Dernières nouvelles de la Révolution française
Note sur L'Exécution du roi de Jean-Clément Martin
Les travaux d'envergure sur
la Révolution française étaient devenus rares. Or, coup sur coup, en l'espace
de quelques semaines, voilà que paraissent deux ouvrages ambitieux et
présentant, à certains égards, des approches originales : le premier en
date est celui d'Emmanuel de Waresquiel, Sept
jours ; le deuxième, celui de Jean-Clément
Martin, L'Exécution du roi.
Deux périodisations argumentées, deux récits minutieux, deux perspectives absolument
opposées.
Jean-Clément Martin est un
universitaire chevronné, Emmanuel de Waresquiel vient des périphéries de
l'Université. Il n'y a pas deux livres plus dissemblables, ni par le projet, ni
par le style, ni dans l'esprit. Et cependant, pour la compréhension de la
Révolution en son ensemble, l'un et l'autre déterminent des périodes
courtes : une semaine chez Waresquiel (du 17 au 23 juin 1789), moins de six
mois chez Martin, de la chute du roi (10 août 1792) à sa mort le 21 janvier
1793.
À lire le titre, on pourrait
penser que le livre de Jean-Clément Martin va raconter l'une de ces « journées
qui ont fait la France » et les beaux jours d'une collection connue. Il
n'en est rien.
« Certainement beaucoup
trop rapide » écrit-il, son avant-propos néanmoins est clair. Dans les
premiers travaux de la Convention, Jaurès — il n'est pas nommé à ce
propos — avait décrit un moment presque paisible où les députés
nouvellement élus à la Convention collaboraient à l'Ïuvre de la Révolution :
« Les rivalités de partis n'avaient
pas encore abouti aux scissions et aux exclusions irréparables et, tout en se
haïssant déjà, les hommes de la Gironde et de la Montagne s'aidaient les uns
les autres et se suggéraient mutuellement d'audacieuses pensées. »
Ici, au contraire, Jean-Clément
Martin va raconter une bataille immédiate, ouverte et féroce entre les deux
factions, dont le prétexte est le sort d'un roi déjà déchu et l'enjeu véritable
celui de l'hégémonie sur l'Assemblée, sur la République (née le 22 septembre
1792) et sur la Révolution elle-même, bataille qui se résoudra de manière
sanglante et par rebonds : le 31 octobre 1793 avec l'exécution des
Girondins, en mars et avril 1794 avec celles des Hébertistes et des Dantonistes,
et en Thermidor, avec ce que Michelet appelait l'assassinat de Robespierre et
voyait comme la fin de la Révolution.
En octobre 93, la Convention
se bornera à faciliter la tâche du Tribunal révolutionnaire par un décret
opportun ; en avril 94, proprement retournée par Robespierre, elle
empêchera Danton, déjà arrêté, de paraître devant elle ; en Thermidor,
elle mettra Robespierre et ses amis en état d'arrestation, ce qui était de fait
les vouer à la mort. À tous ces moments, dans des débats enfiévrés, confus et
complexes, l'Assemblée jouera un rôle capital dans la Révolution, au mépris des
droits garantis par la République.
En 1792-93, la bataille libère
bien un passage « entre République et Révolution », c'est-à-dire
entre les principes de la République et ceux de la Révolution : entre deux
souverainetés, entre deux légitimités déposées dans le sein de la même
Assemblée nationale.
C'est le sens du mot
d'exécution choisi et justifié par Martin — « une peine capitale
appliquée après sentence d'un tribunal » (p. 7-8) — et de la décision
de la Convention, soulignée par lui, de se saisir de cette prérogative, de
juger le roi. Le roi ne sera pas condamné par un tribunal mais par la
représentation nationale, érigée par elle-même, au mépris de la séparation des
pouvoirs, en juridiction.
Tel est, pour Jean-Clément Martin, l'événement du 21 janvier 1793, dont le sens
réside donc ailleurs qu'en lui-même, dans l'histoire de la Révolution elle-même.
Et telle est la force de sa problématique.
