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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar.

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1996-1997 sur les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi les Confessions de Rousseau et Les Mots de Sartre. Le thème associé était « L'écriture de soi ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.

Mise en ligne le 18 mars 2021.

© : Jean-Pierre Bourdon.

Hadrien Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, coll. Folio.


  Concours des classes préparatoires scientifiques (1996-1997)

Texte au programme : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (Folio)

Thème associé : L'écriture de soi

Deux leçons sur Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar

SOMMAIRE du cours :

Leçon 1 : Présentation des Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar

La page de titre doit nous surprendre : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien. Annonce d'un livre singulier - invention d'un nouveau type d'écriture ? - car on voit mal comment les Mémoires d'Hadrien peuvent être écrits par un double scripteur appartenant à des états et des époques complètement différents et même étrangers.

Qui est le scripteur ? Marguerite Yourcenar ou/et Hadrien ? Quel est le « Je » qui prend la plume pour écrire ses mémoires ? En apparence c'est le « Je » de l'empereur, le « Je » impérial, s'adressant par-delà le temps et par-delà la mort proche à celui qu'il a désigné comme devant être son successeur, Marc (Marc Aurèle). La voix d'Hadrien, voix en première personne, décide de prendre pour objet de son écriture sa propre vie : « J'ai formé le projet de te raconter ma vie » (p.36), écrit-il au destinataire la lettre.

Mais les choses se compliquent immédiatement pour plusieurs raisons. Tout d'abord on ne peut pas oublier le nom de l'auteur de ce livre de Mémoires qui est celui de Marguerite Yourcenar en qualité de romancière. C'est en effet parmi ses « œuvres romanesques » qu'elle a rangé, à côté de L'Œuvre au noir, les Mémoires d'Hadrien, alors que lesdits Mémoires sont une biographie historique car Hadrien est un personnage historique, tandis que Zénon est un personnage historique fictif. Dès la page de garde on sait qu'on va avoir affaire à un texte à double-voix, cela alors même qu'il prend la forme d'un monologue quasi ininterrompu. Problème : ne faut-il pas entendre la voix de Marguerite Yourcenar derrière celle du prétendu empereur Hadrien devenu personnage de roman ?

Nouvelle complication d'une impossible confusion ou superposition de deux voix de sexe, d'âge, d'époque, d'états complètement différents. D'ailleurs elle n'a de cesse de dire : « Grossièreté de ceux qui vous disent : “Hadrien, c'est vous” » (p. 45). Ou encore : « Le public qui cherche des confidences personnelles dans le livre d'un écrivain est un public qui ne sait pas lire. »

Sans doute, avant d'aller plus loin, est-il commode de remarquer que toute écriture est en un sens toujours - quelle que soit la forme du texte écrit - une écriture de soi alors même qu'elle prend pour objet la vie d'un autre être - réel ou imaginaire -, vie d'un autre moi que le moi du scripteur.

Mais alors pourquoi le choix d'écrire des “Mémoires” ? Comment comprendre que le roman historique prend ici la forme des Mémoires d'Hadrien ? Sans doute parce que c'est naturellement la forme la plus convenable pour narrer avec le ton qui convient « la destinée d'un homme qui est nommé Hadrien ». Mais aussitôt le choix des Mémoires, et leur rangement dans les « œuvres romanesques » fait problème. En effet qui dit Mémoires dit exactitude et fidélité à l'histoire racontée et présentée quelle que soit l'importance du personnage en question. Par contre qui dit “œuvre romanesque”, ou “roman historique”, dit fiction et nécessaire cohérence de ladite fiction qu'est l'histoire racontée. Dans le premier cas, l'histoire c'est la Grande Histoire qui est traditionnellement l'objet des historiens de profession. Dans l'autre cas on a affaire à la petite histoire, objet d'une intrigue romanesque plus ou moins bien ficelée, qui prend pour objet un personnage et un contexte historique précis. Marguerite Yourcenar brouille ici le jeu puisqu'on a affaire à des Mémoires… imaginaires et à un roman vrai…

D'où une double exigence apparemment contradictoire : une exigence de fidélité historique et une exigence d'inventivité. Grâce à un travail d'érudition historique considérable le « je » de l'auteur doit pouvoir donner la parole et surtout une voix juste à l'empereur Hadrien. D'où ce pacte énoncé par les Carnets de notes : « Tout ce que je fais dire à Hadrien est ou pourrait être vrai, et lui même aurait pu le dire ; c'est donc lui qui parle de sa vie, mieux que je pourrais le faire moi-même. Entends, lecteur, la voix d'Hadrien. » Mais, d'un autre côté, pour nous faire entendre ce qu'il aurait pu dire ou pu faire, Marguerite Yourcenar n'a pas d'autre choix que de développer une inventivité romanesque brillante puisque ces Mémoires sont des mémoires privés et non publics des faits et gestes de l'Empereur, Mémoires adressés à Marc (« À coup sûr, j'ai composé l'an dernier un compte-rendu officiel de mes actes (…) », p. 36). L'empereur, elle n'a pas pu le connaître et bien évidemment il ne peut être elle. Or lesdits Mémoires, même s'ils comprennent une aventure amoureuse, ne se lisent pas comme un roman d'amour mais plutôt comme une méditation philosophique sur la vie et la mort, le pouvoir et ses charges, le désir et l'amour, le temps et l'histoire.

Méditation austère de tonalité noble d'un écrivain moderne recréant du dedans la vie d'un empereur philosophe qui appartient à une toute autre époque que la sienne. Invention donc d'une forme singulière où ce qui aurait pu être un recueil de pensées d'un empereur philosophe devient une longue missive éducative adressée par l'empereur Hadrien au futur empereur Marc Aurèle.

L'écriture de soi se pose immédiatement comme formation de l'autre, le destinataire-lecteur desdits Mémoires. Mais tout se complique car cet « autre », c'est à la fois le futur empereur et le futur lecteur. Du coup un pacte est passé entre l'auteur et le lecteur : le lecteur doit accepter de se laisser instruire par ce qu'il va lire. D'emblée, nous sommes donc confrontés à une œuvre inclassable puisque lesdits Mémoires recoupent plusieurs genres : biographie et autobiographie, roman historique et mémoires, testament philosophique et lettre philosophique. Les Mémoires d'Hadrien méritent bien leur pluriel alors même qu'ils se rapportent à un être bien singulier !

 

La première découverte du personnage d'Hadrien se fait au travers d'un petit poème attribué à l'Imperator Hadrianus ; petit poème qui par son premier vers donne son titre au premier chapitre Animula, Vagula, Blandula. Obligation d'une traduction : « Petite âme vagabonde et câline/Tendre et flottante/. » L'épigraphe latine nous fait immédiatement saisir que ces Mémoires sont ceux de l'empereur romain du second siècle de notre ère, empereur dont Marguerite Yourcenar va suivre l'histoire d'assez près. Même pour ceux pour qui Hadrien n'est plus qu'un prénom, la latinité proclamée suffit pour nous faire découvrir l'Empereur. De plus à l'épigraphe latine correspond ce qui ressemble à une épitaphe à la fin du livre « Au divin Hadrien Auguste, fils de Trajan » (p. 425). La disposition typographique en grand de ce congé mime l'inscription latine sur une grande pierre tombale. Tous les intertitres latins des six sections de cette Lettre à Marc Aurèle rappellent qu'on a bien affaire à cet empereur qui a encore été plus grand dans son œuvre de pacificateur de l'Empire que dans ses combats guerriers. Alors, pourquoi le choix de l'Empereur Hadrien ? Sans doute, en raison de l'admiration qu'elle porte à cet empereur : « Je ne connais pas d'homme politique grec comparable à lui. » Il nous est présenté comme : « Empereur-soldat », mais pas du tout « soldat empereur » (p. 77).

Notre roman fait de lui l'exemple accompli du parfait empereur romain : homme politique courageux mais prudent, homme pleinement homme, c'est-à-dire aussi doué pour les exercices physiques que pour les exercices intellectuels, homme aussi dur au combat que tendre en amour, aussi sage que sentimental. Mais en tout cas homme pleinement homme, c'est-à-dire équilibré et maître de lui-même.

