RETOUR : Études d'œuvres

Pierre Campion : étude du livre de Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, 2018.

Mis en ligne le 3 décembre 2018

Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, Gallimard, coll. Des hommes qui ont fait la France, 2018.


Traiter l'énigme par l'énigme

Sur le Robespierre de Marcel Gauchet

Un livre au présent

« Robespierre reste une énigme […]. » Répondant à la page de titre, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, la quatrième de couverture, conformément à la loi du genre, fait brillamment le tour du livre et de la question qu'il traite. Robespierre, « l'homme qui nous divise le plus » fut et reste une énigme. Cette convenance et ce mouvement entre les deux pages de la couverture signifient que le livre aura déployé la métaphore arithmétique du plus grand commun diviseur, en lui ôtant néanmoins, et pour le moment, l'adjectif de « commun » qui aurait instauré une raison entre nous dans la division. En même temps et ensemble, ces deux pages donnent donc un statut à la division, celui d'une énigme, et un nom à cette énigme : Robespierre est le signe d'une contradiction ancienne et irrésolue. Il le fut en son moment et par après, il l'a été entre les historiens, il l'est toujours entre nous, les Français.

Marcel Gauchet n'est pas un historien. De haut comme de très près, dans ses livres, dans ses articles et interventions et dans sa revue Le Débat, il scrute notre présent et, s'il se tourne maintenant vers Robespierre, c'est pour tenter de déceler, dans nos luttes âpres et confuses, dans notre espèce de guerre civile larvée, un principe de compréhension et par là un chemin de réconciliation.

Compréhension et non pas explication par raisons, compréhension par trois déplacements, selon une dynamique de réciprocité permanente entre les termes : du présent à la Révolution française, de la Révolution française à la personne de Robespierre, du mot de problème à celui d'énigme. Cela dans un style tendu qui veut toujours tenir ensemble tous ces déplacements dans toutes leurs dimensions.

Il écrit donc aussi le mot de problème, mais alors celui-ci ne relève pas de la perspective et de l'épistémologie des historiens, lesquels confient à leurs raisons la définition et la résolution de leurs questions : par périodisations d'événements significatifs, collecte de documents et preuves, et constitution d'une consécution causale entre les événements.

Au passage, notons que cette position dispense l'auteur des obligations et obsessions qui règnent dans l'historiographie française contemporaine. En un mot, n'étant pas de la famille, il peut se permettre d'évoquer l'un « des hommes qui ont fait la France », un grand événement de l'histoire de la France et une détermination morale de la vie politique française.

La division, notre division

Notre énigme tient à notre débat virulent sur le thème, les pratiques, la politique et jusque sur le mot de l'égalité. Dans notre division, il y a moins un conflit entre les valeurs qu'une guerre intime au sein de la valeur de l'égalité, une division à la fois inattendue, paradoxale et destructrice. Paradoxale car elle n'était pas écrite dans le concept d'égalité, inattendue car elle aurait dû s'abolir depuis longtemps dans une réconciliation entre les égaux, destructrice car elle entretient dans la République et dans la nation un ferment potentiellement mortifère d'incompréhension, d'accusations, de luttes et de violences.

Notre division, c'est « le problème que la Révolution a légué à la France et que, plus de deux siècles après, elle n'a toujours pas fini de résoudre ». Voilà justement par où le problème et même la question échappent aux historiens : il n'y a pas de périodisation possible, parce que la Révolution française n'est pas clôturée. À cet égard, l'échec de Furet est révélateur : l'historien n'a pas pu « penser la Révolution française », parce que, en France et même en 1978, la Révolution n'est pas terminée[1].

Autrement dit, la Révolution en France a posé, aux yeux du monde, le problème de l'égalité, elle est même survenue pour, le posant, le résoudre, mais son œuvre n'est pas encore accomplie. Non pas que, fondamentalement, il y ait encore beaucoup d'ennemis de l'égalité, mais parce que l'inimitié entre les Français porte sur l'égalité elle-même : entre les partisans des droits de l'homme et ceux d'un passage aux extrêmes en vue de la réalisation du principe d'égalité.

Penser notre division

La première manière, inadéquate et funeste, de penser la division, ce serait, la considérant comme un simple paradoxe, de la traiter par la rhétorique, l'une des ressources de la rhétorique étant un mauvais usage de la dialectique. Ce traitement, brillant souvent, est pratiqué couramment, par un jeu sur les mots. Gauchet évite ce jeu par un dispositif de pensée qui consiste en déportements, qui ne soient pas des évitements.

