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Pierre Campion : étude de Un homme et Exit le fantôpme de Philip Roth.

Mise en ligne le 13 octobre 2022.

  Philip Roth, Un homme et Exit le fantôme, traductions de J. Kamoun et M.-Cl. Pasquier, Gallimard, 2007 et 2009.


Philip Roth, derniers feux d'une œuvre

Le roman Un homme (2006) a la force que donne l'expérience d'un grand écrivain, qui sait où il va et comment gouverner un récit, au prix d'infliger à son héros les tourments de l'âge et de la décrépitude, en bravant constamment la description et l'analyse et la vie de ce personnage. La lecture d'Un homme nous laisse sur l'impression d'un art consommé et d'une créativité librement exercée entièrement dévoués à raconter les malheurs d'une vie souffrante et d'une énergie à se sauver.

C'est la « vie d'un homme », envisagée et dévisagée d'un point de vue extérieur : entre la scène qui réunit ses proches et leurs commentaires devant sa tombe et celle qui raconte sa mort dans les ténèbres d'une anesthésie générale, il s'étend une existence anonyme, considérée depuis l'enfance et une première opération chirurgicale jusqu'à l'opération finale où il laisse la vie — l'existence d'un publicitaire reconnu tenté à la retraite par la peinture et par le repli dans les activités réduites d'une communauté de retraités, une existence tout entière minée par des incidents de santé cliniquement décrits. Trois mariages et trois échecs, une vie sexuelle exubérante et destructrice, ce sont les thèmes habituels de Philip Roth. Il y a là un style d'ironie et de cruauté qui laisse entrevoir les déguisements d'une autobiographie.

 

Aussitôt survient Exit le fantôme (2007). On passe à la première personne et à un moment décisif dans la vie d'un écrivain. Cet écrivain s'appelle Nathan Zuckerman, et c'est justement le nom que se donne Philip Roth dans plusieurs de ses romans, et le rôle qu'il a commenté lui-même dans un entretien, près de trente ans auparavant :

Nathan Zuckerman est un rôle. C'est là tout l'art de la représentation d'identités, vous ne croyez pas ? C'est le don romanesque fondamental. Zuckerman est un écrivain qui veut être un médecin qui adopte l'identité d'un pornographe. Je suis un écrivain qui écrit un livre et qui adopte l'identité d'un écrivain qui veut devenir un médecin qui incarne un pornographe — qui, à son tour, pour compléter le jeu des identités, pour ajouter des barbillons au tranchant de la lame, feint d'être un critique littéraire bien connu. Fabriquer de la fausse biographie, de la fausse histoire, confectionner une existence à demi imaginaire à partir de la vraie pièce de théâtre qu'est ma vie, c'est ma vie[1]

Nathan Zuckerman était l'alias proclamé de Philip Roth. Serait-il devenu son fantôme ?

« Enflammer votre vie verbale »

Philip Roth encore, dans la force juvénile de ces années 1980 : « Pour un écrivain, il n'est pas forcément nécessaire d'abandonner sa propre biographie pour s'engager dans le jeu d'un rôle. Il peut être plus captivant de ne pas le faire. On la distord, on la caricature, on la parodie, on la torture et on la subvertit, on l'exploite — tout cela pour conférer à la biographie cette dimension qui enflammera votre vie verbale[2] » Faire flamber son œuvre ! Mais il veut aussi, d'avance, décourager ses biographes et invalider même toute biographie de lui : révéler d'emblée et désamorcer tout ce qui motiverait et légitimerait les curiosités, manigances et impostures de la critique littéraire, notamment sur de prétendus secrets sexuels, desquels justement il ne fait pas mystère.

