Laurent Albarracin : lecture du recueil de
Serge Núñez Tolin, Près de la goutte d'eau sous une
pluie drue. Mis en ligne le 26 mai 2020. Sur ce site, voir aussi un compte rendu de Laurent Albarracin sur un autre recueil de
Serge Núñez Tolin, à la date du 8 novembre 2012.
Il
est un reproche que l'on fait souvent et à bon droit aux poètes métaphysiciens,
celui d'employer de grands mots et de manipuler des idées fumeuses que rien ne peut
attester, et pour cause : ils sont parvenus à un tel degré d'abstraction
qu'on serait bien en peine de les contredire. Mais il y a chez certains d'entre
eux une modestie native qui sert de garde-fou et qui fait partie du projet
lui-même. À l'ambition folle qui consiste à partir en quête du cœur des choses
et de leur sens, ils adjoignent une modestie et une humilité qui les font se
tenir non plus au cœur mais au bord des choses, dans leur ombre amicale, dans
une proximité qui est également un retrait, un effacement. Il ne s'agit pas
pour eux d'entrer par effraction dans le secret qui se dérobe, mais plutôt de
s'accorder à cette dérobade pour l'épouser, elle et le secret qu'elle enlève.
C'est le cas pour Serge Núñez Tolin,
dans sa tentative poétique qui tient ensemble la plus haute ambition et la plus
grande modestie. La contradiction entre les deux n'est d'ailleurs
qu'apparente : ambition et modestie, dans ce domaine, ne s'opposent pas
mais s'accompagnent, se soutiennent l'une l'autre, comme dans toute quête
spirituelle digne de ce nom : moins je sais (plus je sais n'être pas en
mesure de savoir) et plus je sais (plus je m'approche de cette vérité qu'il
s'agit d'effleurer, non de déflorer). Métier d'ignorance que celui du poète, où
le désir de connaître n'a pas à être abandonné, où il est même constamment
relancé par les obstacles rencontrés sur le chemin. C'est un peu cela que dit le
titre du recueil et c'est presque à cet égard un manuel de survie en milieu
hostile. Au cœur de la tempête, dans le déluge et l'éparpillement des
significations auxquels nous sommes soumis, ces significations dont nous sommes
bombardés, la meilleure chose à faire pour en chercher le sens est de se tenir
auprès du singulier, de la particule, de l'élémentaire. Le réel est le réel où
il est l'unique (où il est sans double comme dit Clément Rosset). Il n'est pas
question de se croire le maître des événements et de répondre au chaos
généralisé, mais humblement de choisir le plus petit élément commun. Là réside
une chance de comprendre et là est « la vie où vivre », comme le dit
un autre titre de Núñez Tolin.
Mais la voie de la simplicité est semée d'embûches ; la parcourir demande autant
de travail que d'abandon et c'est bien pour cela qu'elle est difficile à
pratiquer. Parmi ces embûches : la na•veté, l'angélisme, l'autosatisfaction
béate. Serge Núñez Tolin le
sait, de même qu'il sait combien certains mots pourtant simples sont à la fois trop
grands et réducteurs parce que conquérants, mots qui assignent et
arraisonnent : « Corps et âme, quels mots imbéciles, mots de propriétaires. »
Même les mots les plus humbles sont parfois douteux, d'une humilité louche.
Comment user du mot silence sans l'user ni l'abîmer ? Peu à peu, de livre en livre, la poésie
de Núñez Tolin va vers plus
de concret et de contingent, comme s'il lui fallait
frotter sa quête à davantage de réel, ce réel qui est à la fois son but et son
parapet, l'objectif et l'objection salutaire pour ne pas tomber dans le risque
de l'abstraction. Fenêtres dont « le châssis serrant la vitre »
ramène à de justes proportions l'idée de transparence qu'elle contient, piquets
dont le « bois ouvragé par le temps, fendu, ouvert et refendu, patiné vers
le gris » sauve le dehors d'un illimité illusoire, « glaise des
chemins gardant la flaque et l'ornière », autant d'objets pauvres qui par
leur pauvreté témoignent de leur réalité. La fenêtre et la porte en particulier
valent comme des lieux où, si le dehors y afflue, il est aussi contenu par un
encadrement, par une forme et une matière qui protègent du danger de la
projection, de l'effusion sentimentale. La reprise, le ressassement, le
retour au même ont cette vertu de ramener à un usage du monde comme seule
vérité de celui-ci. La répétition des mêmes motifs dans les poèmes de Núñez Tolin dit combien le secret
des choses n'est pas à percer, mais qu'il affleure dans leur usure, dans leur
patine venue à force d'un contact réitéré. Pour un poète comme lui c'est l'interrogation
incessante, c'est le cheminement qui est tout le sens. La marche sait que ne
vaut que le chemin, et que le but n'est rien en dehors des moyens pris pour
l'atteindre : « Il n'y a rien dans le vent que le vent, dans l'arbre
que l'arbre. Tirer sa vertu d'un caillou, du paysage, devenir les pas qui le
parcourent. » Se mettre en chemin c'est déjà faire la moitié du chemin et
l'autre moitié pour être franchie demande qu'on s'y remette depuis le début, de
s'en remettre au seul cheminement. Il n'y a rien à moins de cela et ce moins
est le tout. C'est pourquoi le réel, l'être, la présence (« la nuit
resplendissante de la présence »), l'absolu, quel que soit le nom qu'on
donne à cette réalité ultime, ne s'atteint que dans le recommencement, dans un
renoncement qui dit oui. Il ne s'agit d'ailleurs pas de renoncer mais de tenir
le pas gagné par le maintien d'un beau scrupule. L'ascension a lieu dans
l'assentiment à l'infranchissable. Chez Núñez
Tolin, ce n'est pas le doute qui est méthodique mais
l'incertitude même. Il n'y a pas à révoquer ce qui est douteux mais au
contraire à révoquer tout ce qui ne l'est pas. N'est fondé que ce qui est
fragile. « Je le vois au frémissement du coquelicot dont les pétales
trahissent le souffle le plus discret. » N'est vrai que ce qui échappe aux
preuves. À un « je pense donc je suis », le poète substitue un
« j'hésite donc cela est ». Il faut se faire élèves plutôt que
maîtres, et « possesseurs d'une minute et de la parcelle de vent qui tient
avec ». Un anti-Descartes donc qui au doute méthodique préfère une
incertitude principielle. La vérité serait-elle ce qui précisément ne s'établit
pas, mais s'entaille, perpétuellement s'entaille ?
