Pierre Campion : Pourquoi et comment refonder la sociologie.
Mis en ligne le 2 octobre 2023.
© : Pierre Campion.
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Pourquoi et comment refonder la sociologie
Note de lecture
Plus de 900 pages, le dernier livre en date de Bernard
Lahire est un monument de réflexions, dressé au carrefour de son œuvre
abondante et des savoirs qu'il a déjà pratiqués : l'interprétation
sociologique des rêves et de la culture, la sociologie de la condition
littéraire et la théorie de la littérature,
de grandes représentations de l'esthétique. D'un monument (latin monumentum
de monere),
il a l'ampleur et les proportions, le mouvement architectural et les rythmes, l'accès
inattendu par l'image de couverture et par le commentaire d'un tableau de Gauguin, la valeur de
proclamation et celle d'avertissement. Dans le moment de crise qui affecte tous
les modes de la vie humaine et de la culture, il totalise les savoirs que nous
avons des sociétés humaines.
Son moment est donc celui de l'instant présent :
Ce qui a changé de façon très nette par rapport au passé des
grands fondateurs des sciences sociales, c'est le fait que la prise de
conscience écologique — récente dans la longue histoire de
l'humanité — de la finitude de notre espèce pèse désormais sur le type de
réflexion que les sciences sociales peuvent développer. Ce nouvel « air du
temps », qui a des fondements dans la réalité objective, a conduit les
chercheurs à s'interroger sur la trajectoire spécifique des sociétés humaines,
à mesurer ses effets destructeurs sur le vivant, qui font peser en retour des
menaces d'autodestruction et de disparition de notre espèce. (Préambule, p. 10)
Ce moment suppose une refondation de la sociologie, qui
prenne en compte l'ensemble du fait social, y compris chez l'animal, ainsi que
l'ensemble des disciplines concernant notre espèce et les autres espèces :
C'est cela que je remets profondément en cause dans cet
ouvrage, non en traitant de ce problème abstraitement, sur un plan
exclusivement épistémologique ou relevant de l'histoire des idées, mais en montrant par la comparaison interspécifique
et inter-sociétés, que des constantes, des invariants, des mécanismes généraux,
des impératifs transhistoriques et transculturels existent bel et bien, et
qu'il est important de les connaître, même quand on s'intéresse à des
spécificités culturelles, géographiques ou historiques. (Préambule, p. 12)
C'est ainsi que se justifie le titre de Les Structures
fondamentales des sociétés humaines, lequel répond allusivement à un autre,
celui de Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté (1949).
Cela dans le dessein, ici comme chez Lévi-Strauss, d'identifier des invariants
dans la constitution des sociétés humaines.
D'emblée, ce préambule nous permet d'inscrire le monument
que dresse Lahire parmi d'autres qui ont consisté à réunir ces savoirs
sur l'homme dans telle ou telle perspective d'unification :
l'anthropologie structurale, quand il s'agissait de Lévi-Strauss, mais avant
elle le musée imaginaire de Malraux qui, lui, relevait de l'esthétique, et puis
l'histoire, la linguistique et la sémiologie, des disciplines qui eurent chacune
son heure et son ambition d'unifier les savoirs de l'homme sur lui-même. Tel
est l'un des devoirs des sciences sociales, de prendre en charge toutes les disciplines
qui regardent l'homme et l'humanité — et cela éventuellement pourrait être discuté comme une
forme d'impérialisme.
Car la volonté est ici bien claire, de fédérer les savoirs
autour d'une sociologie refondée et comprenant toutes les sciences sociales :
l'histoire de l'espèce humaine et l'éthologie comparée, la paléoanthropologie,
la préhistoire et l'histoire, la psychologie et l'anthropologie. Cela au motif,
anciennement affirmé par Aristote, que, entre tous les vivants, l'homme est un
animal social.
« Introduction générale. L'oubli du réel »
Dans un livre, l'introduction est nécessairement générale en
ce qu'elle s'applique, comme ici, à tout le livre. Alors pourquoi cette
redondance qui pourrait faire pléonasme ?
Ce titre présente des résonances multiples. On n'ira pas
jusqu'à évoquer Heidegger et son « oubli de l'Être » mais, dans la
poésie de notre époque et après Ponge, on voit se manifester un souci du réel,
lequel oppose aux divers maniérismes et formalismes un parti pris des choses et
un lyrisme de la matière.
D'autre part et surtout, le livre présente des vues qui excèdent
la seule théorie des sciences sociales, en ce
qu'elles tendent à constituer une philosophie générale des sciences sociales.
