Mis en ligne le 19 juin 2016.
Laurine
Rousselet
Nuit témoin
Éditions
Isabelle Sauvage, 2016, 119 pages, 16 €
Ce qui tout de suite surprend
dans l'écriture de Laurine Rousselet, c'est qu'elle est une écriture du désir, du
corps amoureux, livrée au passionnel et au pulsionnel, à l'éperdu et à l'organique,
et en même temps une écriture de l'effort, de la volonté, du travail, de la
maîtrise de soi. De mettre en tension ces deux pôles antagonistes, ces deux
injonctions vitales contradictoires, la poésie naît. S'abandonner et se
recentrer semblent relever du même mouvement. Les deux forces opposées, loin de
s'annuler, s'exacerbent. C'est dit d'emblée, avec conviction : « la peau désire crire ». Ce crire qui est un crier et un
écrire, un cri par l'écriture dont la poésie est l'exploration et l'expulsion, et
qui est d'abord l'inscription dans le corps d'une décision de rompre :
le corps veut vivre
de désir le corps veut
assécher le sens du vrai du
faux
marquer la peau par le
livre
partir
boucler le soir
À
l'origine du recueil et de l'écriture, il semble en effet qu'il y ait une
fuite, une rupture (quelques indices en tout cas le laissent à penser : « fuir avec eux /deux petits » ; « quitter
une ville pour une autre »). Fuir, en finir, donc, pour mieux se retrouver.
Fuir n'est pas renoncer, c'est exactement le contraire : c'est ne pas
renoncer à son désir : « l'exil
comme un prolongement du feu », dit-elle. Et cette réconciliation du
désir et de la volonté, de l'irrépressible et de la décision mûrement choisie,
ce sera par exemple cette belle formule : « déserter c'est marcher dans la soif » o il faut entendre
qu'un départ est la réponse à une exigence de liberté, que l'insoumission est en
fin de compte allégeance au désir, à la passion dévorante, une sorte de choix assumé
de l'éperdu, du « sans recours ».
Poèmes de la soif et de la faim, et de la décision résolue de s'en remettre à
eux uniquement, ils témoignent d'un appétit de vivre et d'une rage qui
sauvent de la routine et du renoncement : « l'appétit de vivre demeure de s'opposer » ; « vivre ou s'insurger ». Poèmes de la révolte contre l'écart qui
scinde l'homme et son idéal, qui oppose le trop
humain et l'amour, ils ne sont pas sans faire songer à la position de refus
et au goût de la liberté (inféodée à l'amour) d'une Marina Tsvetaïeva.
Poèmes de l'action physique encore (les verbes d'action sont récurrents : pousser, bondir, se dégager), ils ne
craignent pas de descendre jusque dans l'organique pour retrouver l'origine du
désir et notamment du désir d'écriture :
sécrétion
sueur
semence
travailler entre les spasmes
l'appétit sur le front
demeure celui du signe
L'écriture,
paradoxalement peut-être, naît d'une plongée dans le corps, dans la « nuit témoin » (le hiatus ici entre
le nom féminin et son épithète invariablement masculin n'est sans doute pas
insignifiant), nuit témoin qui est
comme l'obscure gardienne d'une vie intensément vécue, vouée coûte que coûte à
la liberté désirante. Comme si l'écriture devait avant tout acter, sauvegarder
le vif de la vie, « enregistrer les
couloirs de stupéfaction », garantir au fond un état de disponibilité
à son propre désir. Reconnaître son désir, vivre selon celui-ci, c'est pour
l'auteure d'abord vivre avec la langue au ventre :
un brin d'air remue
l'égarement au cœur du désir
dans le ventre la langue souveraine
me remettre à cavaler
L'écriture
semble bien viscérale pour Laurine
Rousselet. Elle est de l'ordre de la nécessité physique et morale, de l'ordre de
l'impérieux. Elle revient à vouloir se laisser guider par l'égarement (amoureux
par exemple). Elle est ici une traversée de la solitude, de l'hiver, de
l'insomnie, de la peur parfois, parce qu'au bout de tout cela luit « un futur au tremblement » et qu'il
s'agit d'affronter avec détermination « la chance du danger » et de la reconnaître comme telle. « Tenir parole » à travers le cri de
l'écriture consiste alors à maintenir la promesse à l'état de promesse. Écrire
ou vivre tendent à réaliser l'inaccompli, à l'accomplir comme un inaccompli
toujours à l'œuvre, à se tenir campé au lieu même du désir inassouvi. Vivre
pleinement est vivre les commencements : « le plein vient quand le geste est à l'orée ».
Laurent Albarracin