RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L'expérience des mots.
© : Laurent Albarracin.

Mise en ligne le 24 mars 2023.

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Pfister Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L'expérience des mots, Éditions Arfuyen, 2023, 225 p. 17 €.


Un livre qui s'intitule Le Livre et qui consiste en une méditation sur le livre, l'écriture, la lecture, la poésie, ne court-il pas le risque de l'idolâtrie, de l'essentialisation, d'un positivisme de mauvais aloi ? Lorsqu'on sait que son auteur est poète, éditeur, essayiste, traducteur, toutes activités qu'il pratique avec une exigence extrême, quand on sait qu'il a lu de très près et parfois préfacé ou publié de grands noms de la littérature, on peut légitimement craindre qu'il place son objet trop haut pour le rendre accessible à lui-même et à son lecteur, trop haut en tout cas pour l'atteindre à l'intérieur du livre qu'il lui consacrera. Comment un livre qui se donne le Livre – la majuscule du titre étant difficilement réductible à une simple convention orthotypographique – pour sujet peut-il échapper à la dévotion et à l'auto-consécration ? Comment écrire un poème réflexif sur la poésie sans tomber dans les errements et les facilités que Meschonnic dénonçait dans son essai Célébration de la poésie[1] ?

Gérard Pfister le sait, qui a lui-même édité des recueils de Meschonnic. C'est peut-être pour désamorcer ce piège qu'il a placé sur le seuil de son livre – c'est le premier des 500 tercets qui composent une sorte de long poème fractionné – cette ouverture en forme d'avertissement paradoxal :

 

1

 

Ce n'est pas du livre

qu'il faut parler

 

mais de l'expérience

 

La précaution est importante car l'auteur pressent l'écueil qui le guette : à écrire un livre du livre, le risque encouru est de faire du livre un absolu, un impossible horizon, une entité divinisée. Or il n'y a pas loin de déifier à réifier. Placer le livre ou la poésie tout en haut de la hiérarchie des réalités serait se refuser d'en faire l'expérience, et c'est bien pourtant, ici comme partout, l'expérience qui compte avant tout. D'ailleurs Pfister est tellement conscient de ce danger qu'il passe une grande partie de son énergie à dénier au livre et aux mots la valeur qu'on leur suppose, refusant fermement de les idéaliser. Le texte en prose qui suit le poème, « L'expérience des mots », débute en effet par un quasi-réquisitoire contre le langage, ce qui est quelque peu surprenant de la part d'un poète. Le langage est en effet suspecté d'occulter les réalités concrètes du monde, de faire écran à la vérité, d'aliéner les hommes toujours prêts à créer une réalité autre que celle qu'ils prétendent appréhender. Bref, le langage est soupçonné de tromperie sur la marchandise, et d'illusions par substitution. Dans le corps même du poème, nombre de notations prendront d'ailleurs une forme négative, ou du moins restrictive : « Le livre n'est là /.qu'à défaut // dans l'attente » (281).

Il faut ici dire un mot de la forme de ce poème : il est divisé en 500 fragments numérotés, chaque fragment étant un tercet composé, alternativement, d'un monostiche suivi par un distique et, au tercet suivant, d'un distique suivi par un monostiche. L'alternance de cette disposition des vers sur la page crée un rythme, un balancement ou un ressac, qui contribue grandement à la musicalité du poème. Parfois les fragments fonctionnent isolément comme des propositions achevées, parfois au contraire ils s'inscrivent dans une continuité durable et il faut passer outre leur apparente autonomie, laquelle est marquée et renforcée par la numérotation. L'effort d'accommodement de l'œil que requiert cette variation oblige en quelque sorte à lire le texte à un double niveau : comme un seul long poème suivi, et comme un recueil de pensées organisées. Cette forme originale, avec son rythme ternaire qui donne l'impression que le poème se déroule et s'engendre lui-même, permet aussi de rendre visible l'alternance de toutes choses, dont parle justement le poème.

Très souvent en effet le poème est construit sur un jeu d'oppositions, mais où celles-ci demandent à être dépassées et ne valent que pour cela. La poésie n'y est pas tant l'autre du réel que ce qui peut se marier à lui pour accomplir le miracle de leur réunion et de leur embrasement l'un par l'autre : « Il faudrait // que le monde les mots / soient un seul incendie (14) ». Le rythme impair des tercets vient d'une certaine manière ruiner les symétries, et le nombre trois s'introduit constamment dans l'alternance pour détruire les oppositions, les fait danser du moins :

 

28

 

Les mots

 

sont le poison

les mots sont l'antidote

 

29

 

les mots

sont l'acide

 

et le baume

 

Si les mots sont notre malheur et sa réparation, le problème et la solution, c'est que leur instabilité est duplicité, que leur duplicité est chance, indéfiniment et sans cesser de nous tromper comme pour nous forcer à chercher derrière eux la vérité qu'ils cachent et révèlent. Les mots sont, pourrait-on dire, absolument relatifs : ils dépendent entièrement de l'usage qu'on en fait et ils n'ont d'autre essence que d'être volatile, d'autre vertu que de s'effacer devant les choses, d'autre détermination que d'être dépendante de nos expériences. Dès lors, la poésie ne saurait être idéalisée ni même positivement définie. C'est sans doute pourquoi Gérard Pfister n'en parle que de manière musicale (dans son poème) et la compare d'ailleurs (dans l'essai qui suit le poème) à la musique : « la parole poétique se dévoile elle aussi comme pur événement. (…) Le poème parle au présent, toujours. » Si le poème n'est qu'au présent, s'il est au présent de toute éternité, en quelque sorte, c'est parce qu'il ne contient rien d'autre que sa forme, il n'a de fond que d'apparaître. Pour le dire en termes pompeux, le poème n'a pas de contenu thétique. Il est vide de tout message : « Laissez-le se taire // dans les mots / n'est pas sa vérité » (319). De la part d'un poète-éditeur qui ne passe pas spécialement pour être un défenseur du courant formaliste au sein de notre paysage poétique, cela surprendra peut-être, mais c'est bien pourtant la forme – la forme musicale, en l'occurrence – sur quoi Pfister insiste pour parler de la poésie.

Là est l'étonnante réussite de ce livre : donner un grand poème réflexif qui se refuse à théoriser et à essentialiser la poésie, sinon comme musique soit justement comme quelque chose d'athéorique, d'inthéorisable. Avec ce livre, Gérard Pfister parvient à offrir une méditation qui n'est pas une méditation sur la poésie mais en poésie.

Laurent Albarracin



[1] Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier/poche, 2006.

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