Enfin, et de la part de l'auteur lui-même, cette
introduction prend des airs de confessions. Même si certains de ses ouvrages constituaient
déjà une psychologie sociale (L'Interprétation sociologique des rêves, 2021) ou des éléments pour une théorie
sociologique de la littérature (Franz Kafka. Éléments
pour une théorie de la création littéraire, 2010), ce livre-ci relate
« un changement de regard ou de cadre », une espèce de
révélation.
Comment des chercheurs en
sciences sociales peuvent-ils oublier le réel ? Comme tout le monde, en s'efforçant de penser
à autre chose : cela peut s'appeler divertissement. Eux, c'est en détournant
leur attention sur leur recherche même, sur sa théorie et ses raisons, ses
problématiques et leurs raisons, aux dépens du genre de réalité sauvage du
réel, de son caractère en effet provocant : à la fois inévitable et
toujours tout juste approchable.
Qu'est-ce que le réel ?
Qu'est-ce qui a été oublié ?
Pour répondre à cette question, Lahire cite, en exergue de
cette introduction générale, l'écrivain Philip K. Dick, qui exerce ses
inventions romanesques dans la littérature de science-fiction : « La
réalité, c'est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d'y croire. »
La réalité du réel, comme autrefois celle des dieux, c'est ce qui fait retour, sous
quelque figure que ce soit, quand les chercheurs en sciences humaines et
sociales l'ont oubliée.
Ce qui a été oublié dans cette
affaire, ce n'est pas exactement le réel, sans cesse invoqué dans leurs
recherches pour tel et tel de ses détails, c'est le fait même de sa réalité. Ce
qui caractérise le réel, c'est justement le trait que, par une sorte d'ironie tout involontaire
de sa part, il ne se laisse jamais oublier.
Comment, à force, ces chercheurs l'ont-ils oublié ? Par une
fascination et une complaisance à l'égard de leurs propres inventions. De même
que la philosophie eut, dans son histoire, la tentation du nominalisme et celle
du relativisme, de même les sciences sociales s'attachèrent, par une sorte de
fétichisme, à leur caractère de créations de l'esprit. Selon cette erreur — ou
cette perversion —, toutes ces constructions se valent et le critère
devient, pour chacune, la beauté intrinsèque ou l'élégance des édifices de ses
raisons. Fragmentation et illusions, tel est le destin des études en sciences
sociales, si l'on n'y prend pas garde.
Le livre de Bernard Lahire est le témoignage d'une
expérience de savant, d'une découverte inattendue et en somme tardive mais qui
se préparait pourtant dans ses ouvrages, à bas bruit. Comme telle, cette
expérience n'a pas à démontrer sa légitimité ; il lui suffit de son
évidence : le propre des sciences sociales, c'est de comprendre la vie sociale des hommes.
Il y a donc là une décision de l'auteur, qui vaut déjà par
elle-même, et vaudra encore par la valeur d'une enquête à l'appui.
Il y aura donc un dossier de cette enquête, un opus
là où un opuscule paraissait suffire à dire les principes.
L'enquête, exhaustive et raisonnée
Dans la richesse de chaque partie, on retiendra quelques
traits. Ces parties sont trois, flanquées d'une conclusion générale.
1 – « Des sciences sociales et des lois »
Ce qui domine dans cette partie, c'est la recherche des
invariants et des lois qui caractérisent la réalité sociale. Pour cela, Lahire
repère, dans les chercheurs des sciences sociales, les témoignages de tous ceux
qui ont évoqué ou traité des constantes ou formulé des lois, la simplicité
troublante de leurs formules et le scepticisme qu'ils ont rencontré dans la
corporation. Ainsi, entre autres, Lévi-Strauss, Françoise Héritier ou Maurice Godelier.
Chacun d'eux énonce sa loi ou sa formule à sa manière, non sans difficultés ni
scrupules, car ils
ne veulent pas, à travers ces constantes, postuler le fétiche de la Nature
humaine. De Bourdieu — l'ombre portée de Bourdieu n'est jamais loin —,
Lahire doit lever des réticences :
La loi le plus souvent énoncée par Bourdieu est la loi de la
reproduction des structures sociales inégalitaires, et notamment de la
distribution inégalitaire du capital culturel. […] mais on peut se demander si
cette loi n'est pas plus générale qu'il ne le laisse entendre. Car on peut
considérer que cette loi empirique particulière concernant le capital culturel
[…] n'est qu'un cas particulier ou une conséquence […] de la loi tendancielle de la reproduction de toute structure sociale
[…]. Loi générale de conservation, de persévérance ou de reproduction, elle
rend compte du fait transhistorique que toute situation a tendance à se
reproduire sous l'effet notamment des mécanismes de fixation corporelle des dispositions
acquises qui ont tendance à se réactiver, à sélectionner les circonstances
favorables et, du même coup, à se renforcer et à perdurer. (p. 202-203)
La science sociale selon Bourdieu revue à la lumière de
l'évolutionnisme de Darwin ? En somme, ceci : pour comprendre le genre
de prégnance de la réalité sociale, il
faut que les sciences sociales mettent en œuvre toutes les disciplines qui sont
de leur ressort.