Là où beaucoup d'historiens
et souvent le public veulent voir la dimension mythique d'un meurtre rituel ou
en tout cas un événement capital dans l'histoire de la Révolution et de la
France, Jean-Clément Martin discerne une signification essentiellement
politique : « [É] l'exécution a été le résultat de tractations et de
conflits, de calculs et de compromis, bref, elle n'a pas été une cérémonie sacrificielle
mais un acte de politique et politicien » (p. 12).
Héritier du moins en cela de
François Furet, il demande aux historiens de la Révolution de sortir des mythes
divers dans lesquels elle-même et la postérité l'ont enfermée jusqu'à nous, et
d'exercer leur métier, c'est-à-dire de s'en tenir à l'établissement et à la
compréhension des faits.
Par là, il est fondé à donner
un sens essentiellement politique à la Révolution tout entière et même à
suggérer comment, jusqu'à nos jours, elle avait devancé toutes les occasions où
des assemblées ont eu à ouvrir ou à fermer le passage d'une république à une
révolution. Dans les six mois de vie parlementaire que Jean-Clément Martin
définit et détaille, il y a toutes les configurations que, plus tard, mettront
en Ïuvre des minorités agissantes pour forcer les verrous d'un État de droit.
Le livre s'attachera donc non
seulement aux faits dûment attestés et vérifiés mais à désamorcer en toutes occasions
le fait même de la mort du roi, à le priver de son aura, par exemple lorsque se feront jour, dès son moment puis dans
les commentaires de l'historiographie, la comparaison ici jugée indue entre
Charles Ier d'Angleterre et Louis XVI de France.
Le caractère symbolique de la
mort du roi, la solennité que revêtit son exécution, le retentissement qu'elle
prit dans toute l'Europe puis dans l'histoire du pays, tout cela reste
impressionnant. Jean-Clément Martin s'emploie à le relativiser en montrant notamment
que les royalistes comme les républicains n'ont jamais, par la suite, agi
vraiment pour réviser moralement ni réparer politiquement le procès ni
l'exécution du roi.
Affaire de cohérence dans la
vision et dans l'exécution mais aussi d'écriture, car on s'interdira alors, autant
que possible, les effets de style — de personnalisation dans la
narration, d'images, de lyrisme et d'éloquenceÉ —, entendons par là
qu'on n'inscrira pas l'écriture de l'histoire dans la littérature. Absolument a contrario, voici l'état d'esprit de
Michelet, quand, en janvier 1853, à Nantes, il enterre à même le texte de son
Histoire l'année 1793 et salue celle
de 1794 : « Je plonge avec mon
sujet dans la nuit et dans l'hiver. Les vents acharnés de tempêtes qui battent
mes vitres depuis deux mois sur ces collines de Nantes, accompagnent de leurs
voix, tantôt graves, tantôt déchirantes, mon dies irae de 93. Légitimes harmonies ! je dois les
remercier. Bien des choses qui me restaient incomprises, m'ont apparu claires
ici dans la révélation de ces voix de l'Océan (janvier 1853). »
Évidemment, nul historien
n'est tenu d'écrire comme Michelet, et ce serait même une usurpation absurde de
style et de point de vue. Jean-Clément Martin ne prétend pas écouter en
lui-même le génie de la Révolution française lui parler à travers les voix de
la Nature.
Cependant, il se pourrait
que, avant le passage « de la France entre République et Révolution »,
un autre passage se soit produit, celui que choisit Waresquiel, entre la
souveraineté des rois et celle de la première Assemblée nationale, issue des
États généraux par la décision du Tiers État : passer clairement des
souverains d'Ancien Régime à la souveraineté de la Nation, par un acte
d'assemblée accompli pourtant, lui aussi, dans la confusion de débats obscurs
et politiciens.
Car chacun de ces deux
historiens, à travers la construction qu'il en décide, passe de la réalité des
faits à la vérité de ces faits — à une certaine vérité, qu'il assume.
Il n'y a rien là que d'évident
et de légitime. C'est le travail de l'historien.
Pierre Campion