À cet équilibre de l'Empereur va correspondre l'équilibre de l'Empire et ce qu'il faut bien nommer l'apogée de l'Empire romain. Marguerite Yourcenar va nous décrire cet empereur comme « un homme seul relié à tout ». Un homme déjà libéré des dieux romains et grecs et pas encore soumis à l'enseignement chrétien. « Les dieux n'étaient plus et le Christ n'étant pas encore, il y a eu de Cicéron à Marc Aurèle un moment unique où l'homme seul a été » (citation de Flaubert, Carnet de notes, p. 429). Ce moment unique c'est le siècle des Antonins. Un chef qui a été un maître et un maître, maître de soi. Mais ce maître sait que sa maîtrise est fragile. Autant celle qu'il exerce sur soi que celle qu'il exerce sur les autres. De cette fragilité de la paix conquise de haute lutte au plan politique et surtout de la fragilité du bonheur simple conquis par la connaissance de soi, il a pleinement conscience. Les historiens confirment ce moment de stabilité politique et de grandeur institutionnelle. Hadrien a bien été Optimus princeps. On se souviendra que cet empereur romain se rappelle particulièrement à notre souvenir par ses grands travaux ; c'est lui, en particulier, qui a donné à Rome ses monuments les plus célèbres et les plus imposants : le Panthéon, le mausolée à Saint-Ange, et bien sûr la Villa Hadriana. Il a voulu que chaque monument lui rappelât les sites découverts lors de ses voyages. Pour lui la Villa Hadriana est comme un musée des richesses du monde qu'il a su admirer. Mais on notera surtout que le texte des Mémoires se suffit à lui-même et que Marguerite Yourcenar a effacé toute note de bas de page. Car pour elle le texte doit se suffire à lui-même étant compréhensible par lui-même. Les notes sont volontairement repoussées à part, c'est-à-dire à la suite du roman, dans des Carnets de notes qui s'adressent uniquement à ceux qui veulent approfondir la genèse du texte et découvrir les raisons des choix de l'auteur, bref saisir la démarche employée pour mener à bien l'œuvre en question.

 

La forme retenue pour présenter la destinée d'un homme qui s'est nommé Hadrien a été finalement la lettre écrite à son petit-fils adoptif qui doit lui succéder. La lettre était chez les Romains une forme privilégiée d'écriture de soi car elle permettait de prolonger la connaissance de soi dans une communication avec autrui. L'anachronique : « Mon Cher Marc » - expression francisée interdite en latin - fait de nous un destinataire indirect et indiscret d'un échange entre deux grands empereurs. Choix d'un échange sur le ton noble du « discours togé » (oratio togata). « L'oratio togata m'autorisait, par-delà ses contemporains, et son petit-fils adoptif à montrer Hadrien s'adressant à un interlocuteur idéal, à un homme en soi, qui fût la belle chimère des civilisations jusqu'à notre époque, jusqu'à nous » (Entretiens avec Matthieu Galey). Très vite la missive de circonstance (« un homme qui s'apprête à mourir d'une hydropisie du cœur ») devient une méditation à voix haute sur la vieillesse, la maladie et la mort.

Connaissance de soi et écriture de soi ne vont faire qu'un. L'écriture de soi n'est pas simplement un exercice de mémoire, elle est une préparation de l'heure dernière. « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour mieux me connaître avant de mourir » (p. 37). La maladie mortelle a transformé l'expérience du temps; la proximité de la mort a modifié l'appréhension de la vie. Le récit de vie n'a de sens ici qu'à l'heure de la retraite - triste mot pour un guerrier que celui de retraite : moment où on peut se délasser en écrivant ce que l'on est devenu. C'est donc « la méditation écrite d'un malade qui donne audience à ses souvenirs ».

Cette méditation est en principe destinée au futur Marc Aurèle, le fils adoptif d'Antonin et donc le petit-fils d'Hadrien. Mais il est surtout, si l'on en croit le texte, une confession à Annius Verrus, « le vérissime », « peut-être le seul être qui n'ait jamais menti au prince ». C'est sans doute parce qu'il est sincère que la sérénité est obligée avec lui. Mais il est également un très jeune homme de dix-sept ans qui a reçu « une éducation sévère », « surveillée, trop protégée peut-être » (p. 36), et qu'il importe d'« instruire et de choquer aussi » (p. 36), en lui faisant découvrir les choses de la vie à une époque, celle de la jeunesse, qui est celle des illusions sur la vie. « La vérité que j'entends exposer ici n'est pas particulièrement scandaleuse ou ne l'est qu'au degré où toute vérité fait scandale. » Il doute fort qu'en raison de son jeune âge et de sa formation par trop intellectuelle Marc saisisse vraiment ses instructions : « Je ne m'attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. » En homme d'expérience Hadrien sait que la sagesse est moins une affaire de lectures philosophiques réfléchies que de réflexion sur ce qu'on a vécu soi-même : « la vie m'a éclairci les livres. »

Dans ces pages décisives, Hadrien fait le point sur les trois moyens d'évaluer les existences humaines : « l'étude se soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou nous faire croire qu'il en ont ; les livres, avec les erreurs particulières qui naissent entre leurs lignes » (p. 37). Nous sommes donc prévenus : la connaissance de soi ne va pas donc pas de soi. L'homme n'est pas transparent mais opaque à lui-même. Mais, néanmoins, malgré toutes les faiblesses de l'homme et la pauvreté de ses moyens d'investigation, la communication de soi à autrui n'est ni vaine ni impossible car, selon la formule même qui sera celle Montaigne, chaque homme porte en lui la forme de l'humaine condition. D'où, par-delà des réflexions teintées d'un relativisme désabusé, la mise en place d'une sorte d'accointance avec le lecteur en raison des contradictions internes à toute existence humaine : « Tantôt ma vie m'apparaît banale au point de ne pas valoir d'être, non seulement écrite, mais même un peu longuement contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux. Tantôt, elle me semble unique, et par là même sans valeur, inutile, parce qu'impossible à réduire à l'expérience du commun des hommes » (p. 43). Écriture et connaissance de soi nous font donc entrer dans un jeu de miroirs et de renvois incessants où l'homme se perd lui-même de vue dans un jeu d'images « faites de mémoires superposées ». Selon une formule oxymorique attribuée à l'Impératrice, mais qui vaut par-delà l'Empereur pour tout homme : notre être est « clairement impénétrable ».

Dans des commentaires radiophoniques, Marguerite Yourcenar avait souligné l'existence des jeux de miroirs (de l'écriture de soi) et des jeux de mémoire (de la même écriture de soi) : « C'est sa propre histoire qu'Hadrien évoque, sa propre œuvre qu'il commente… Si lucide qu'il se veuille, il est pris comme nous tous dans les jeux de miroirs qui se produisent dès qu'il s'agit de soi. Il reconstruit d'une certaine manière son passé, insistant sur ce qui compte encore pour lui, dédaignant comme nous le faisons tous, le reste. »

Comment se met en place la reconstitution de la vie de l'empereur désormais condamné à la retraite dans le loisir (otium) de l'écriture de soi ?

Les titres des chapitres nous aident à suivre la réinvention quasi architecturale de cette vie.

Ñ Vient d'abord un exorde qui a pour titre : « Animula, vagula, blandula », (p.11-68), soit « Petite âme vagabonde et câline », exorde qui trouve son écho dans l'épilogue : « Patientia », (p. 404-423). L'exorde emprunte son titre à un poème d'Hadrien écrit peu avant de mourir et sert paradoxalement à nommer le premier chapitre : un empereur vieilli, conscient de sa vieillesse et de l'approche de sa mort, est le narrateur préparant le lecteur au récit de vie qui va suivre. Un homme dialoguant avec son âme et conscient du fait que son corps est en train de le lâcher pour finir : « Petite âme, âme, compagne de mon corps, qui fut ton hôte ; tu devras descendre dans ses lieux pâles, durs et nus où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois » (p. 422-423). On notera la tendresse, de celui qui s'apprête à quitter la vie, à l'égard de son âme et de son corps. La rétrospection n'emporte avec elle aucun ressentiment et la proximité de la mort rend encore plus chers les plaisirs de la vie écoulée.
Le dernier chapitre porte pour titre Patientia, mot qui signifie moins patience qu'endurance. Savoir se détacher de la vie en regardant lucidement ce qu'on a fait de la vie qui nous a été offerte. L'objectif est clair : il s'agit de « mourir en paix ». Un regard quasi posthume est donc posé sur sa vie, vie saisie telle qu'elle a été vécue et telle qu'elle est écrite. Du coup sa vie est sinon sauvée du moins recomposée. La mort qu'il faut affronter en pleine conscience va bientôt transformer sa vie en destin et il le sait : « Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts… » (p. 423). Efforçons-nous de vivre en homme jusqu'au terme ultime qui nous échappe par principe. D'où les points de suspension, ponctuation qui renvoie chacune à une méditation sur la mort…

Ñ Entre ces deux chapitres nous trouvons les chapitres centraux qui portent tous un titre écrit en latin. « Varius, multiplex, multiformis » (varié, multiple et changeant), titre qui reprend une définition de l'empereur par un historien romain. Ce chapitre résume la longue période qui va de son enfance à son adoption par l'empereur Trajan. Elle sert d'emblème à ces moments tumultueux et hésitants d'une jeunesse cherchant sa voie.

