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Pierre Campion : Le livre de nos racines

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 8 janvier 2024.

CCatherine brechignac Catherine Bréchignac, La Force de nos racines. Une épopée de gens ordinaires, Les Éditions du Cerf, 2024.


Le livre de nos racines

À Pierre Delamarre, généalogiste amateur.

Depuis la fin des années 1990, les recherches généalogiques ont connu un succès inouï auprès des amateurs. À leur disposition, maintenant sur l'Internet, des numérisations en ligne par départements français, des bases de données internationales gigantesques qui se rachètent entre elles comme des conglomérats industriels, des ressources que mobilise désormais l'intelligence artificielle comme tous autres genres de data.

Que font de tout cela les amateurs ? Ils remplissent les fichiers personnels dont ils trouvent les modèles sur le marché, et souvent ils s'en tiennent là. Tout au plus, ils en font des arbres qu'ils affichent dans leurs fêtes de famille ou qu'ils diffusent en contributions à telle grande base de données, pour l'utilité d'amateurs comme eux. Quelques-uns, autour d'un aïeul ou d'un collatéral aventureux, en tirent des petits récits à l'usage familial ou pour un site internet personnel, histoire de tâter des problèmes du récit de généalogie ou du récit en général, problèmes qui ne sont pas minces.

Catherine Bréchignac en fait un livre ambitieux. Comment fait-elle ?

L'ordre du livre

Comment mettre en mouvement la masse des données que la généalogiste a recueillies sur la partie bretonne de sa famille ? Pour une personne bien identifiée, ces données sont de toutes sortes : description proprement généalogique (nom et prénoms, date et lieu de naissance ou de baptême, de mariage et éventuellement de remariage, alliances conclues en ces occasions, ascendances et descendances, décès ou enterrement, etc.), profession ou métiers, qualité recueillie par ailleurs de témoin ou parrain marraine, présence ou défaut de signature, évaluation de succession, références honorifiques ou non dans la société, place éventuelle dans l'Histoire… Il n'est pas rare qu'il faille accumuler dans le fichier : une qualité de noble homme ou noble femme, une relation hors-mariage, une fonction de trésorier dans la paroisse, une présence en 1788 à l'assemblée locale qui prépare les États généraux, une élection à la sénéchaussée en cette occasion, un destin de matelot ou d'amiral, une enquête des autorités…

Comment impulser à ces données massives et diverses le mouvement d'un livre ?

Celui de Catherine Bréchignac procède selon un ordre simple et efficace :

1 - Une longue partie historique comprise entre les années 1600 et la période contemporaine, partie qui développe, à chaque étape, la vie de personnes de sa famille. Le défi consiste à articuler entre ces personnes des relations de continuité en insérant ces vies dans l'histoire de leur « pays » et dans la géographie et l'économie de ces lieux. Ainsi du deuxième d'une lignée,  Jean Broustail (1662-1737), qui alla chercher femme dans la petite noblesse bretonne, sans trop le savoir et sous le couvert d'un mission confiée à lui par son père d'aller en dehors de leur sphère de parenté chercher au port de Tréguier de la graine de lin. Devenue enceinte en l'affaire et mère d'un garçon, Mathurine Furet, fille de noble écuyer Pierre Furet et de Catherine de Kaerguenec'h, renonça à la condition de noble fille pour épouser ce cultivateur de lin et vivre avec lui toute sa vie.

2 - Cette partie est développée selon deux grands chapitres, « Trois siècles terriens » puis « Trois siècles maritimes » — division simple, géographique et humaine, de la Bretagne entre terre et mer —, dont le deuxième parcourt à nouveau les générations et l'Histoire entre le XVIIe et le XXe siècles (en portant cette fois l'analyse et la réflexion sur la lignée Kerléguer qui sera celle du « Grand-Père » et de la « Grand-Mère » de la généalogiste), deux chapitres qui viennent l'un et l'autre toucher à Brest, « le port de l'aventure », clé terrestre enfoncée au fond de sa rade et ouvrant sur l'Océan, lieu où vont se rencontrer vers 1880 les aïeuls de « Grand-Mère » et de « Grand-Père ».

3 - Cependant cette dynamique redoublée doit, au chapitre 5, se retourner vers sa source, sans laquelle en effet le mouvement du thème des vies ne pourrait pas se déployer : elle se tourne donc vers la curiosité que suscitent, dans l'enfant qui sera la narratrice, les conversations avec Grand-Père et Grand-Mère — et vers la branche bretonne de l'enfant Catherine, ascendances Goarnisson et Caroff.

