RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Laurent Albarracin, Herbe pour herbe.
Mis en ligne le 25 décembre 2014.

Le 13 octobre 2012, à Saint-Malo, Laurent Albarracin a reçu le prix Georges Perros des Rencontres poétiques internationales de Bretagne, pour son livre Le Secret secret.

Sur ce site, Laurent Albarracin tient une chronique d'images de la poésie.

herbe pour herbe Laurent Albarracin, Herbe pour herbe, Dernier Télégramme, 2014.


Le circuit court de la tautologie

Laurent Albarracin, Herbe pour herbe,
éd. Dernier Télégramme, 2014.

Chroniqueur de la poésie qui se publie en ce moment, et lui-même éditeur de poésie, depuis plus de dix ans Laurent Albarracin se concentre pourtant sur sa propre écriture[1]. Sur un chemin qui ne ramène cependant ni à Ponge ni à la phénoménologie, il poursuit une œuvre dévouée aux choses ou plutôt à la chose même, à chacune prise singulièrement mais en son être, en cet être en lequel elle se ramasse, s'enveloppe et s'abîme.

La figure, non exclusive certes mais emblématique de cette écriture, c'est la tautologie — la mal aimée des poéticiens, et peut-être bien des poètes —, la figure qui se ferme elle aussi sur elle-même :

Dans toute chose — une sorte

de folle jeunesse pousse

la chose à faire

place nette à la chose

Dans l'effort que la chose oppose d'origine à toute qualification, dans le bloc d'être qu'elle oppose à toute dramatisation et à tout discours, la tautologie cherche pourtant à s'ouvrir un cheminement : un circuit court qui justement décrive le mouvement seul par lequel la chose se borne à la chose. Ce qui est à dire, appelons-le d'un mot barbare, c'est la mêmeté que la chose entretient avec elle-même, c'est ce genre de mouvement qui, la portant à l'immobilité, nous interdit de la penser par raisons et par discours, nous dissuade de la dire par une autre chose, et même nous défend de l'aimer. La tautologie est le chemin à établir là où il n'y a pas d'abord de chemin, ni entre la chose et nous, ni entre elle et les autres choses. S'il y a un périple à rendre, c'est celui qui la meut entre elle et elle-même.

Alors approcher la chose à pas de loup, essayer d'abord de la circonvenir quand même dans le réseau de quelque métaphore, puis tenter de capter son quant-à-soi désespérant dans le mouvement d'une tautologie. La mimer en esprit et dans la seule ressource de la langue, celle-ci aussi rebelle que les choses : la langue non plus ne nous appartient pas. Mimer le mouvement d'exclusion à notre égard que la chose — et la langue — entretiennent avec elles-mêmes. Esquisser une connaissance par la mimesis, celle-ci deux fois appliquée : au rapport que nous lui imposerons avec telle autre chose, à l'entente que nous lui voyons avec elle-même. En somme, faire le tour de la chose par le plus bref chemin possible : une circonspection de son alentour préparant sa circonlocution. C'est un art tout d'exécution.

Un art cependant d'autant plus difficile qu'il n'y a dans les choses nulle intention qui accrocherait la nôtre, nul lyrisme de leur part et même aucune ironie, nul point où faire jouer l'anthropomorphisme, et surtout nulle de ces négations dirigées contre notre esprit, lequel excellerait justement à les articuler, à les retourner, à les dialectiser, et même, dernière ruse de l'esprit fort, à les dissoudre et les dénier. Car alors il faudrait, allant jusqu'au bout de l'idéalisme, soutenir que les choses n'existent pas vraiment hors de l'esprit. Ce discours-là, plus répandu qu'on ne pense, trouve à chaque instant son échec : sans le vouloir et sans la moindre méchanceté, sans dérision, elles se rappellent à notre prétention, de manière quelquefois catastrophique. Voilà comme, sans le vouloir ni le savoir, les choses, oui, nous font la morale.

Du sable

Voici une prose du tas de sable, comme totalité indécomposable, du sable comme chose :

Le tas fait le tas qu'il est. Il ne cesse jamais de faire le tas dont il est le tas. Toujours le tasse et l'entasse, le tamise, l'aère et le rassemble. Le remodèle et l'étale à la vue. Le tas extirpe de soi de quoi s'en saupoudrer les sommets. Mine à ciel ouvert qu'un tas, avec son jeu de wagons à ses flancs qui viennent comme déverser des pentes à ses pentes. Le tas a l'air encore de répandre sur soi le sel du tas, comme un peu de feu et d'esprit qu'il insuffle au tas pour en soulever la pâte, le porter à la puissance du tas. En tout tas la matière est sa propre matière, et le tas la manière de ce tas.

Un déboulé de métaphores et de locutions, où l'on entrevoit, allusivement et sans cesse exprimée, la tautologie de « le tas est un tas ». Nulle part le mot de sable, mais tout nous dit : « le sable, c'est du sable », et que du sable l'on ne peut dire que cela, suivant de multiples occurrences et sous des formes variées. Ainsi :

Quel trésor n'est mieux caché

qu'en sa lourde opulence

qu'en son strict étalage

et dans le parfait roulement

de ses billes et tambours ?