Cette période de la vie est celle des apprentissages : la chasse aux sangliers, qui prépare à la guerre, l'équitation, qui apprend à maîtriser les réactions de son corps, les lectures des philosophes qui nous apprennent à vivre et à mourir. C'est aussi la période de la découverte de soi et des autres, de l'effroi ou de la séduction qu'ils peuvent susciter. Mais elle est surtout la période de l'affirmation de la vie et de l'amour de la vie chez un homme qui se sait curieux, fort et ambitieux : « Mon appétit de puissance, d'argent, qui est chez nous la première forme de celle-ci, et de gloire pour donner ce beau nom passionné à notre démangeaison d'entendre parler de nous, était indéniable. »

On découvre son enfance espagnole et une ascendance qui a développé chez lui un grand scepticisme : « L'expérience avait développé chez mon père à l'égard des êtres un extraordinaire scepticisme dans lequel il m'incluait tout enfant » (p. 56). Sa mère, « installée pour la vie dans un austère veuvage » était belle et bonne : « jeune matrone irréprochable ».

Mais surtout on apprend que la découverte des livres est décisive : « mes premières patries ont été des livres » (p. 52). Les livres des rhéteurs sont pour lui importants : « Ils m'apprirent à entrer tour à tour dans la pensée de chaque homme, à comprendre que chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois » (p. 54). Découverte de la langue grecque et amour de la langue grecque, et bien évidemment de la richesse incomparable de la culture hellénique. « J'ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s'atteste à chaque mot, le contact divers et varié des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec » (p. 55).

D'où un premier voyage à Athènes qui immédiatement a conquis « l'écolier un peu gauche ». Précision : « Les mathématiques et les arts m'occupèrent tour à tour, recherches parallèles. »

S'en suit un premier poste à Rome comme juge puis un départ aux armées : « Le départ pour l'armée signifiait le voyage; je partis avec ivresse. J'étais promu à la Deuxième Légion, l'Adjudicatrice : je passai sur les bords du Haut-Danube, quelques mois d'un automne pluvieux… » (p. 69). Du même coup découverte de la machine de guerre : « Ces légions danubiennes fonctionnaient avec la précision d'une machine de guerre nouvellement graissée » (p. 70). Il se trouve à un âge de la vie où tout se décide dans l'hésitation inévitable de la bonne voie à choisir. « J'étais multiple par calcul, ondoyant par jeu. » Mais déjà son ambition se trouve satisfaite : Trajan lui donne l'anneau successoral. Pour l'heure c'est un jeune guerrier et, de fait, le métier des armes est le passage obligé pour accéder au pouvoir suprême. « Vues en gros, et à distance, ces années de guerre comptent parmi mes années heureuses » (p. 79. Il épouse la petite nièce de Trajan, Sabine : « Sabine à cet âge n'était pas tout à fait sans charme. » Mais bien vite le mariage l'excède, l'adultère le dégoûte. Nouvelle campagne militaire : « Guerre chez les Sarmates qui dura onze mois et qui fut atroce." Puis titre de gouverneur de Pannonie : « Je me découvrais impitoyable. » Atrocités habituelles de la guerre : « Les pieux de nos palissades se hérissaient de têtes coupées. »

Après réflexion, il est désormais convaincu de la nécessité d'une politique de paix. Puis il est gouverneur de Syrie. Nouveau voyage en Grèce. Trajan lance une nouvelle campagne terrible contre les Parthes. Tremblement de terre d'Antioche. Mais plus gravement la terre tremble sous les coups de boutoir de la Guerre d'Orient. Révolte juive suivie d'une répression horrible, bref tout l'Orient est à feu et à sang. « L'empereur se trouva brusquement au centre d'un immense champ de bataille où il fallait faire face de tous côtés » (p. 128).

Nommé commandant en chef, à la place de Trajan, il apprend bientôt son élévation au pouvoir suprême : « Un calme extraordinaire s'était emparé de moi : l'ambition, et la crainte semblaient un cauchemar passé. (…) Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. » (p. 138).

Ñ « Tellus Stabilita », ou La Terre dans son équilibre, ce chapitre confirme, au travers de la reprise d'une devise inscrite sur une monnaie romaine, que l'empereur prend les affaires du monde en mains.

Première phrase : « Ma vie était rentrée dans l'ordre, mais non pas l'empire » (p. 141). Sont convoquées ici les décisions et les actions qui ont concouru à la mise en place d'un ordre équilibré entre le centre de l'Empire - Rome - et la périphérie de l'Empire : toutes les provinces lointaines. Hadrien va s'employer à établir la paix en Orient avant d'aller régler d'autres conflits en Bretagne et chez les Sarmates. La recherche du point d'équilibre n'empêche pas l'ambition hégémonique : « Rome n'est plus dans Rome : elle doit périr ou s'égaler désormais à la moitié du monde » (p. 162). Attianus le protège à Rome en faisant mourir de façon expéditive les adversaires de l'empereur lorsqu'il est occupé sur le théâtre des expéditions extérieures. Le chapitre en question est construit à l'image du concept dominant qui lui donne son titre, l'équilibre : les déplacements et les négociations diplomatiques encadrent l'évocation de l'entrée triomphale de l'empereur à Rome. C'est l'époque des grands chantiers juridiques et architecturaux.

Mais la terre n'est pas seulement parcourue et conquise, colonisée et pacifiée, elle est transformée par des grands travaux architecturaux qui modifient complètement sa figure. Les plus belles pages du chapitre sont consacrées aux gestes du bâtisseur : « Construire, c'est collaborer avec la terre, c'est mettre une marque humaine sur un paysage qui sera modifié à jamais ; c'est contribuer à ce grand changement qui est la vie des villes » (p. 185). La liste de ses travaux le rassure et lui donne le sentiment que « l'accomplissement dans sa plénitude satisfait sa quête d'absolu ». Il constate : « Je suis comme les sculpteurs : l'humain me satisfait ; j'y trouve tout jusqu'à l'éternel. » À la recherche de l'équilibre extérieur, équilibre politique, correspond la recherche d'un équilibre intérieur, philosophique. « Ordre et beauté, paix et bonheur », prennent la forme « de ces petites statuettes d'argile de la propagande impériale : “Tellus stabilita“, le Génie de la Terre pacifiée, sous l'aspect d'un jeune homme couché qui tient des fruits et des fleurs » (p. 196). Par souci d'équilibre, ce chapitre se clôt par la description d'une nouvelle campagne en Orient qui lui donne l'occasion de méditer sur la fonction quasi religieuse du pouvoir suprême : plus que jamais Hadrien a conscience des devoirs sacrés de sa charge : « Et c'est vers cette époque que je commençai à me sentir Dieu (…) J'étais Dieu, tout simplement, parce que j'étais homme. (…) Si Jupiter est le cerveau du monde, l'homme chargé d'organiser et de modérer les affaires humaines peut raisonnablement se considérer comme une part de ce cerveau qui préside à tout » (p. 212-213).

