veut voir et de ce qu'on ne veut pas voir. D'ailleurs « l'explosif » vaut, le plus souvent, comme un dévoilement déceptif. Il est fréquemment question dans ces poèmes d'un tarissement, d'une platitude et d'un étalement des choses, comme si les choses, pour arriver à leur vérité, devaient être lessivées, vidées, réduites à quasiment rien. Qu'elles devaient en passer,

forêts par planches,

défenestrations,

 

par ce « détonateur » et ce « déconnecteur » dont il est quelquefois question et qui assurent, au sein de ce monde haché, une fonction d'égalisation et d'atomisation. Ce qu'il s'agit de faire « sauter », on dirait que ce sont les liens du vieux monde analogique et cela permet alors de découvrir le sans fond, le « sans racine », le « tout-strates », le pur glissement de ce qui est :

 

tu porteras poussière, terre, dans le cri sans racine.

 

En même temps, celle salve démoralisatrice qui s'en va tout démolissant a quelque chose de salvateur, de libératoire, puisque la voie salutaire semble bien être de laver toute chose de la prétention métaphysique qui entache sa nudité. Il s'agit en quelque sorte de « désaliniser » la chose, d'en retirer ces louches cristaux de spiritualité qui l'encombrent :

 

faire exploser l'eau par suppression des niveaux du sel :

eau plate absolue détonne.

 

par étages supprimés, l'eau

                        tombera.

 

« L'eau tombera » : non comme pluie, mais comme principe élémentaire d'un monde démoli. Faire exploser l'eau c'est faire sauter en elle sa valence poétique et morale. Si l'eau plate « détonne », est-ce parce qu'elle est ontologiquement vide ? Et qu'à ce titre seulement elle a encore quelque chance de nous surprendre ? Est-ce son statut d'objet poétique d'Épinal qui tombe de son piédestal dans cette poésie littéraliste, qui est une mise à plat, un nivellement du monde et des choses ? On s'interroge beaucoup lorsqu'on lit Victor Martinez, sans trouver facilement de réponse. Que penser par exemple d'un poème comme celui-ci, au demeurant fort beau :

 

glaces d'allumage, à goût d'essence, kérosène des glaces :

pousses comme les tendres aciers. acier du tendre n'a que

moteur pour pousse. glaces fument plus haut dans l'air du pôle,

livide, concret, ardent.

comme elles se défont par la base glaces fument plus haut.

 

Ce poème semble bien fonctionner comme image et non comme pure littéralité. On voit quelque chose se dresser, dans l'indétermination même de ce qui est signifié et dans l'association de plusieurs sens possibles : ces glaces sont-elles vitres ou banquise ? Voire sorbets ? Quoi qu'il en soit, elles fonctionnent (à l'essence, à l'allumage, à l'image) comme une hybridation du mécanique et du végétatif. « L'acier du tendre n'a que moteur pour pousse » : cette greffe du végétal et du métallique semble une concrétion blanche et froide, une coulée de bougie (la glace serait la cire de l'eau comme le bois serait la glace du feu) ; la greffe du mou et du dur, du froid et de l'ardent, est un oxymoron qui ne vise pas tant l'alliance des contraires que la mésalliance du même : le rejet (le surgeon, la pousse) de ce qui est commun. Ce qu'il y a de commun aux glaces (à toutes les glaces dans leur polysémie) s'en dégage pour s'en échapper et aller « fumer plus haut dans l'air » raréfié « du pôle » qui est alors dit « livide, concret, ardent ». Comme si cette poésie ne jouait l'analogie que provisoirement, pour s'en défaire, pour s'en détacher et monter au littéral, à un ciel qui serait d'une horizontalité pure, si je puis dire. Comme si finalement cette poésie n'empruntait la voie de la ressemblance des choses entre elles qu'afin de les faire au final se désagréger et dissembler, et briller d'une sorte d'unicité exclusive.

Le fort parti pris littéraliste de cette poésie est souvent contrecarré par un sens de l'image détonnant, justement, parce que fondé sur un jeu entre des valeurs sémantiques a priori irréconciliables : l'explosif et le plat, par exemple, ou l'arborescent et l'aqueux :

 

production par l'arbre en attente d'explosif : eau à mèche, œil à mèche.

fil à plat du ventre ouvert de l'eau produit arbre.

violence du cœur logique : plus loin d'un grain fibre saute, pensée saute.

ce qui a tari, sauté :

        arbre dévasté de l'eau,                  étincelle de noyage.

 

« Étincelle de noyage », l'eau ? Sans doute parce qu'autant que noyer, l'eau noyaute, elle court au cœur de ce qu'elle imbibe, elle file au plus profond de ce qu'elle imprègne pour le faire « sauter ». L'explosif et le « tari » s'équivalent ici parce qu'ils sont essentiellement une mise de tout sur un même plan, suppression d'une impossibilité ou d'un interdit logique. À cet égard, le recueil est thématiquement très cohérent. Trois matières y ont la part belle : le feu, le bois et l'eau. Cela dit bien les tensions qui agitent et s'affrontent dans cette écriture : le feu métaphorique et explosif, l'eau littérale et plate, et le bois qui sous la forme du fût de l'arbre contient (et réprime) la matière explosive des deux autres quand elles sont mélangées et contenues dans le fût du bois, mises sous le boisseau de l'arbre qui est, par sa forme même, aussi explosif que calme :

 

fuite des étés par les fûts, comme a été,

                          planche boira.

 

Dans ce combat du littéral et du littéraire, de la lettre et de l'image, de l'insensé et du sens, de l'étanche et du poreux, de l'horizontal et du vertical, c'est la tension qui compte, non la victoire d'une tendance sur l'autre. On peut rester perplexe devant une telle poésie tellement elle résiste à l'explicitation. Nul doute en tout cas qu'elle réserve et qu'elle livre tout son mystère à la lettre, à l'explosif.

Laurent Albarracin

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