Exit le fantôme révèle un mouvement étourdissant de virtuosité et de styles. Autour du personnage fictif d'un certain E. I. Leonoff, écrivain décédé depuis des années et oublié — et qui apparemment avait tout fait pour se faire oublier —, Nathan Zuckerman, retour d'une retraite forcée de onze années loin de New York, passée strictement à écrire, déchaîne autour de lui et en lui-même une tornade d'événements, exactement ce qu'il avait cherché à éviter dans son refuge des Berkshires : il s'abandonne à ses curiosités et à ces « moments irréfléchis », qui donneront le titre du dernier chapitre. Dans ces moments que lui-même qualifie d'extravagants, Nathan Zuckerman, revenu au prétexte d'une opération de confort dans la Ville qu'il trouve en proie à la réélection de George Bush en novembre 2004, se livre comme à plaisir et en toute conscience à toutes les impulsions et à tous les mouvements des passions vaines et tristes qu'il avait cru domptées en lui : désir sexuel d'un homme âgé devenu impuissant, goût de la bagarre entre générations contre un double jeune de lui-même, retours nostalgiques sur le passé et autres excentricités fatales, bref à tout ce qui ne convient pas : ni à son âge ni à sa situation, ni à une sagesse durement acquise, ni même à la vie. « J'apprenais à soixante et onze ans ce que c'est que de perdre la tête. »

Il s'ensuit une dépense d'ironie tendre ou féroce, qui n'épargne presque personne : monde médical de tout poil ; mœurs de la crique littéraire ; élites new yorkaises de gauche et intelligentsia postmoderne ; jeunes et vieux, hommes et femmes, familles et couples… Et surtout qui ne s'épargne pas soi-même.

Nathan Zuckerman n'a pas besoin d'analyste, il en a consulté, il connaît leurs grosses ficelles. Et, pas plus que Leonoff, il ne veut de biographe.

Dans les dessous de l'aventure mais en claire conscience, à l'occasion de pertes de mémoire, l'écrivain note l'approche du moment où il ne pourra plus lire ni surtout écrire, ni vivre :

Si un matin par hasard je prenais la page que j'avais écrite la veille, et que je sois incapable de me rappeler l'avoir écrite, que ferais-je ? Si je perdais tout contact avec mes pages, si je ne pouvais plus ni écrire un livre ni en lire un, que deviendrais-je ? Sans mon travail, que resterait-il de moi ?

Philip Roth veut « enflammer sa vie verbale », une vie depuis toujours toute verbale, reconnue comme telle dans la force de l'âge et de la création — mais l'enflammer une dernière fois dans un feu d'enfer ?

Passer le roman au feu du théâtre

Dans le roman Exit le fantôme, plusieurs fois Philip Roth inscrit l'écriture du théâtre dans la poétique du roman.

 

La première de ces scènes se déroule entre Nathan (Lui) et Jamie (Elle), la femme du jeune couple que Nathan Zuckerman vient de rencontrer par hasard, en vue d'un projet improvisé d'échange temporaire entre leur appartement de Manhattan et sa maison des montagnes. C'est la transposition imaginaire d'une scène qui a eu lieu réellement mais qui n'a pas revêtu l'intensité, la clarté et la pénétration que, sitôt après, lui confère l'écriture du théâtre. C'est un dialogue qui n'a rien d'un marivaudage, tant la situation ainsi traitée est explicitement érotique et le rapport des forces brutal. L'enjeu de cette scène et des suivantes est un passage à l'acte, à commettre ici et maintenant, un acte sexuel impossible : « Il » sait pourquoi (il est devenu impuissant) et il ne peut pas l'avouer sans perdre immédiatement son emprise érotique sur elle ; « Elle » ne sait pas pourquoi, car elle est sous l'empire de lectures où l'acte est évoqué maintes fois par un auteur admiré dans une écriture des plus explicites, un auteur présent ici et maintenant de manière inattendue et confondante. Quand les voix mêmes sont ainsi représentées (les paroles et leurs incidences, au vif) et les mimiques indiquées par des didascalies, l'écriture pure et simple (par Nathan, et par Roth à travers Nathan) développe une excitation sexuelle violente, qui vient, dans un autre ordre, compenser et au-delà l'impossibilité de l'acte.