2 – « Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du
vivant »
L'attaque de la deuxième partie :
Le fait de n'avoir jamais cherché à ancrer le développement
des sociétés ou les comportements sociaux humains dans la longue évolution des
espèces, de leurs sociétés et des comportements de leurs membres, ce qui aurait
supposé de lire les travaux de la biologie évolutive et ceux de l'éthologie, a
rendu les chercheurs aveugles aux grandes caractéristiques des sociétés
humaines dans leur ensemble. (p. 249)
Encore et toujours : comment on oublie le réel, ses
lois et ses universaux, par manque de références dans l'ensemble du vivant,
sinon même par manque de curiosité et d'imagination…
3 – « De la structuration des sociétés humaines »
Une fois considéré « le social dans tous ses
états : des bactéries à Homo sapiens », l'écrivain peut
déployer le luxe de ces états. Par exemple, dans ce passage sur la mort, « le rapport à
la mort et aux difficultés de la vie » :
Dotés de capacités langagières-symboliques, les êtres humains
sont capables de se représenter des choses, même quand elles sont absentes,
passées ou à venir. C'est cela qu'on appelle ordinairement la conscience et qui
permet d'accompagner tous les événements de sa vie par une appréhension
subjective de ceux-ci. Mais lorsque ces événements sont dangereux, douloureux
ou difficiles à accepter — catastrophe naturelle qui détruit les
récoltes ou les habitats, naissance difficile, blessure, maladie, mort des
proches ou certitude de sa propre mort — et lorsqu'ils ne sont ni
prévisibles ni contrôlables, alors il faut raconter des histoires (mythes) pour
donner du sens à tout cela. (p. 757)
Telle est une loi de l'existence sociale, entre autres, simple
à constater, évidente à énoncer, portée à être développée.
« Conclusion générale. Vers une science sociale »
Elle est prospective, elle annonce la fusion des sciences humaines en une seule science sociale,
à certaines conditions :
L'ambition de cet ouvrage — saisir les grands faits
biologiques et sociaux structurant l'ensemble des sciences humaines, leurs
lignes de force et les lois générales de leur fonctionnement — avait
davantage pour obstacle une cécité
collective à l'égard de nos conditions générales d'existence en tant
qu'humains qu'un manque de savoirs. La résolution des problèmes que j'ai
soulevés ici suppose donc un changement de regard ou de cadre pour savoir où et
comment regarder, plus qu'un simple complément de connaissances. (p. 905)
Telle est la valeur d'avertissement qu'il y a dans ce
monument : de son caractère de « bilan scientifique personnel »,
de son trait de pensée (« penser des invariants, pensée
conservatrice »), et de sa valeur politique. Non sans quelque provocation,
ce dernier aspect se commente ainsi, dans les dernières pages du livre :
[…] l'opposition entre les penseurs de la structure, de la
permanence ou de l'invariant et les penseurs de la liberté, du surgissement de
l'événement, de l'incertitude, du mouvement, etc., est fatale à une
compréhension juste du monde social. On peut heureusement s'appuyer sur quelques
grands noms de la structure et de la sédimentation du passé, qui — comme
Marx, Durkheim, Weber ou Bourdieu, entre autres — ont suffisamment prouvé,
me semble-t-il, par leur sensibilité aux faits de domination notamment, qu'ils
étaient politiquement situés du côté du progrès, des Lumières, de la volonté d'éclairer
les individus sur les contraintes qui échappent à leurs consciences et de leur
donner une chance de s'émanciper. (p. 913-914)
Sous cet aspect, le dernier mot du livre en appellera au respect
de la réalité :
[…] en tant que réformateurs ou révolutionnaires, nous
nous devons aussi de ne pas mépriser les faits, même si nous pouvons éprouver
une jouissance quasi enfantine à les détruire par un simple effort d'imagination, et de nous
interroger sur ce que nous pouvons en faire pour nous donner une chance de les
contester dans la réalité.
C'est bien la demande la plus sensée qui se puisse formuler,
y compris de la part des chercheurs qui, à l'instar de Lévi-Strauss, ne seraient
ni révolutionnaires ni réformateurs.
Pierre Campion