Pierre Campion : Note sur deux gravures de Janine Douard.
Mise en ligne le 14 janvier 2022.
© : Pierre Campion.
Le vide et le plein
Sur deux gravures de Janine Douard

Janine Douard, Séparation, gravure, 30x40 cm
Qu'est-ce que c'est que ces choses-là ?
Justement, ce ne sont pas, ce ne sont plus des choses.
Ce ne sont plus des troncs noueux plantés à force dans le
haut d'une plage. Contre les vagues que poussent les vents du Nord lors des grandes
marées, ils protégeaient la digue sans laquelle une partie de Saint-Malo
assurément serait alors sous la mer. Telle était leur fonction avant qu'ils entrent
dans les nécessités de la gravure, telle était leur histoire, tel était le
spectacle qu'ils offraient aux amateurs accourus sur la promenade du Sillon les
jours d'équinoxe.
Janine Douard leur a imposé une triple séparation :
- à l'égard du monde des
choses, de leur utilité et de leur histoire de choses, de leur genre de
beauté singulière, et même de leur symbolisme supposé (de représenter un rempart
contre l'usure et la destruction universelles) ;
- à l'égard des autres
brise-lames qui s'assuraient tous ensemble en rangées contre la violence
des vagues ;
- et chacun ici même est
séparé des cinq autres.
Pas de pittoresque, ni de réalisme. Entre eux, on ne
voit pas la mer. On ne voit pas comment ils sont implantés ni dans quelle matière : on
ne voit pas leur raison d'être. Entre eux et autour d'eux, on ne voit que le
vide unique et sans qualité de la séparation. Un vide soigneusement ménagé
selon les inflexions de chacun et les traces de l'histoire qu'il eut dans le
végétal, telles que les ont découvertes le travail des éléments et, en dernier lieu,
le travail de la gravure : de ces choses, c'est tout ce
qu'il reste de leur individualité — c'est énorme —, une fois
qu'elle a été passée au révélateur mordant de la gravure.
Au moins, désormais, ce vide-là leur appartient-il.
La séparation
Ce vide est la démarcation absolue que crée
l'esprit en sa représentation des choses, — dans toute représentation vraiment pensée — peinte,
gravée, musicale ou bien écrite. Dans la littérature, c'est la séparation que constate le
narrateur de Proust entre les deux côtés de ses promenades en famille, entre celui de Méséglise et celui de Guermantes :
Je mettais entre eux, bien plus que leurs distances
kilométriques, la distance qu'il y avait entre les deux parties de mon cerveau
où je pensais à eux, une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas
qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation
était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de
n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais
une fois du côté de Méséglise, un fois du côté de Guermantes, les enfermait
pour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un à l'autre, dans des
vases clos et sans communication entre eux d'après-midi différents.
Dans cette gravure et dans d'autres de
la même série, le vide qui apparaît, ce n'est pas rien. Ce n'est pas le rien. Capté
ici et en quelque sorte apprivoisé, c'est un agent corrosif et révélateur.
Ce vide-là n'existe pas dans la nature.
C'est la séparation nécessaire que la gravure institue autour
des choses et entre elles. C'est bien plus qu'une simple vue de l'esprit, c'est la condition
d'existence d'une création matérielle qui réponde à la rencontre passionnante et obsédante de certaines choses,
lesquelles peuvent être des créations de l'homme.
Les œuvres sont ce que l'esprit renvoie à l'évidence
troublante, fascinante et dangereuse que la réalité de ces choses oppose à notre peu de réalité.
En un mot, la solidité de ces œuvres est tout entière dans leur
gravure. Une tout autre solidité que celle des brise-lames de Saint-Malo, qu'il
faut remplacer après usure.
De même les pierres de ce cairn.

Janine Douard, Cairn VI, gravure, 30x40 cm
Clairement séparées, fût-ce par la suggestion d'un filet de vide, ces
pierres sont posées là selon l'équilibre que Janine Douard leur a
conférés. Elle leur a conservé les veines de la dure matière, telle que
celle-ci a subi les millénaires des glaciers, des
pluies et des vents, du gel et du soleil, des soubresauts de la terre. Mais
leur histoire est ici épurée par un dernier traitement, tout autre, celui que
leur firent subir les érosions de l'esprit.
Tout l'effort de la graveuse vise à porter ces pierres dans un autre monde, sans gravité, à l'air
infiniment plus raréfié que celui des hautes montagnes.
Cette gravure ne
peut recevoir ni démenti ni réfutation ; ni discussion ni approbation
raisonnées. Seules d'autres gravures, notamment dans la même série,
peuvent se confronter à elle. Dans leur sphère de vérité, pendant une
exposition, ces œuvres se garantissent entre elles, séparément.
TelleÊcelle-ciÊ:

Janine Douard, Cairn IX, gravure, 30x40 cm
En retour, dans les trois gravures choisies ici, chacun des
éléments séparés est plein de traits, de nuances de noirs et de gris, de son
histoire, — de ses impressions. D'où tirent-ils cette présence qu'ils
ont ravie à celle des choses mêmes, sinon de leur séparation ? Dans le livre de
Proust, ce fut le côté de Guermantes et le côté de Méséglise, récits énormes
chacun, complexes et compacts, auxquels, vers 1913, même Gide, le déjà puissant lecteur de
la NRF et de Gallimard, tout d'abord ne comprit rien.
Comment est venue à la graveuse l'idée de ces dispositifs ?
Non pas sans doute par la voie d'une philosophie mais plutôt par la pratique
longue, constante et réfléchie de ce que c'est que graver. On travaille à
l'envers de la figure et sur du métal, on vit dans les vapeurs de la chimie, on
imprime successivement les plaques sur de grandes feuilles d'un certain papier.
On découvre ces épreuves, si bien nommées. On en détruit ou on en garde, c'est selon, comme
pièces apportées au procès que nous font les choses, en toute innocence et
inconscience de leur part, et on les numérote.
On voit ce qu'on a fait, et on en acquiert une réflexion sur
les nécessités propres au travail de la gravure. On procède à la manière des
travailleurs des choses. De ce travail on apprend des procédures, on en retire une pensée,
celle d'une pratique.
Pierre Campion