Déporter donc la division elle-même. C'est le principe que se donne toute étude qui s'interdit de résoudre un problème en le liquidant. C'est le principe d'une compréhension pour ainsi dire métaphorique et métonymique — mais non rhétorique —, laquelle consiste à créer un rapport (une ratio, une raison) qui éclaire l'obscurité d'une situation par l'obscurité d'une autre : une énigme par une énigme, étant bannie toute espèce de réduction ou même d'explication. Mais aussi : quand Gauchet rapporte notre moment d'affrontements obscurs et dangereux à celui de la Révolution française, il constitue moins l'une de ces origines que la philosophie, depuis Rousseau, s'épuise à rechercher qu'il ne désigne le vrai point aveugle d'où l'on puisse pourtant regarder notre moment. Montaigne puis les Lumières, dans Voltaire, Montesquieu ou Diderot, pratiquent avec efficacité et bonheur l'esprit de cette raison-là, révélatrice et d'ailleurs dénonciatrice, qui comprend le préjugé par le préjugé, l'absurde par l'absurde, et l'irrationnel par l'irrationnel… Une certaine ironie donc — discrète dans Gauchet, à travers l'évocation de la tragédie — qui, elle non plus, ne va pas sans les périls d'un jeu qui se suffirait à lui-même.

Il s'ensuit un deuxième déport, entre la Révolution et Robespierre. Ce mouvement-là est au cœur du livre et, s'agissant d'un ouvrage de réflexion, il ne va pas sans ses propres dangers. Métonymie et non pas personnification, dans ce discours la figure de style préserve le mouvement qui s'y passe, d'une abstraction (d'un nom commun à majuscule) à une personne (à un nom propre). Le troisième déport se passe alors entre l'énigme et Robespierre : « Robespierre est le nom de la contradiction qui continue de traverser le rapport des Français à leur Révolution » (p. 9). Influence ou souvenir d'une conceptualisation de Lacan, devenue une rhétorique d'époque ? Toujours est-il que nous sommes dans un système symbolique, c'est-à-dire dans une tâche d'écriture dont une nouvelle métaphore nous donne la nature et nous définit la poétique : c'est simple et tout naturel, l'énigme requiert une enquête, dans un souci (la manifestation de la vérité), avec un moyen (le « recul réflexif » que procurent deux siècles d'histoire, française et européenne), selon des procédures (d'investigation), un style d'écriture (rigoureux et tendu), une morale, celle de l'impartialité, dans un but, celui de dépasser la dispute entre les deux camps. « Aucun des camps n'est destiné à vaincre, mais ils sont voués à coexister parce qu'ils défendent des causes également justifiées en raison. Il s'agit de leur faire leur juste part dans leur contradiction » (p. 11) : car la fin de toute enquête est bien de préparer le dossier de la justice. La situation actuelle rend cette enquête possible, comme on verra. À condition de ne pas répondre à une colère (Rousseau), de ne pas s'assigner la découverte d'une origine introuvable (Rousseau encore), et de ne pas transformer l'énigme en aporie philosophique (Rousseau toujours) ou en dissensus transhistorique (Rancière), l'enquête sur le conflit à propos de l'égalité serait donc la voie de la vérité et de l'apaisement. En somme, Gauchet aura pratiqué l'histoire, mais au sens ancien du terme, au sens d'enquête.

L'auteur veille à éviter une question et une tentation. La question est celle que posa autrefois Marc Bloch à ses collègues divisés sur le personnage : « Quel fut Robespierre ? », et elle est vaine car nul n'y répondra jamais (p. 14). La tentation est celle de la dramatisation : l'analyse psychologique d'un caractère de théâtre en vue d'une construction de son action par la supposition d'un début, d'une continuation et d'une fin. Surtout, laisser la fin ouverte.

Comment faire ? Non pas éviter les événements (ils sont établis, Gauchet les connaît et les travaille sans cesse) ni le parcours précis que Robespierre se trace dans ces événements, mais privilégier un matériel qui montrera comment une pensée et un tempérament s'engagent physiquement, intellectuellement et moralement dans les actes de la tribune et du gouvernement : « Le matériau principal de l'enquête est fourni par le discours robespierriste lui-même » (p. 8). Aux textes des discours proprement dits, il ajoutera les écrits, nombreux, de Robespierre.