4 - Enfin, au chapitre 6 et dans la dynamique du livre, cette curiosité va se porter désormais à un « Retour vers demain », pour exprimer un souci, lequel ne peut appartenir qu'à l'auteur du livre qui a déployé jusqu'à ce terme — jusqu'au présent — la responsabilité de la narration.

Ordre apparemment simple et efficace, qui révèle désormais sa complexité et l'inspiration d'un mouvement qu'annonçait l'exergue du livre, pris dans Tocqueville[1] :

Je remonte de siècle en siècle jusqu'à l'Antiquité la plus reculée ; je n'aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous nos yeux. Le passé n'éclairant plus l'avenir, l‘esprit marche dans les ténèbres.

D'écrivain à écrivain, et non sans audace s'élevant à la hauteur de Tocqueville : Catherine Bréchignac écrit, elle aussi, en son temps et dans l'inquiétude de l'avenir. Et, refluant en son tout début, avant même l'exergue recueilli dans Tocqueville, quand elle dédie son livre à ses enfants et petits-enfants, la curiosité de la narratrice se tourne désormais, non sans appréhension pour les siens — ceux de maintenant mais aussi ceux qu'elle a portés au jour dans son récit archéologique —, vers ce qui n'existe pas encore. La curiosité n'est pas que le « vilain défaut » reproché souvent aux enfants, elle est la vertu métaphysique d'enfance qui anime et interroge le monde des morts à travers celui des vivants.

Cependant quelqu'un de singulier parle ici, que la quatrième de couverture s'autorise à évoquer : « Il fallait ici l'une de nos plus éminentes scientifiques de renommée internationale pour illustrer avec précision, inspiration et émotion cette passion française qu'est la généalogie. »

Pour qu'il y ait un livre, il faut un style d'écriture, ici évoqué comme s'étant formé aussi dans la recherche scientifique et dans les postes de gouvernance que la narratrice y a occupés. En témoignent déjà les pages qui faisaient la géographie, l'ethnologie et l'éthologie, et l'économie du pays Pagan (le pays des païens) ainsi que les réflexions qui les prolongeaient sur l'émancipation du peuple par l'instruction, et qui n'épargnaient ni Voltaire ni Rousseau.

Une épopée lyrique

Chez tous les généalogistes, professionnels et amateurs, le travail archéologique de mise au jour observe les lois d'une discipline exacte et rigoureuse. Telle est l'éthique fondamentale de cette science.

Cependant, l'inspiration ici est celle qui surgit de scènes de l'enfance, fraîches d'une passion originelle, absolue et questionneuse. Dans tout le livre, les scènes presque finales du chapitre 5 « Mémoire et dialogue », entre la petite fille et ses grands-parents, déterminent un lyrisme discret mais sans cesse présent.

Ce ton d'émotion tient à la familiarité que la généalogiste entretient avec les personnes de sa famille — elles sont les siens —, entendons déjà celles, aussi loin qu'elle remonte dans le temps, en les évoquant dans une sorte de privauté, par leurs prénoms, plus encore que par leurs noms, lesquels prénoms très communs fréquemment entretiennent pourtant quelque confusion entre les générations. Si, dans une fratrie, je ne trouve pas d'emblée sa pièce de tête, je sais que, prochainement, je la découvrirai dans mon matériel déjà réuni, sous l'un des prénoms attendus, de son père ou de sa mère. Et qu'elle viendra, homme ou femme, moyennant quelques vérifications, se ranger à sa place dans mon fichier.

Notons que cette familiarité revêt, aux yeux de l'enfant et à l'égard de son propre nom corrézien, l'étrangeté presque mythologique d'une langue où des personnes se nomment Thoribé, Goarnisson et Caroff, Plusquellec et Creac'hcadec (Cath. à sa Grand-Mère : « Si j'avais pu choisir mon nom, j'aurais pris Créac'hcadec. […] Parce qu'en le prononçant, je vois un phare combatif qui lance des éclairs sur les malfaisants. » p. 163), où un parrain peut s'appeler Gabriel Treden de Leserec et une marraine Johanna de Kersausen, où la carte des lieux désigne Lannilis, Sibiril ou Plounéour-Trez et la vallée de la Penzé, lieux où certains Bretons parlent un français parfait, celui qu'ils ont appris à l'école comme une langue étrangère.