Ñ Comme l'indique son titre - « Saeculum Aureum », Le Siècle d'Or -, le chapitre évoque le retour de l'utopie arcadienne : une époque légendaire qui correspond ici aux amours du berger de Bithynie, Antinoüs, mais qui correspond également à la consolidation du pouvoir impérial. Rencontre lumineuse qui va éclairer toute la vie d'Hadrien et à laquelle la méditation angoissée actuelle sombre dans la responsabilité effective du Prince dans le suicide de son jeune amant. Affaire amoureuse en tout cas purement privée. « La mort d'Antinoüs n'est un problème et une catastrophe que pour moi seul » (p. 250). Catastrophe marquée par le suicide du favori qui précipite la vieillesse de l'empereur tyrannique : « Il n'y eut plus qu'un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d'une barque. » Constat : « La mort est hideuse, mais la vie aussi » (p. 300). Avant la mort d'Antinoüs, Hadrien s'élevait dans la quête de son identité ; après sa mort, il descend et s'abîme peu à peu dans une défection qui prépare sa propre mort. Avant, la course de la lumière était ascendante, elle montait vers le soleil doré du Grand Midi ; ensuite l'obscurité gagne peu à peu : « La mort perçait partout sous son aspect de décrépitude ou de pourriture : la tache blette d'un fruit, une déchirure imperceptible au bas d'une tenture, une charogne sur la berge, les pustules d'un visage, les marques des verges sur le dos d'un marinier » (p. 300).

Ñ « Disciplina augusta », la discipline auguste. Placé sous l'allégorie de cette devise militaire, le dernier chapitre précise quel a été l'esprit de la fin du règne d'Hadrien. Chapitre qui évoque les ultimes mesures d'autodiscipline privée et de discipline publique. Il faut mettre sa vie en ordre et mettre de l'ordre dans l'Empire. Sa hantise est de ne pas pouvoir achever ses grands travaux et de mal préparer sa succession. Bref la peur du désordre et du chaos. Plus que jamais il se félicite d'avoir imposé à sa vie des disciplines grecques : « Oui, Athènes restait belle, et je ne regrettais pas d'avoir imposé à ma vie des disciplines grecques. Tout ce qui en nous est humain, ordonné, lucide nous vient d'elles » (p. 323). Il reprend peu à peu goût à la vie, c'est-à-dire à la chasse et aux amours : les deux poursuites sont mises sur le même plan. Au plan politique, « les affaires juives allaient de mal en pis » (p. 337).

Mais l'empereur s'efforce d'être philosophe, avec du mal, dans sa lutte contre le fanatisme : « J'oubliais trop que dans tout combat contre le fanatisme et le sens commun, ce dernier a rarement le dessus » (p. 339). Mais de même que l'empereur entrevoit déjà la chute, non pas prochaine, mais inévitable de Rome, de même l'homme Hadrien sait que les faiblesses de la vieillesse annoncent la mort prochaine. « J'avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j'avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu'un avec ma volonté, avec mon esprit (…) le camarade intelligent d'autrefois n'était plus qu'un esclave qui rechigne à sa tâche » (p. 354).

Une poésie des ruines et de la décrépitude se met alors en place. La course touche à sa fin et il faut désormais « s'en tirer sans fatigue ». Il n'a plus que deux idées fixes : « Je me disais que seules deux affaires importantes m'attendaient à Rome : l'une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l'empire ; l'autre était ma mort, et ne concernait que moi » (p. 363). L'obsession d'ordre et de clarté se renforce et, une fois les décisions successorales et politiques prises, il peut se dire : « Mon héritage impérial était sauf entre les mains du pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n'était pas trop mal arrangé » (p. 391).

Ñ « Patientia », Patience. La courbe de la vie d'Hadrien est sur le point de s'achever, d'où le dernier chapitre intitulé Patientia : Patience, Endurance, Résistance aux souffrances de la maladie qui poursuit inexorablement son avancée. Il s'agit donc d'envisager sa propre mort et de la regarder en face. Il renonce à brusquer sa mort et à hâter la sortie de la vie. Le suicide est contraire à son affaire d'empereur. Il est clair et convenu qu'un empereur ne se suicide pas ou qu'il le fait uniquement s'il est acculé par des raisons d'État. « Je ne me sentais pas plus libre de déserter que le premier légionnaire venu » (p. 399). Patientia sera donc son dernier mot d'ordre. En bon philosophe, il sait la vanité de la préparation de la mort : « La méditation de la mort n'apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n'est plus ce que je recherche » (p. 414). Ce qu'il recherche, c'est l'apaisement de ses souffrances, la libération de son corps : « La vie est atroce ; nous savons cela » (p. 419). L'ultime leçon tient dans les dernières paroles de l'empereur : « Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts… » (p. 423).

Leçon 2 : Les singularités de « l'écriture de soi » dans les Mémoires d'Hadrien

Le sujet de l'énonciation - l'ego scriptor - n'est ni simple ni unique dans les Mémoires d'Hadrien, puisque s'entrelacent dès la page de couverture l'ego de la romancière et celui d'Hadrien l'empereur. Qui parle ici ? elle ? lui ? Et plus subtilement dans l'épigraphe l'écrivain est Hadrien, empereur et poète, dans les premières ligne d'Animula, adressées au Cher Marc, c'est bien évidemment l'Hadrien fictif et littéraire, Hadrien recréé par Yourcenar et non l'empereur. Or, comme le note Alain Trouvé, « ce je de l'autobiographie imaginaire n'est qu'un Lui pour le biographe réel »[1]. Autrement dit, si, comme le remarque Yourcenar, elle avait le choix de plusieurs genres littéraires pour étudier la destinée d'un homme qui s'est nommé Hadrien (« cette étude eût été une tragédie au XVIIIe siècle, c'eût été un essai à l'époque de la Renaissance »), il nous reste à rendre raison du choix de cette « autobiographie imaginaire ».

Ce choix apparaît d'autant plus surprenant que, dans ses Mémoires à elle (Le Labyrinthe du monde : Souvenirs pieux, Archives du Nord, Quoi? l'éternité), Marguerite Yourcenar se garde de toute confidence personnelle, choisissant de retenir un nom de plume qui distingue l'écrivain de la femme. Au contraire Hadrien énonce sa démarche selon les règles classiques de l'autobiographie : « J'ai formé le projet de te raconter ma vie (…) je t'offre ici (…) un récit dépourvu d'idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l'expérience d'un seul homme qui est moi-même » (p. 36). Si ce « je » appartient évidemment à la fiction littéraire et romanesque, comment ce personnage va-t-il pouvoir nous faire entendre la voix d'Hadrien, la voix de l'Empereur ? Et nous laisser voir ses faits et gestes, mieux encore, partager ses états d'âme ?

Comment un écrivain qui, ordinairement travaille à l'effacement de soi, ou plus exactement du « moi », va-t-il pouvoir rendre présent le moi d'Hadrien ? On bute ici sur la contradiction intestine de « l'autobiographie imaginaire » qui, comme l'indique le titre des Mémoires, qu'ils ne peuvent être que des mémoires apocryphes (faux et illusoires), puisque nous savons que Hadrien, l'empereur chef d'État, n'a pas écrit la longue lettre que nous allons lire. Chateaubriand a écrit les Mémoires d'Outre-Tombe, mais c'est Marguerite Yourcenar qui a écrit Mémoires d'Hadrien ! Écrits rangés dans ses « œuvres romanesques ».

Comment cette ruse littéraire peut-elle fonctionner ? Afin de résoudre ce problème nous allons essayer de répondre aux trois questions suivantes :

1) Comment l'ego scriptor Marguerite Yourcenar peut-il prêter sa plume et son style à l'ego qu'est Hadrien, l'empereur, au point de se faire - elle - oublier et de passer - elle - pour lui ?

2) Pourquoi avoir élaboré un tel projet et écrit un tel livre - « j'ai formé le projet de te raconter ma vie » -, la vie d'un autre, dans lequel on se glisse pour ainsi dire dans sa peau, projet aussi singulier que lointain d'autobiographie imaginaire qui devra retenir notre attention et notre intérêt alors que nous ne sommes bien évidemment pas le destinataire de la longue missive en question adressée à Marc Aurèle, futur successeur d'Hadrien ? Le pari, quelque peu fou, de cette écriture explique sans doute que Yourcenar se soit étonnée du succès de son livre auprès des lecteurs.

3) Ne tirons-nous pas de cette écriture de soi la leçon d'une construction de soi par le choix de l'écriture de soi, mais d'une écriture de soi très biaisée ?