La solution que l'on développera se situe sur le terrain des « idées » — mais des idées entendues dans un sens un peu inhabituel, en tant qu'« idées-forces » dans lesquelles les représentations ne se séparent pas de l'action au sein de la vie collective. Le fil rouge qui relie l'intrépide orateur de la Constituante et le maître de la Convention, s'efforcera-t-on de montrer, est à chercher dans la pensée qui les anime. Une pensée qui n'est pas seulement celle de l'individu Robespierre, mais qui l'enveloppe et le déborde en fonctionnant, en un certain sens, comme la pensée de l'événement lui-même. (p. 16-17)

« La pensée de l'événement lui-même »… Il y a là une dialectique hégélienne, une dialectique qui cherche à s'établir solidement dans la pensée d'un événement sans pareil, telle qu'elle se réalise dans un individu compris dans son action de parole, caractérisée et finalement déterminée à l'échec.

Tresser le fil rouge

Il y aura donc trois parcours de compréhension, tressés serré. Le premier suit l'ordre chronologique, c'est celui qui mène de « L'homme de la Révolution des droits de l'homme », à « Gouverner la Révolution : la fondation introuvable » et à « Les deux visages de la Révolution et son héritage ». Le deuxième toron constamment rapporte le premier à l'idée générale du livre, selon laquelle Robespierre, dès le début, va à une impasse, la sienne propre et ultérieurement celle qui enfermera notre division. Le troisième assigne les deux autres à la lettre et à l'esprit des discours de Robespierre, qu'ils aient été réellement prononcés ou simplement publiés quand ils n'avaient pas pu être prononcés.

Ainsi, dès qu'il évoque le début de la carrière politique de Robespierre, Gauchet écarte la recherche de facteurs biographiques qui expliqueraient son ascension dès les États généraux, pour privilégier un accord avec la situation, tel que ses premiers textes le manifestent : « C'est l'événement qui va le révéler à lui-même, en même temps que, dans l'autre sens, il va saisir les ressorts de l'événement mieux que quiconque, s'en faire le porte-parole et le révéler en quelque façon à ses acteurs » (p. 22). Il y a là un phénomène de réciprocité que l'auteur n'explique pas et qu'il ne cherche pas à expliquer, surtout pas par quelque élection ou autre charisme de tribune : car telle est la chose, telle est l'énigme dont le nom est Robespierre, et qui fait que, par une énigme dans l'énigme, le sens de l'événement lui manquera un jour, en Thermidor.

Dès la période des États et de la Constituante, en toute occasion, Robespierre invoque comme principe les Droits de l'homme et en tire, par développements et par formules, rigoureux et implacables, des conclusions, approuvées ou non par les scrutins, lesquelles vont à des conséquences dont lui-même n'aperçoit pas forcément le caractère intenable au regard de la réalité ou problématique en soi. Cela se résume en une formule frappante : « En septembre 1789, Robespierre est porteur d'une radicalité qui s'ignore » (p. 25). Et, en 1791 encore, il développera des arguments tirés du même principe des Droits, arguments qui devraient aller à exiger la suppression de la royauté, si en même temps il ne se déclarait partisan du pouvoir royal. Beaucoup plus loin (p. 266), Gauchet reprendra dans Gérard Walter le propos d'un journaliste suisse, écrit juste après Thermidor : « Il est constant que Robespierre exerçait une tyrannie très réelle et qu'il ne se doutait pas lui-même qu'il fût tyran. »

Passons plus rapidement sur les chapitres suivants, qui relèvent de la même logique et du même style. Par exemple, dans le chapitre « Un moi-peuple », relevons le moment qui suit la chute de la royauté (10 août 1792) et qui voit, dans Robespierre, « s'affirmer, au fil de ses prises de parole, une image du peuple dont il se veut l'organe et une image de lui-même, en même temps et corrélativement qu'une image du combat politique qui se nouent en système et qui finiront par l'enfermer dans un aveuglement que c'est la cas de dire mortel » (p. 70-71). Car le gardien inspiré et sourcilleux des droits de l'homme tourne au promoteur d'une société-peuple et vire, lui-même, au moi-peuple, c'est-à-dire à « basculer vers un système inédit d'oppression » (p. 74). Fin septembre 1792, après l'insurrection du 10 août, les massacres de septembre et la proclamation de la République, après son élection à la Convention, celui qui disait le 2 janvier : « Apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple […] ; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela […] » (p. 75) peut se lancer à la conquête du pouvoir. En effet, « tout s'est passé comme si le choc de l'événement avait précipité la métamorphose du personnage » (p. 91).