Cette familiarité, en son sens étymologique, autorise aussi la narratrice à quelque invention contrôlée, à quelque supposition légèrement romanesque mais raisonnée, laquelle, par exemple, la fait suivre des yeux Jean Broustail, 20 ans, « au printemps de l'an 1682 », dans les chemins creux qui le mènent loin de son père mais avec son aval, vers un destin qu'il ne connaît pas encore, mais qu'elle, la généalogiste, sait bien. Autre exemple, quand la narratrice, en poète de cette histoire, dresse le décor d'un mariage collectif à Plounéour-Ménez, le 12 février 1720, avant le Carême saison de l'abstinence, quand le curé enregistre 21 couples, parmi lesquels celui d'Ollivier Goarnisson et Marie Breton.

Cent soixante-six ans plus tard, dans cette même église, Guillaume Goarnisson, descendant direct d'Ollivier, s'unit à Catherine Caroff. Ce sont les parents de Grand-Mère. […] Guillaume appose sa signature au bas de l'acte. L'année qui suit le mariage de leurs enfants, les parents Goarnisson s'éteignent. Les conditions de vie empirent. Catherine et Guillaume décident de quitter les monts d'Arrée pour aller vivre à Brest. (p. 73)

Et, à un certain moment,  en pleine évocation des rivages tourmentés du pays Pagan, la narratrice s'autorise à paraître elle-même dans une scène d'enfance :

Je garde en mémoire le souvenir prégnant de marches le long de la plage entre ces monstres rocheux, les caressant pour les amadouer, ramassant le goémon que la mer avait déposé à leurs pieds, faisant exploser entre mes doigts les petits nodules remplis d'air servant de flotteurs aux algues. […] Grand-Père me surveillait, je lui demandais : « Tu crois que ton trisaïeul l'a aimé [tel rocher] quand il était petit ? » Je savais qu'il était content d'entendre que j'avais retenu le mot savant pour désigner le Grand-Père de son propre Grand-Père. (p. 101, qui fait écho à la seule photographie du livre à la p. 8 et annonce le chapitre 5)

Telle est la première communauté d'humanité qui fonde le mouvement d'une écriture lyrique, lequel s'est formé dans les conversations d'une petite fille et de ses grands-parents.

La deuxième communauté est beaucoup plus large et plus profonde, plus mystérieuse encore, et plus problématique. C'est tout simplement la communauté humaine, en son ensemble évoquée. Dans le titre du livre, nos racines sont celles aussi bien de tous les humains, en tant que tous ou presque, par exemple cette Mathurine Furet qui renonça à sa (petite) noblesse pour épouser Jean Broustail, le père de son fils, tous les humains, finalement, procédant de ces gens ordinaires que le sous-titre évoque comme justifiant le ton de l'épopée.

Tel est peut-être bien le sens qu'il faut donner à la photographie (colorisée) de la couverture, celle d'une famille anonyme, emprisonnée en bloc vertical dans une muraille et devant une porte fermée, — l'idée selon laquelle cette porte pourra s'ouvrir dans le livre, non seulement sur leurs ascendants et descendants mais sur la totalité du genre humain.

Dès lors l'inquiétude de la généalogiste est bien le souci de l'avenir pour les siens et pour l'humanité. Ici cette espèce de légende des siècles ne peut pas ne pas se colorer de l'angoisse dont parle Tocqueville, celle de se trouver présentement devant l'inouï de l'inconnu radical, c'est-à-dire de l'inconnu que fait naître sous ses yeux, à un certain moment de l'Histoire, l'ère de l'égalité ou celle, sous les nôtres, presque encore plus inquiétante, d'un avenir de ténèbres[2].

 

Ce genre d'attente inquiète n'est pas celui de toutes les époques. Dans la nôtre, il obsède toute l'opinion, éclairée ou non, en nos années du premier XXIe siècle. Ce qui frappe dans le dernier chapitre de ce livre, c'est que le paysage désolé qu'il décrit sans concession ne laisse paraître aucune perspective pour la raison et pour la pensée. Sans doute est-il trop tôt pour que l'esprit de nos racines trouve une perspective vers l'avenir.
Gardons cette porte ouverte sur l'une ou l'autre de ces péripéties heureuses que l'histoire n'a jamais manqué d'offrir à la vigilance, aux initiatives et au courage.

Pierre Campion



[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, « Vue générale du sujet », dans Œuvres, tome II, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1992, p. 850.

[2] Catherine Bréchignac, Retour vers l'obscurantisme, éditions du Cherche-Midi, 2022.

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