I.- Une autobiographie imaginaire

Cette autobiographie imaginaire doit surmonter la distance entretenue entre le « Je » actuel de l'écrivain et l'autre « Je » - celui de l'empereur - qui prend apparemment la parole. C'est l'invention d'une certaine forme littéraire qui permet au « Je » d'être un Autre et à l'Autre d'être le « Je » en question…

Comment cette forme littéraire très calculée se met-elle en place ? Tout d'abord lesdits Mémoires doivent nous faire croire qu'on a affaire à de vrais Mémoires et donc nous donner l'illusion de nous restituer un passé romain lointain, de participer à l'imaginaire de l'époque d'Hadrien empereur, alors que ce transport dans le temps est objectivement impossible. Pour que nous participions dans l'imaginaire à ces Mémoires apocryphes, il faut que le personnage central, celui de l'empereur, s'inscrive exactement dans la réalité singulière et spécifique de son temps et de son état, faute de quoi « l'œuvre n'est qu'un bal costumé ». Cette indispensable exigence d'exactitude dans la restitution du passé a donc contraint l'auteur à faire un énorme travail d'érudition historique préalable. La résurrection du passé est possible à partir de traces, de vestiges, de témoignages, de mémoires que ledit passé nous a légué. Sans doute ces documents d'époque sont-ils en piteux état et lacunaires, controversés et contradictoires, mais à partir d'eux on peut reconstruire une représentation vraisemblable dudit passé.

Cependant, comme il ne s'agit pas d'un travail d'historien mais d'écrivain, ce qui est en cause c'est moins l'objectivité ou la véracité que la fidélité et l'authenticité. Et si un tel travail est possible, c'est que, si l'on en croit les paroles et les sentences que l'auteur met dans la bouche d'Hadrien, l'histoire se répète bien plus qu'elle ne s'invente. Non seulement le passé dure (« Tout ce qui fut dure encore »), mais surtout le progrès est illusoire : ainsi, par exemple, l'esclavage ne disparaît pas, il change simplement de forme : « Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. »

Parce qu'elle est restée grecque et croyant à l'éternel retour des mêmes drames et des mêmes folies, des mêmes joies et des mêmes peines, l'auteur peut nous rendre contemporains des Anciens par la pensée. Les Anciens ne sont pas aussi éloignés que nous le pensons, et, de César comme de Néron à un Duce comme Mussolini, c'est « une même décadence qui s'étale sur plus de 1 800 ans ». Aussi l'auteur des Carnets de Notes, accompagnant les dits Mémoires, s'étonne toujours de la naïveté caractéristique des hommes dits modernes qui croient que tout change à tout instant : « Le temps ne fait rien à l'affaire. Ce m'est toujours une surprise que mes contemporains qui croient avoir conquis et transformé l'espace, ignorent qu'on peut rétrécir à son gré la distance des siècles. » Les hommes répètent les mêmes erreurs et les mêmes fautes ; l'humanité répète les mêmes cruautés et les mêmes folies. Cette conception d'un Temps quasi toujours égal à lui-même - dans un cours cyclique non évolutif - va de pair avec une conception de l'humanité elle même stable et égale à elle-même. Ce qui change ce n'est pas l'homme mais simplement ses moyens de destruction, destruction de la nature et des autres hommes ; les armes changent, les passions demeurent identiques. Résultat : nous pouvons participer aux sentiments des autres hommes, que ces hommes nous soient proches ou lointains, et cela aussi bien dans l'espace que dans le temps. Cette conviction s'affirme explicitement dans les Carnets : « Tout être qui a vécu l'aventure humaine est en moi. » Cela en écho à la formule des Essais de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. »

Même conviction mise dans la bouche de l'empereur Hadrien : « Entre autrui et moi les différences que j'aperçois sont trop négligeables pour compter dans l'addition finale. » On comprend mieux, à partir de ces fondements philosophiques élémentaires, le déploiement par Yourcenar d'une méthode sympathique qui permet littéralement à l'auteur de se mettre, par l'imagination, dans la peau d'un autre. Certes il est impossible, littéralement parlant, de redonner vie à un passé à jamais mort et ce qui a été n'est plus. Mais il est possible littérairement parlant de faire revivre ce passé dans l'imaginaire si nous aimons les ombres que nous évoquons. « J'ai tâché de reconstituer tout cela à partir des documents, mais en m'efforçant de les revivifier ; tant qu'on ne fait pas entrer toute sa propre intensité dans un document il est mort, quel qu'il soit » (Les Yeux Ouverts, p. 146).

Mais, comme elle l'explique dans ses Carnets de Notes, l'écrivain est tellement hanté par le personnage auquel il prête vie que parfois, comme un medium, il sent « du dedans ses douleurs[…] et même ses mensonges ». Cet effort de sympathie permet donc à l'autre de s'exprimer en son nom au travers de l'ego de l'écrivain par-delà les siècles. Ce qui compte, c'est moins la vérité, ici impossible, que l'authenticité sincèrement recherchée : « Quoi qu'on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c'est déjà beaucoup de n'employer que des pierres authentiques. » Mais pour cela il faut employer une méthode ardue qui concilie à la fois les vertus de l'érudit et les qualités du psychologue puisqu'il s'agit de « refaire du dedans ce que les archéologues ont fait du dehors ».

On comprend mieux dès lors que, paradoxalement, le choix de l'écriture en première personne sert au mieux l'objectivité revendiquée par l'auteur : « Mais si l'on fait parler le personnage en son propre nom, comme Hadrien, on se met à la place de l'autre évoqué ; on se retrouve alors devant une réalité unique » (Les Yeux Ouverts, p. 161).

Mais, si je peux redonner vie à l'Autre, c'est que l'Autre est un autre Je semblable à Moi par-delà toutes ses différences. Nous pouvons donc entendre la voix de l'empereur dans les Mémoires d'Hadrien pour peu que nous sachions retrouver notre grandeur propre : « Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule appartient à l'espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappera à l'humain. » Comprenons : à l'humain trop humain.

Ce qu'il y a de proprement divin chez l'homme, c'est sa puissance de réflexion qui lui permet de surmonter le hiatus des conditions et des siècles, et du même coup de transcender les données documentaires. D'où l'importance de la méditation et de la réflexion dans Mémoires d'Hadrien. Mais réflexion et méditation s'apprennent autant et même plus dans les livres que dans les débats. Et Hadrien privilégie les lettres c'est-à-dire « le dialogue écrit où le souci de soi est aussi respect de l'autre : la lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix humaine ». Cette voix humaine qui nous fait entendre l'âme de notre correspondant.

On comprend mieux dès lors le soin mis par Yourcenar à nous faire entendre la voix singulière d'Hadrien. Les Mémoires d'Hadrien sont bien, selon sa formule étonnante, ce qu'elle appelle « le portrait d'une voix ». Il faut entendre la noblesse de cette voix pour comprendre la grandeur d'Hadrien. C'est sans aucun doute l'unité de ton singulier de l'oratio togata qui nous invite le mieux à découvrir la destinée d'Hadrien. L'autobiographie imaginaire nous séduit et nous entraîne par cette impression surprenante d'étrangeté et de proximité qui nous fait acquiescer à cette histoire à la fois si lointaine et si proche de nous.

II.- Comment et pourquoi cette autobiographie imaginaire retient-elle notre attention en suscitant notre intérêt ?

Dès les premières lignes du premier chapitre nous apprenons que c'est parce qu'il commence à apercevoir le profil de sa mort « qu'il a formé le projet de raconter sa vie » à Marc. C'est parce que son corps lui obéit de moins en moins qu'il le rend peu à peu étranger à lui-même. Cela parce qu'il ne répond plus docilement à ses ordres. Cela l'amène à donner audience à ses souvenirs. Mais l'observation de soi lui dévoile soudain son étrangeté à lui-même car « sa familiarité de près de soixante ans avec lui-même comporte encore bien des chances d'erreurs. » (p. 40). Descendre en soi par l'introspection lui révèle alors son obscurité à lui-même. D'où la volonté d'employer ce qu'il a d'intelligence à voir de plus haut et de plus loin sa vie, « vie qui devient alors la vie d'un autre ». C'est cette volonté de connaissance de soi se découvrant autre que ce qu'il pensait être qui va retenir notre attention.