Une tragédie

Vient le moment où Girondins et Montagnards entrent dans une bataille mortelle, et où Gauchet introduit une problématique nouvelle :

Le fait est que qu'ils [les Montagnards] ont sauvé la République de l'invasion étrangère et de la dislocation interne, même s'ils ne l'ont sauvée que pour se montrer incapables de la faire fonctionner. Cela s'appelle une tragédie et la Révolution française est à penser comme une tragédie. Elle est, en dernier ressort, l'expérience d'une impuissance terrifiante à concrétiser la plus haute et la plus noble des ambitions humaines, celle de se gouverner. Les uns ne veulent retenir que la noblesse de l'ambition, les autres ne veulent voir que la folie ignominieuse des moyens et sa sanction par l'échec. Unilatéralismes également trompeurs. Il faut les prendre ensemble, afin de tirer les leçons du cheminement qui a permis, malgré tout, de surmonter l'échec initial sans repasser par les épreuves qui l'ont accompagné. (p. 120-121)

Tragédie donc, mais dont le spectacle et les leçons peuvent nous enseigner, à nous, la voie de la résolution de notre problème. Gauchet avance toujours selon la même logique et dans le même souci.

En témoigne encore le récit qu'il fait de dix-huit mois de luttes entre septembre 92 et avril 94, où il analyse la stratégie de Robespierre et de son groupe en termes dialectiques : créer un Comité de salut public qui gouverne sans être un gouvernement, lancer le thème et l'action de la terreur en vue d'établir la tranquillité publique et la liberté, instituer un tribunal révolutionnaire pour juger provisoirement selon une légalité d'exception, détruire l'un par l'autre les partis des Indulgents et des Enragés.

Danton guillotiné (5 avril 1794), Robespierre entre dans la dernière phase de son pouvoir et de sa vie.

Avant même d'en venir à la marche vers Thermidor, anticipant comme il le fait parfois, Marcel Gauchet avait noté certaines absences de Robespierre à des moments cruciaux et, « dans les dernières semaines de son existence, en juin-juillet 1794, son silence à la Convention » (p. 168)[2]. Problèmes seulement de santé ?

Cette vulnérabilité physique ou morale devient un facteur agissant que l'on ne peut ignorer, sans pouvoir en tirer une conclusion assurée. Elle frappe d'une incertitude irrémédiable la lecture de sa conduite. Le Robespierre des derniers temps s'enfonce dans une obscurité indéchiffrable — une obscurité qui n'a pas peu compté dans la mythologisation ultérieure du personnage. (p. 169)

« Le Robespierre des derniers temps », on aura reconnu le titre de Jean-Philippe Domecq, sinon sa décision légitime de recourir à une œuvre d'imagination déclarée et bordée par une connaissance fine des événements[3]. Gauchet met l'énigme ailleurs, dans une disposition de pensée et d'action de Robespierre, disposition constante, accessible à l'enquête de ses écrits, et qui le détermine logiquement, lui et sa politique, à une catastrophe.

Thermidor

Dernier tour d'écrou. Pour stabiliser la Révolution, ce qui ne serait autre chose que la fonder de manière définitive, Robespierre et Saint-Just agissent de deux côtés. D'une part, à tous les niveaux d'autorité et pour ramener la confiance, ils resserrent les contrôles et, d'autre part, quitte à contredire leur progressisme par un souci de religiosité, ils recherchent le concours des « idées religieuses et morales ». Il s'agit donc d'instaurer le règne de la Vertu dans la République et dans le peuple, par la répression et par l'instauration d'un culte à une transcendance rationnelle — le jour où le calendrier chrétien fêtait la Pentecôte. Les résistances s'organisent jusque dans la Convention, l'offensive contre elles se précise, l'attitude sacrificielle de Sait-Just et Robespierre souligne l'enjeu de vie et de mort. La lutte se cristallise autour de la fête de l'Être suprême et de la loi terroriste de Prairial.

Le 8 thermidor, « quand [Robespierre] monte à la tribune, où il ne s'était pas exprimé depuis plus d'un mois et demi, […] tout le monde comprend que l'heure de vérité a sonné, que “le voile va être levé”, selon une des expressions favorites de la rhétorique révolutionnaire » (p. 219-220). Or pas de noms de comploteurs mais des allusions inquiétantes pour tous, les formules d'une posture victimaire et sacrificielle, un état des lieux et une réflexion pessimistes sur l'avenir de la Révolution : tout serait à faire, ou à refaire.