Je m'approche de la fenêtre pour écouter la pluie. Comme un décompte
de l'instant. La butée incessante des mots, cette butée que rien ne fait taire, le
silence lui-même est comme un bourdonnement passionnel.
À la fin la parole poétique,
forte de son impuissance, se retrouve face à un silence qu'elle écoute. Elle ne
s'arrête pas devant le silence mais passe en lui, s'y diffuse. Ou bien s'arrête
devant lui mais s'arrêtant le lève comme un chien
d'arrêt lève le gibier, et le fait s'envoler dans un grand bruissement d'ailes
magnifique et terrible. Comme dit l'autre, ce dont on ne peut parler il faut le
taire, mais alors taire aurait ici une valeur positive. Taire c'est faire parler
le silence, c'est ensilencer le monde, dirait-on. Et
cet ensilencement est l'ensemencement du sens du
monde. En poésie, taire c'est faire, c'est accomplir la parole et rejoindre le
réel qui est au bout de la parole. C'est rendre le plein du silence. Le silence
n'est une qualité (une excellence même) que parce qu'il est au bout de la
parole poétique, qu'il est son prolongement même. Il faut avoir parlé pour se
taire, et il faut avoir parlé poétiquement pour que ce taire soit un faire,
pour qu'il soit un réel rejoint. Pourquoi écrire si ce n'est pour entendre le
silence ? La quête n'a pas de fin puisque
c'est elle qui donne le sens. Si par malheur elle trouvait, elle ne trouverait
que sa perte. La dialectique du silence et de la parole très présente chez Núñez Tolin ne se
résout pas dans un troisième terme, elle ne se résout pas du tout.
C'est l'irrésolution même qui est son terme commun,
non sa fin donc mais son moteur, ou son chemin, puisque c'est le chemin qui est
le but. Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé, dit l'adage. Mais
aussi bien, tu ne me trouveras pas si tu ne cherches dans le renoncement à me
trouver. Tu ne me trouves qu'en tant que tu me cherches indéfiniment. Ce que
recherche Núñez Tolin se
confond avec les moyens de le trouver et en quelque sorte il s'oppose à eux
absolument, irrémédiablement. C'est peut-être en ce sens qu'il faut entendre la
définition de Novalis : « la poésie est le réel absolu. » Un
réel « absolu » parce qu'il n'a rien à voir avec le langage courant censé
le recouvrir ou en donner l'accès, parce qu'il y a un monde entre les mots et
les choses, et ce monde c'est le monde. Mais un réel qui a par contre tout à
voir avec la parole poétique, parce que précisément elle seule dit cet absolu,
cette faille et cet inachèvement du langage où perdure une quête, où s'éprouve
la vertu fondatrice d'un réel impossible à atteindre sinon par ce renoncement
même. D'où chez le poète ce recours
permanent au silence, à un silence parlant,
comme si le réel tu disait toujours plus et mieux que ce qu'on ne saurait dire.
Le réel qui apparaît à l'horizon du cheminement poétique, dans ses lointains
inaccessibles, en quelque sorte parle pour
la parole. Il parle à sa place et de lui-même, devient parfaitement éloquent
comme un silence où tout serait dit. D'où chez lui cette royale pauvreté des choses
et cette épure des mots : Des mots dits dans leur plus grande possibilité d'être dits ;
pour cela, nus dans leur plus grande possibilité d'être nus. Ils sont le réel
sans nous. Des mots avec lesquels nous mangeons et mourons. Confondre les mots et les choses.
Y a-t-il pour le poème un vœu plus cher que celui-ci ? Les mots seraient
si simples et nus qu'ils assureraient la présence des choses. Ils seraient,
même, les choses, ils seraient les choses mêmes. Il y a là sans doute un rêve
et une aporie mais c'est une aporie féconde et un rêve réel, voilà ce que
semble dire cette poésie. Le langage dans le poème s'épuise, s'efface, mais
c'est sa force, capable qu'il est de se ressourcer à la moindre et plus simple
goutte d'eau, comme si la tare et le tarissement inhérents au poème étaient sa
chance pour se pencher vers l'élémentaire, vers le simple, vers le silence où
se taire fait une terre, un sol aussi solide qu'il est fragile, inatteignable
pour la bonne raison qu'il est là sous nos pieds. Laurent Albarracin |