Altérité d'un « je », jamais égal à lui-même et doutant de sa permanence, qui remet en cause son assurance de soi. L'enjeu est donc d'emblée la connaissance philosophique de soi et non une approche vaguement psychologique ou sociologique. Il ne s'agit pas simplement de l'autoportrait d'un empereur ; il s'agit bel et bien d'une connaissance de soi qui cherche à mettre de l'ordre finalement dans les désordre d'une vie dispersée dans de multiples entreprises ; bref mettre de l'unité dans la diversité : « Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d'une personne mais, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances, ses traits se brouillent comme une image sur l'eau » (p. 42). Le but, ou plutôt la finalité de l'écriture de soi, c'est donc bien de faire émerger une figure visible des lignes plus ou moins floues qui vont suivre. Comment comprendre ce projet ?

Tout d'abord nous allons avoir affaire à des mémoires privés et non publics. C'est une réelle autobiographie fictive et non une hagiographie historique. Dès le départ « il » - le narrateur - nous indique qu'il n'est pas question de confondre ce qu'il va écrire avec une histoire officielle de son règne : « Je me propose maintenant davantage : j'ai formé le projet de te raconter ma vie. À coup sûr j'ai composé l'an dernier un compte rendu officiel de mes actes en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis mon nom » (p. 36). Les Mémoires officiels peuvent être écrits par un autre que soi car il n'est pas vraiment question de soi dans lesdites activités. Ils s'occupent des faits et gestes de l'empereur tandis que la lettre à Marc va nous dévoiler ses pensées les plus secrètes, pensées pour soi-même et indirectement pour nous lecteurs.

Par la ruse de cette présentation littéraire l'écriture de soi est destinée en vérité aux autres. Le récit va donc être d'emblée méditatif et non pas narratif ; c'est sa personnalité la plus secrète qui est en cause et non le personnage public, c'est-à-dire le masque d'empereur romain. La confession porte d'emblée sur ce qu'il y a de plus intime : le progrès de la maladie et la proximité de la mort de l'empereur, laquelle va de fait précipiter la succession de Marc, de Marc Aurèle qui pratiquera lui vraiment l'écriture de soi en rédigeant ses Pensées pour soi-même.

Écrivant cette Lettre en première personne à Annius Verrus le Vérissime, peut-être le seul qui n'ait jamais menti au Prince, l'empereur s'adresse donc en toute sincérité à son confident qu'il sait être très exigeant sur le chapitre de la vérité. L'échange se fonde donc sur le respect et la confiance mutuelle. On va donc avoir affaire à une lettre philosophique et morale et non à un écrit de circonstance.

D'où la hauteur de vue proprement philosophique du scripteur et du destinataire et du même coup la noblesse du ton employé. La distance est donc bien établie entre l'histoire officielle, qui est condamnée à quelques entorses à la vérité, cela en raison de « l'intérêt public et de la décence qui l'ont forcé néanmoins a arrangé certains faits » (p. 36) et l'histoire privée, qui n'a de sens et de valeur que si elle est authentique et vraie. Il y a ici une exigence morale de dire toute la vérité. Et de la vérité le premier juge est celui qui la confesse. Force va nous être donc faite de le croire sur parole ! On retrouve ici un principe paradoxal de l'autobiographie : le « je » va dégager ce qu'il est en vérité à ses yeux, dégager sa vraie forme, bref nous donner le portrait le plus ressemblant de son être le plus secret, portrait qui ne se confond pas avec les images qu'on a de lui. Nul mieux qu'Hadrien ne connaît la vraie figure d'Hadrien. C'est la vérité de son être qu'il doit parvenir à manifester.

Cependanr le gage ou plutôt la condition de cette vérité secrète enfin dévoilée dans toute sa complexité et sa richesse, c'est la présence de la maladie et la proximité de la mort. Le soliloque témoigne d'un souci de voir clair en soi à l'approche de la mort : « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être ou tout au moins pour mieux connaître avant de mourir » (p. 37). D'ailleurs à la fin de sa Lettre, produit de son enquête de soi sur soi, Hadrien ne s'adresse plus qu'à son âme : « Animula, vagula, blandula. »

Il faut savoir que depuis Platon, et pour la majorité des philosophes, le souci de soi c'est avant tout le souci de son âme. Mais l'étroitesse des liens unissant l'âme au corps est telle que la médecine de l'âme et celle du corps sont étroitement liées car il n'y a guère de maux qui ne nous affectent pas tout entier. Ce sont donc bien les souffrances de la maladie qui vont l'obliger à être plus exact, et plus exigeant aussi, touchant la vérité de son être. C'est l'expérience de la vie qui, à l'heure de la mort, devient notre ultime guide.

Or l'observation de soi est non seulement malaisée mais elle est quasi impossible car le sujet ne parvient pas à rejoindre le moi qu'il est en vérité. Certes c'est une vérité commune de reconnaître que « les actions des hommes leur ressemblent » (p. 42). Mais cette vérité générale n'a plus aucune utilité rapportée à l'homme singulier qu'est Hadrien. Il ne suffit donc pas de rentrer en soi et de s'observer pour se connaître : « Mais il y a entre moi, et ces actes dont je suis fait, un hiatus indéfinissable. Et la preuve c'est que j'éprouve le besoin de les peser, de les expliquer, d'en rendre compte à moi-même » (p. 42). Pour se connaître, le moi n'étant jamais un et simple, il faut être capable de se dédoubler pour reconnaître à tout le moins sa dualité. Ainsi on apprend, de la bouche d'Hadrien, qu'il est autant Grec que Romain ; double identité qui n'est pas contradictoire mais qui témoigne de sa richesse intérieure.

Pour se connaître - comme pour connaître les hommes -, l'écriture de soi va être un moyen irremplaçable car elle nous fait entendre la voix humaine dans ce qu'elle a de plus singulier. Cette voix nous fait entendre l'âme en première personne. Encore faut-il que l'heure de la mort soit proche car alors l'homme cherche moins à tricher dans son récit de vie. La proximité de la mort nous permet d'évaluer à son juste prix les biens que nous avons poursuivis tout au long de la vie en aveugle irréfléchi. Mais pour cela, comme le note judicieusement Hadrien, il faut tantôt « descendre au plus profond de la connaissance de soi-même », tantôt « de loin et de plus haut notre vie, ce qui devient alors la vie d'un autre » (p. 40). Pour cela, il faut que l'âme se retire en elle-même et qu'elle fasse retraite en un lieu qui lui garantisse un minimum de paix et de solitude. On n'oubliera pas que symboliquement c'est dans le centre le plus retiré et le plus secret de la Villa Adriana qu'Hadrien a écrit la missive que nous allons lire. Chambre ou cellule ainsi décrite : « un îlot de marbre au centre d'un bassin entouré de colonnades, une chambre secrète qu'un pont tournant si léger que je peux d'une main le faire glisser dans ses rainures relie à la rive, ou plutôt sépare d'elle. » Cette chambre secrète est le lieu idéal pour percer les secrets de l'âme. D'autant plus que la chambre est le lieu dévolu à l'expérience singulière du sommeil - sorte de petite mort - , de mort dont on revient à chaque réveil à notre grande surprise et à notre grande joie alors que nous savons que le repos éternel nous guette. Sommeil reconstituant et réconfortant mais également inquiétant car rien ne nous garantit que nous reprendrons vie et conscience par delà cette « petite mort ».

Ces Mémoires, et le choix de cette lettre, s'adressent plus qu'à un successeur : ils ont pour destinataire un jeune philosophe capable de recevoir et d'entendre l'enseignement de quelqu'un qui n'est pas un dominus mais un magister. La visée du texte est donc propédeutique et didactique car elle renvoie au choix d'un successeur capable et surtout digne d'assumer la charge qui va lui être confiée : « Ce n'est pas par le sang que s'établit d'ailleurs la véritable continuité humaine », note l'empereur. La véritable continuité humaine est spirituelle et culturelle.

On lit donc ici le souci de fonder une continuité aristocratique où la participation à l'élite des meilleurs n'est pas affaire d'hérédité biologique mais d'héritage culturel. Il ne s'agit pas pour Hadrien de trouver simplement « ce continuateur docile (…) que la plupart des gens qui ont exercé une autorité absolue cherchent désespérément à leur lit de mort » car il ne s'agit pas simplement d'assurer la continuité des pouvoirs établis, il s'agit de choisir la personne bien éduquée qui sera capable de maintenir l'Empire en ordre et en paix sans qu'il perde rien de sa grandeur.