Ces dernières paroles publiques méritaient d'être regardées d'un peu près. LÔénigme du personnage s'y concentre. Ce discours se prête, en effet, à deux lectures diamétralement opposées. Il est possible d'y voir un petit chef-d'œuvre de machiavélisme […]. On peut voir au contraire, dans cette façon pathétiquement solitaire de risquer le tout pour le tout, la réaction solitaire d'un homme blessé, incapable tant de supporter la contradiction que de s'avouer l'échec de son rêve et emporté par un narcissisme mortifère au point de se lancer dans une manœuvre insensée. […]

Il y a un tel poids de vérité dans chacune de ces interprétations et dans les nuances dont elles sont susceptibles qu'il est vain de prétendre trancher entre elles. L'enchevêtrement des logiques de conduite est inextricable et voue le personnage à une opacité définitive. (p. 227-228)

L'enquête est renvoyée aux hypothèses qu'elle peut formuler en présence de l'énigme. C'est le sort de maintes enquêtes, et c'est dans leur nature : se donner toutes les garanties qu'elles apportent en documents et en faits et conclure à l'obscurité, à l'obscurité des êtres et des choses, et à celle de moments de l'Histoire.

La première surprise passée, les opposants s'organisent. Dans la nuit suivante ils montent un complot, celui-là réel, que Robespierre ignore ou veut ignorer. Le 9 thermidor à la Convention, lui et Saint-Just sont empêchés de parler, le Marais les abandonne, eux et leurs fidèles sont décrétés d'arrestation. « C'est le langage du complot, tant affectionné de Robespierre, qui l'emporte pour se retourner contre lui. […] Le grand dénonciateur de complots finit en conspirateur » (p. 235-236), ainsi s'exprime ironiquement l'esprit de la tragédie.

« Le point final de ce parcours à nul autre pareil est un immense point d'interrogation » (p. 237).

Une synthèse en forme de méditation politique

Traversant l'épaisse couche sédimentée de récits et commentaires, légendes noires et blanches, récupérations et détestations, l'enquête veut rendre justice à Robespierre. Situer les moments d'obscurité indépassable ; repérer la discordance entre le moment des droits et celui du gouvernement des droits ; déceler l'illusion d'un peuple uni dans la vertu et d'un homme capable de conduire l'action selon cette idée du peuple ; développer l'énigme d'un individu et de la Révolution : décrire le mouvement dans lequel Robespierre se découvre à lui-même en découvrant la Révolution, cela en interrogeant les discours et écrits de l'homme qui expliqua l'événement aux autres acteurs en s'expliquant lui-même, de manière épuisante.

En même temps, rendre justice à Robespierre, c'est le faire reconnaître comme l'homme qui peut nous réunir, autour de son parcours et de son échec, comme notre plus grand commun diviseur : nous expliciter à nous-mêmes le sens obscur de notre division et laisser entendre que le moment est venu de commencer à nous unir.

En quoi notre moment autorise-t-il cette suggestion ? Gauchet le dit dans les quatre dernières pages. L'Histoire s'étant chargée de dissiper les illusions de 93 et bien d'autres qui ont suivi immédiatement la Révolution et perduré jusqu'à nous, les exigences des Droits de l'homme, elles, subsistent, renouvelées, et qui demanderont beaucoup de temps pour être réalisées. Quel est donc notre problème et quelle est la forme de notre énigme ? Celle-ci : là où Robespierre a échoué, comment créer les institutions qui répondront enfin et effectivement à la déclaration d'égalité entre les hommes formulée en 1789 ?

Ce que Gauchet ne dit pas explicitement ici et que l'on peut sans doute deviner en se tournant vers les autres parties de son œuvre comme vers autant d'exemples d'un certain travail : celui de désenchanter nos démons et merveilles, de nous parler entre nous, et de mettre autant de raison qu'il se peut dans nos déraisons.

Pierre Campion



[1] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978. Furet est l'une des références de Marcel Gauchet.

[2] Gauchet reviendra plus tard sur cette absence de Robespierre au Comité de salut public et à la Convention, entre le 29 juin et le 23 juillet. Selon lui, il convient « de se le représenter durant ces quelques semaines de juillet méditant et préparant soigneusement une offensive qu'il sait décisive, s'assurant de ses alliances, mesurant les forces en présence et cherchant le moment opportun » (p. 211). Peut-être… Toujours est-il que l'enquête trouve ici son point aveugle.

[3] Jean-Philippe Domecq, Robespierre, derniers temps, Folio, [1984]-2011. Absolument différent de celui de Marcel Gauchet, ce récit s'attache lui aussi à une énigme, celle des silences et de l'absence de Robespierre avant et pendant le 9 Thermidor, et se refuse à la résoudre autrement que par un passage à l'imaginaire.

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