 

Tout du sable clame

l'or du sable et l'enfouit

sous des chapes de clameurs

Aller au sable même — comme aller à l'eau même —, c'est écrire et récrire l'insaisissable ontologie du sable, laquelle certes ne doit rien à Husserl. Car le poète n'y est pas venu pour les besoins d'une logique qui voulait s'étendre à toutes les activités de l'esprit, ni pour opposer au cartésianisme une certaine philosophie de la conscience (Merleau-Ponty), mais par la fréquentation des choses et de leur « secret secret ». Ce n'est pas Ponge non plus. Car il n'y a ici ni certaine rage de l'expression, ni la définition-description, ni le monde muet qui serait notre seule patrie, mais plutôt l'espèce d'ontologie baroque que j'essaie de décrire. Et il n'y a pas à prendre le parti des choses, puisqu'elles se défendent très bien toutes seules.

De l'herbe

Autre chose, faite elle aussi d'innombrables entités et subsumée sous le nom féminin singulier de « l'herbe ». Et nouvelle prose ou déclaration générale, en exergue de la section du recueil dévolue à l'herbe en tant qu'herbe, et en explication de son titre :

« Herbe pour herbe », parce que tout ce qui est répond — et répond à ce qu'il est, par ce qu'il est, pour ce qu'il est — en étant. Parce que rien ne va qu'entaché d'inconvenance miraculeuse et tendant dès lors à se substituer à soi.

Et, en effet, elle répond à son nom :

J'utilise herbe pour

herbe — j'emploie

ce qui est

à ce qui est

Albarracin écrit ici la charte de la tautologie, qui va inspirer maint poème, le plus souvent des quatrains, dans lesquels une ou des métaphores conduisent à une tautologie :

On tire l'herbe à la verte paille

et c'est magie comme toujours

elle est l'herbe — incomparable

et semblable à soi

ou encore :

Herbe aussi ténue que tenace

il y a en elle quelque chose

qui s'échine et rebrousse —

il y a de l'herbe dans l'herbe

et puis encore (on a le choix) :

L'amble d'emblée de l'herbe —

le petit trot calme — les frissons

de foulage — la douce danse agitée

de l'herbe — l'herbe herbeuse herbeusement

Par une sorte de métonymie, toutes les choses qui touchent à l'herbe tombent sous la juridiction de la tautologie :

Le merle sautille

par-dessus ses bonds —

on dirait qu'il les évacue

les renvoie à leur merle

ou ceci, peut-être en écho à Mallarmé :

Qu'est-ce qu'une rose —

sinon une herbe

portée sur la beauté

et qui s'adonne à la rose

À l'énergie qui se dépense dans chaque chose à être ce qu'elle est, la tautologie répond par le déploiement de sa propre énergie — bref court-circuit. D'où viennent l'énergie et l'allégresse des choses à n'être que ce qu'elles sont ? Le poète n'a répondu que par les mots de miracle et d'inconvenance. D'où celles de la tautologie ? Serait-ce de cette tendance, dont Aristote fait état, qui pousse tout homme à connaître, par le mime de ce qui est — avec le plaisir particulier qu'il y prend ?

Pots, cruches, pichets

Mais voici bien tout autre chose : des objets usuels, ces récipients qui prennent le premier tiers du recueil. Massifs cette fois et solides, ces objets-là. Et le défi n'est plus le même.

Le fait

de la bouteille,

la bouteille

l'étaye

 

Sa contrainte

sur l'eau

n'effleure

pas l'eau

D'une part, si elle veut les dire en leur être, la tautologie devra les séparer de leur usage. D'autre part, puisque ce sont des contenants, il faudra surtout les distinguer de leurs contenus. Tâche délicate, on le pressent, qui consiste à briser un couple apparemment essentiel.

La forme d'une chose

recueille la chose : elle

a un geste pour nous

la dérober et c'est ce

geste seul qu'elle donne.

Par devers soi elle est

concentrée sur sa rosée.

Ici, le quatrain ne suffit plus : un bref discours prend le temps de se ponctuer, de se développer, de superposer la continuité de sa grammaire aux proclamations posées en fin de vers : de « elle », de « nous », de « c'est ce », de « elle est ». La situation est tendue, plus difficile encore qu'avec l'herbe et le sable : le conflit règne entre les figures. Alors que la métaphore accompagnait et amenait la tautologie, la métonymie du contenant au contenu la défie, ou bien elle défie la métonymie, ou pour le moins elle s'en méfie :

Le pot contient son mensonge

un peu comme une vérité qui ne serait

pas belle à boire

ou un démenti qu'il inflige

à ses flancs

Tel récit peut s'esquisser. Il s'est passé quelque chose, ainsi l'apparition du contenant par l'évacuation du contenu :

La jatte

la longue jatte

le beau jet de la jatte

retombée

jatte

Cela réalisé encore au dernier poème de cette section :

Verre

en lumière

sur la table

 

Ce qui été bu là

a été su ici,

est tu et à toi

maintenant

Ce qui apparaît là, c'est une mise à distance du poète, par le tutoiement à lui adressé et par la mise en gloire d'un contenant à lui opposé. Maintenant que le contenu a été vidé de l'un et absorbé par l'autre, ils se font face, le verre « en lumière » et celui qui a bu, chacun se détachant en sa forme même. Tableau. On quitte cette section sur une distinction et une réconciliation du contenant et du contenu, de la chose et de l'homme, par l'opération humaine de l'ingestion et de l'expression.

Pierre Campion



[1] Entre autres recueils : Laurent Albarracin, Le feu brûle, postface de Pierre Campion, L'Atelier de l'Agneau, 2004 ; Le Verre de l'eau et autres poèmes, Le Corridor bleu, 2008 ; Le Poirier, collection de l'Umbo, 2012 ; Le Secret secret, Flammarion, 2012.


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