Les Mémoires sont émaillés de maximes qui forment comme une sorte de Manuel à destination du futur prince régnant. Nous savons, nous lecteurs, qu'Hadrien a fait le bon choix en la personne de Marc puisqu'il deviendra Marc Aurèle, exemple unique et exemplaire d'empereur-philosophe capable de préserver l'unité et la solidité de l'Empire sans laisser entamer sa rigueur et sa sagesse. Cette visée didactique se confirme par la proximité de la mort de l'empereur condamné à faire preuve de responsabilité. Sur le plan de la fiction Marc est surtout Annius Verus, le « Vérissime », « peut-être le seul être qui n'ait jamais menti » au prince. En tout cas celui auquel il est plus malaisé qu'à d'autres de mentir.

Mais il est également un très jeune homme de dix-sept ans qui a reçu « une éducation sévère », « trop protégée et qu'il importe de choquer aussi ». Il s'agit de persuader Marc de garder une sagesse humaine et de na pas être un intellectuel distrait. Il faut le faire sortir de ses livres de philosophie pour que sa philosophie de l'existence soit tirée des expériences vécues. Bref il faut qu'il ne reste pas un homme théorique puisque l'art de régner est une affaire de pratique. Il n'hésitera donc pas à « le choquer » et à lui faire découvrir que « toute vérité fait scandale ». En clair, Hadrien se méfie d'un excès de sagesse chez son successeur, qui le retrancherait de la vie du commun des mortels. Ne connaissant pas ses compatriotes il ne pourrait pas les gouverner.

Mais du même coup les mises en garde d'Hadrien à Marc touchant « les dangers d'une vie par trop austère » sont en fait des critiques à peine déguisées touchant le caractère excessif de la philosophie stoïcienne. Il lui demande de devenir lui-même en oubliant la sagesse apprise dans les livres pour la mettre en pratique dans sa vie et dans son exercice du pouvoir. Ce qui peut faire scandale dans cette longue missive adressée à Annius Verrus, c'est donc la portée centrale de cette missive, « ce grand moment dans la vie d'Hadrien », moment consacré à son amour pour Antinoüs. Il y a là une confidence privée qui prend place au sein d'une confidence appelée à être publique. La complicité relie Hadrien à Antinoüs, le respect mutuel relie Hadrien à Marc. Ne pas confondre le bien-aimé et l'ami admiré. Mais par-delà les yeux de Marc et l'épaule d'Antinoüs, le destinataire de ces Mémoires c'est en fait tout homme qui comme Hadrien a le souci de soi et de son âme, tout homme qui, pour cette raison dialogue en pensée avec lui-même. Hadrien écrit donc autant pour lui-même que pour tout autre homme. Plus la lettre avance plus la parole se déploie en un long soliloque. Il s'agit essentiellement pour Hadrien, qui ne se parle plus qu'à lui-même, « petite âme, tendre et flottante », de progresser dans un même mouvement dans la connaissance de soi et dans la maîtrise de soi.

III. - Une construction de soi par l'écriture de soi

La forme épistolaire des Mémoires fait qu'Hadrien y tient le discours d'un moraliste, comme pourrait nous le confirmer la multitude des sentences qui émaillent sa narration. La Lettre s'ouvre sur le bon usage du corps et sur la meilleure préparation à la mort. Mais l'ombre portée de la mort sur sa vie (« Je commence à apercevoir le profil de ma mort », p. 14) l'amène à relativiser la capacité de la philosophie à mettre de l'ordre dans son vécu. La sagesse ne peut pas tout, précisément parce qu'elle est une affaire d'homme à homme, pas une affaire de lectures mais d'expériences réfléchies. Et c'est ce que cette longue Lettre va vérifier. L'écart est grand, le hiatus est infranchissable entre le caractère idéal du sage et la pratique des hommes d'expérience.

À la philosophie elle-même, il va donc falloir donner des leçons de philosophie ! La première est que la philosophie ne s'apprend pas dans les livres mais qu'elle procède des expériences de la vie. L'écriture de soi va donc être d'abord une quête de soi. Et ici, comme à la chasse, la quête vaut par elle-même et elle vaut mieux que la prise. « J'ignore à quelles conclusions ce récit m'entraînera » (p. 37), note Hadrien. Mais l'objectif avancé et avoué est le progrès de la connaissance de soi. « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour mieux me connaître avant de mourir. » L'écriture de soi n'a donc pas qu'une portée narrative et rétrospective mais elle a une portée interrogative et prospective. Elle procède à une élucidation de certains de nos actes, qui modifie notre façon actuelle d'agir. Éclairer nos pensées, c'est éclairer nos actions. Bref cette écriture modifie le scripteur qui médite la plume à la main. Il en devient plus humain et plus responsable car il ne dialogue pas tant avec un autre qu'avec lui-même et ce dialogue de l'âme avec elle-même c'est précisément ce qui définit la pensée selon Platon.

Dans l'écriture de soi il y a donc à la fois un éclairage du chemin de vie parcouru et une tentative d'éclairage du chemin de vie qu'il reste à parcourir. Méditer sur ce qu'Hadrien a vécu lui permet non seulement d'ordonner sa vie et de mieux se connaître mais surtout de se renforcer à l'approche de la mort. La rétroaction prépare, pourrait-on dire, l'action ! ou plutôt la réaction ! La méditation sur soi est formation de soi. Hadrien devient donc le sculpteur de son « moi » au travers de cette Lettre. D'où l'importance de la réflexion sur soi et sur ses actes.

Méditation où le commentaire sur l'écriture en cours vient nourrir l'écriture en cours. L'écriture s'alimente et se nourrit d'elle-même.

Cela parce que la pensée est toujours pensée de la pensée, c'est-à-dire réflexion et réflexivité. Hadrien étant un empereur encore en exercice, on trouvera donc très souvent des réflexions se rapportant à son exercice. Les vues sur le Pouvoir et sur l'Histoire ne manquent donc pas dans ces Mémoires. Ce qu'il en ressort, c'est que le premier devoir de tout chef d'État c'est de maintenir la continuité de l'État et celle de communauté qui lui a été confiée. Hadrien se sent avant tout « un continuateur ».

Mais la sagesse offerte par la méditation sur l'Histoire universelle lui lègue, comme seconde grande idée, la fragilité, la caducité de tous les grands empires, tous condamnés à mourir. Pour les nations, comme pour les individus, la vie se nourrit de la mort. D'où ce commentaire lucide et désabusé : « Comme l'initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funéraire. »

Si les civilisations sont mortelles, ce qui ne meurt pas ce sont les œuvres de la culture en tant qu'elles constituent les plus fortes et les plus vraies pensées des hommes. Athènes est devenue une colonie de Rome mais il n'empêche que « presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. » C'est la culture universelle qui est immortelle et pas les empires des hommes. Et c'est la culture universelle qui nous dévoile la continuation de l'humanité : « Tout vient de plus loin et va plus loin que nous. Autrement dit tout nous dépasse et on se sent humble et émerveillé d'avoir été ainsi traversé et dépassé » (Les Yeux ouverts).

Mais cette méditation est également une méditation de moraliste, c'est-à-dire qu'elle porte sur la vie et la mort des hommes, sur leurs hauts faits et leurs méfaits. Cette méditation porte en particulier sur les usages des plaisirs corporels. L'essentiel est ici que l'homme reste maître de soi : « Trop manger est un vice romain mais je fus sobre avec volupté » (p. 17). L'art du bien vivre est art de la mesure. La démesure étant toujours pour les Anciens un signe exprès de folie. La méditation du moraliste comporte donc une hiérarchie des plaisirs : les plaisirs de l'amour étant incomparables avec ceux de la chair; la possession de l'autre n'est pas une absorption quelconque. L'aimé n'est jamais un bien-aimé quelconque et l'amour ne se réduit pas « au frottement de deux parcelles de chair » (p. 25). Bref Éros a une grandeur proprement spirituelle et Hadrien nous confie que « tout bonheur est un chef-d'œuvre ».