À la fin de ce premier épisode, deux répliques : « Lui : Comme je vous ai dit, tout ceci me tue, il va donc falloir que je parte ; Elle : Merci d'être venu. » Deux phrases où la platitude du dialogue bourgeois le dispute au sublime des grands classiques (français ?). Mais l'affrontement n'eut pas lieu en ces termes, cela ne se passe que dans la scène écrite par Nathan, comme le dernier recours, pour lui, de l'imagination. Et, dans le roman de Philip Roth, ce flirt poussé tout verbal vient accomplir et dépasser, dans l'Amérique de 2007, les scènes les plus scabreuses qui marquèrent toute son œuvre.

 

Au deuxième temps, le roman fait se rencontrer Nathan Zuckerman et Amy Bellette, autour du secret présumé de l'écrivain Leonoff, Amy pour laquelle Leonoff quitta sa femme et que Nathan rencontra à l'époque, elle et Leonoff, dans un passé qui remonte maintenant à 1956. Leonoff est mort depuis longtemps ; Amy, soixante-quinze ans, vient d'être opérée d'une tumeur au cerveau qui couture son crâne mis à nu.

Par ailleurs, la biographie présumée de Leonoff fait l'objet d'une compétition violente entre Richard Kliman, le jeune amant de Jamie et l'autre double occasionnel de Roth, et Nathan Zuckerman, le prétendant de Jamie et le double en titre de Roth. Il n'y a que Philip Roth pour maîtriser un tel écheveau de personnages, de vies et de forces.

Nathan cherche donc auprès d'Amy le secret d'un silence que Leonoff garda pendant les cinq ans où, lui auteur à succès de nouvelles, il écrivait censément un roman. Ils se rencontrent dans l'émotion d'une nostalgie. Ils parlent de « Manny » Leonoff, auquel Amy a gardé une fidélité passionnée, du manuscrit qu'il lui avait laissé, qu'elle a donné dans un moment de désarroi à Kliman, que Nathan subtilisera un peu plus tard à Kliman au cours d'une violente altercation, et qu'il laissera à la fin sans avoir même voulu le lire.

Ainsi, quand la rencontre avec Amy n'aura donné que ce qu'elle pouvait donner, il faut décidément passer du chapitre « Le cerveau d'Amy » à celui de « Mon cerveau ».

 

C'est-à-dire, troisième temps, revenir à Elle (Jamie) et Lui (Nathan), pour une nouvelle série d'aventures sentimentales et d'écritures de théâtre, parmi lesquelles un bref Lui (Kliman) et Elle (Jamie), à des écritures chargées de porter les rapports réels dans l'abstraction d'une expérimentation imaginaire. Ainsi au moment où, dans une forme ultime de sa curiosité, Nathan aura répondu à l'impulsion d'un dernier « voyons un peu ce qu'il va arriver de moi si j'écris ce qu'il vient de se passer avec Jamie ».

Sauf qu'alors, aux abords du dénouement, il se passe ceci, dernière trouvaille, renversante et éblouissante, de Philip Roth. La dernière scène dans l'écriture du théâtre répond à un refus de Jamie au téléphone : elle ne viendra pas dans sa chambre à l'hôtel de Nathan. Celui-ci rentre dans ses montagnes, et c'est là qu'il rédige la dernière scène entre Lui et Elle, scène cette fois totalement imaginaire, dans laquelle Elle, contrairement à la Jamie réelle, annonce qu'elle vient. Alors, au bout de l'aventure, Il s'enfuit avant qu'Elle n'arrive. Totalement déportée de l'échange réel (hors le fait de la fuite), la scène s'achève ainsi, par sa didascalie :

(Et là-dessus, avec seulement un bref moment supplémentaire de folie de sa part, un moment de folle excitation, il jette toutes ses affaires dans sa valise — sauf le manuscrit non lu et les livres d'occasion de Leonoff — et il sort aussi vite qu'il peut. Comment pourrait-il ne pas [comme il aime le dire] ? Il se désintègre. Elle est en route pour venir, et il s'en va. Parti pour de bon.)