Mais parmi les sentiments tous ne se valent pas. Ainsi l'amitié est-elle le sentiment noble par excellence. Sentiment désintéressé et stable qui surmonte les barrières du sexe et de l'âge mais aussi celle des conditions et des états. D'où l'éloge de l'amitié de Plotine et la reconnaissance qu'il doit à Arrien, êtres d'exception et de grand secours.

Cependant la fin de cette méditation de moraliste c'est bien sûr de se défier de toute leçon de sagesse apprise des autres. Les positions stoïciennes ou épicuriennes vont finalement être dépassées et congédiées car il faut apprendre à « être sage par soi même et pour soi-même ». « Du moraliste, comme il dit, il s'attend à tout et des philosophes il se défie car ils font subir à la réalité trop de transformations pour pouvoir l'étudier. » C'est à chacun, à force d'expérience et de méditation, d'extraire sa propre sagesse. D'où le rejet de tout dogmatisme : « Mais il m'eût toujours déplu d'adhérer totalement à un système. » Comme dira Pascal la vraie morale se moque de la morale, comme la vraie philosophie se moque de la philosophie. La méditation est donc essentiellement un exercice du jugement qui libère le jugement.

Mais surtout la méditation d'Hadrien est une méditation d'homme cultivé qui repousse tout ethnocentrisme niais car il souligne que la cruauté des barbares n'a d'égale que celle des Romains condamnés à la répression sanglante de leurs adversaires. De même les cultes des prêtres étrangers ont des pratiques rituelles effrayantes mais ce n'est pas une raison suffisante pour les condamner sans raison. Les peuples différents du peuple romain ont aussi leur grandeur.

Reste que plus on s'éloigne de Rome plus les valeurs de la civilisation s'estompent peu à peu et sont remplacées par un état d'ignorance ou l'âge de l'informe. En homme cultivé Hadrien sait que toutes les cultures ne se valent pas et qu'elles ne sont pas d'égale puissance ou grandeur : « Mais la terre s'étend au loin, informe, sous des amas de neige et sous une épaisse couche de glace qui atteint sept coudées. » Ces territoires sauvages et inconnus ont tenté Trajan comme ils ont tenté tous les conquérants.

Par delà cette méditation, ce qui est en cause c'est la volonté d'ordonner sa vie : « Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe » (p. 41). Il s'agit d'une exigence primordiale, fondamentale, chez celui qui se sent « varius, multiplex, multiformis ». La contemplation de soi au miroir de l'écriture lui livre une image brouillée, trouble et décevante de lui-même. Alors qu'il est attiré par l'ordre, la netteté, la clarté. La méditation prépare donc une transformation de soi par soi. La vie qu'il a vécue va être évaluée à l'aune de l'image de sa vie telle qu'il aurait voulu qu'elle fût. Donner forme à sa vie, c'est en réalité lui donner consistance. L'homme qui médite devient ici le sculpteur de soi car la connaissance de soi est à la fois formatrice et normative. Ordonner sa vie devient sa grande affaire à l'heure de sa mort puisqu'il lui faut métamorphoser sa vie en un chef-d'œuvre. L'écriture de soi permet, autorise même, cette mise en ordre par-delà les échecs qu'il reconnaît : « Je me reprochai d'avoir été aveugle à Jérusalem [révolte de Bar Kochba], distrait à Alexandrie [suicide d'Antinoüs] impatient à Rome [il éborgne un esclave de la pointe de son stylet]. »

L'ordonnance de la vie transparaît alors, après coup, dans celle des Mémoires où la courbe de la vie devient parfaite. Puisque nous allons de Varius, multiplex, multiformis, c'est-à-dire de l'informe des jeunes années du prince, à la Patientia, c'est-à-dire à la patience obligée du vieil homme, en passant par Saeculum Aureum, l'âge d'or de la maturité sûre d'elle-même. La ligne de vie et la ligne du texte se superposent l'une l'autre et finissent par se confondre. Elles passent par quelques points privilégiés, points d'équilibre acquis par la discipline auguste, la discipline n'étant plus ici simplement la vertu militaire mais celle de tout homme qui cherche à bien se tenir et bien se conduire. Discipline et autodiscipline en viennent donc à se confondre : « Tout cela n'était pas trop mal arrangé », finit-il par dire.

Il y a donc bien à l'œuvre dans l'écriture de soi une volonté de clarté mais surtout une volonté d'unité. L'écriture de soi réinterprète tout ce qui a été vécu dans le sens de l'unité et en vue de la beauté. Hadrien méditant les propos d'Arrien sur les héros d'Homère souhaite que l'aventure de son existence prenne un sens et s'organise comme dans un poème. Bref l'idéal serait que la vie se transforme en une œuvre d'art et que le Moi légué aux autres soit le chef-d'œuvre du moi vécu.

Si Hadrien doute de pouvoir être transparent à lui-même, il souhaite à tout le moins « entrer en composition avec cet individu auprès de qui il sera jusqu'au bout forcé de vivre ». Il sait que cette composition ne sera pas parfaite car la proximité à soi est plus source d'erreurs que garantie de vérités : « J'emploie ce que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, ce qui devient alors la vie d'un autre » (p. 40).

Mais le but final et proprement héroïque de cette connaissance de soi, c'est évidemment la maîtrise de soi, hors de laquelle maîtrise toutes les autres maîtrises restent vaines. Être maître du monde civilisé d'alors ne lui suffit pas. Il lui faut devenir maître de soi pour être vraiment un homme libre : « Pour moi, j'ai cherché la liberté plus que la puissance seulement parce qu'en partie elle favorisait la liberté. » Ce qu'il recherche par-delà ses lectures et ses méditations, par-delà ses aventures et ses réflexions, c'est un art de vivre libre : « Ce qui m'intéressait n'était pas une philosophie de l'homme libre (…) mais une technique : je voulais trouver la charnière où notre volonté s'articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. » Tout est donc affaire d'exercice et d'expérience. Tout est affaire d'entraînements et d'épreuves. Mais tout est affaire aussi de mesure et de nuance. La sagesse ne peut être qu'humaine et non divine. Il se sépare donc de toutes les philosophies constituées de son temps ; il sait qu'il doit devenir sage tout seul au travers des épreuves personnelles qu'il a dû affronter. C'est pourquoi tous les plaisirs sont autant d'exercices pour faire preuve de vertu. Tout est affaire de limite et de mesure, de discipline et de contrôle de soi. Refuser ce que la sagesse des systèmes philosophiques a de trop superflu c'est cela être vraiment sage. Pour être authentiquement sage, il faut savoir renoncer aux vertiges liés à la transgression des limites ; il faut apprendre à vivre « dans les étroites limites de sa condition d'homme ».

La vraie sagesse tient finalement dans une docte ignorance : « On me suppose depuis quelques années d'étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On se trompe, et je ne sais rien » (p. 350). Savoir qu'on ne sait rien, cette docte ignorance socratique, est la plus haute sagesse. Aussi le terme de la sagesse n'est pas seulement le savoir ou de savoir enfin endurer les souffrances de la vie et de la fin de vie. Le terme de la sagesse, c'est de rendre grâce à l'existence malgré tout : « L'existence m'a beaucoup donné, ou du moins j'ai su beaucoup détenir d'elle ; (…) il me paraît que désormais elle n'a plus rien à m'offrir, je ne suis pas sûr de n'avoir plus rien à en apprendre. » La générosité de la vie ne fait finalement plus qu'un avec le caractère généreux de la vie. Jusqu'au bout la vie nous offre donc des surprises, des expériences et nous devons rester curieux de la vie jusqu'à la mort elle-même.

Hadrien peut alors confesser son identité : « Je suis ce que j'étais, je meurs sans changer » (p. 416). Il a donc fini par se reconnaître dans sa pleine humanité au « miroir d'encre » de l'écriture de soi dans ses Mémoires. Il peut attendre la mort sans inquiétude et la percevoir comme un repos. Acquiescement final à la vie et volonté « d'entrer dans la mort les yeux ouverts… » (p. 423). Les points de suspension laissent le lecteur, yeux ouverts, sur l'ineffable secret de l'instant mortel.

Jean-Pierre Bourdon



[1] Alain Trouvé, Leçon littéraire sur Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, Belin, 1998.

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