Ce sont les derniers mots du roman. Exit le héros suicidaire dans une arrière-scène infernale, un personnage qui ne fut jamais que l'avatar du romancier. Non sans s'approprier au passage le principe connu d'abstention énoncé par le Bartleby de Melville et qu'il a trop peu ou trop bien observé dans tout le livre, Nathan Zuckerman choisit de se désintégrer — comme un fantôme vain, ou plutôt comme l'entité indispensable à certaines fictions de Philip Roth —, en abandonnant le manuscrit d'E. I. Leonoff qu'il a pris entretemps à Richard Kliman, son jeune concurrent auprès de Jamie, d'Amy et de Leonoff.

Mort à jamais ? C'est Philip Roth qui le dira, mais hors fiction.

Le thème de son roman transpose le titre et la situation de La Ligne d'ombre de Conrad, c'est « la ligne infranchissable qui sépare la fiction de la réalité » dit Nathan et sur laquelle, soldat perdu, il se bat contre Kliman. Nathan est le double que Roth avait inventé pour tenir cette ligne infranchissable, et voilà qu'il quitte le roman, tué deux fois, par la jeunesse de Richard Kliman et par le refus de Jamie Logan, épouse de Billy Davidoff, tous écrivains débutants.

Cette dramaturgie de la vérité — ce renversement sensationnel — annonçait logiquement un dernier roman.

En 2012, le romancier laisse entendre, de manière ambiguë, qu'il ne publiera plus : « Dans les années qui me restent, je ne me vois pas publier. Ni des romans, ni rien d'autre. Mais peut-être demain ou dans quelques années, j'aurai l'idée d'un nouveau roman. Peut-être pas. Si ma carrière devait s'arrêter aujourd'hui le roman ne me manquera pas[3]. » Adieu plus explicite, presque en même temps, dans un autre entretien : « Je n'ai pas l'intention d'écrire dans les dix prochaines années. Pour tout vous avouer, j'en ai fini. Némésis sera mon dernier livre[4]. »

Or Nemesis (2010, dernière publication, d'une autre série narrative) s'annonçait peut-être quelques pages avant la fin d'Exit le fantôme, à propos de Kliman et de son obsession frénétique pour la biographie :

[…] il ne m'apparaissait pas moins, comme représentant, tout comme celle de Leonoff, ma propre némésis. Si je m'entêtais à contrecarrer les objectifs de cet imposteur, et la vitalité, l'ambition, la ténacité, la colère qui le motivaient, je ne pourrais m'attendre qu'à être battu.

Ainsi, comme dans Leonoff, l'écrivain de sa création ; comme dans Conrad, le romancier réel qui fait l'objet de son admiration ; dans l'œuvre de Roth y aurait-il une divinité attachée à ses pas depuis le début, qui veut venger la faute supposée d'avoir séparé sournoisement la littérature de la vie. Certes Richard Kliman donne à cette divinité une figure trop humaine, mais le propre de la Némésis n'est-il pas de prendre des incarnations repoussantes, aux yeux de Nathan Zuckerman et de Philip Roth : celles d'une jeunesse impérieuse et triomphante ? Sans doute, l'âge venu et l'affaiblissement des forces créatives, la ligne d'ombre était-elle devenue intenable.

 

Beau joueur ironique et glorieux vaincu dans un bon combat, Philip Roth ne publia plus rien jusqu'à sa mort (mai 2018).

Pierre Campion



[1] Philip Roth, « L'art de la fiction », entretien avec Hermione Lee (traduit de l'américain par Emmanuel Jouanne), L'Infini, n° 10, printemps 1985, pp. 3-25.

[2] Philip Roth, même source.

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