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Pierre Campion : note sur quelques lignes de la Poétique d'Aristote.
Mis en ligne le 12 juin 2019.

Cette note vient compléter, sur le même site, l'article sur « Le statut des dieux dans la tragédie selon Aristote ».

Je remercie Pierre-Henry Frangne qui a relu cette note.

© : Pierre Campion.

Trois éditions de la Poétique : éd. Hardy, Les Belles Lettres, 1932, constamment rééditée ; éd. Dupont-Roc & Lallot, Seuil, 1980 ; éd. Batteux, 1771-1875, rééd. Hachette Livre, BNF.

hardy  DRL  Batteux


Traduire Aristote : sur quelques lignes de la Poétique

Référence : le texte et l'une de ses traductions

Aristote, La Poétique. Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Le Seuil, collection Poétique, Paris, 1980, chapitre 9, 1452 a, pages 66 et 67.

Ἐ¹εὶ δὲ οὐ μόνον τελείας ἐστὶ ¹ράξεωςμίμησις ἀλλὰ καὶ φοβερῶν καὶ ἐλεεινῶν, ταῦτα δὲ γίνεται καὶ μάλιστα [καὶ μᾶλλον] ὅταν γένηται ¹αρὰ τὴν δόξαν διἄλληλαá τὸ γὰρ θαυμαστὸν οὕτως ἕξει μᾶλλονεἰ ἀ¹ὸ τοῦ αὐτομάτου καὶ τῆς τύχης, ἐ¹εὶ καὶ τῶν ἀ¹ὸ τύχης ταῦτα θαυμασιώτατα δοκεῖ ὅσα ὥσ¹ερ ἐ¹ίτηδες φαίνεται γεγονέναι, οἷον ὡςἀνδριὰςτοῦ Μίτυος ἐν Ἄργει ἀπέκτεινεν τὸν αἴτιον τοῦ θανάτου τῷ Μίτυι, θεωροῦντι ἐμ¹εσώνá ἔοικε γὰρ τὰ τοιαῦτα οὐκ εἰκῇ γενέσθαι, ὥστε ἀνάγκη τοὺς τοιούτους εἶναι καλλίους μύθους.

D'autre part, la représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu'un enchaînement causal d'événements se produit contre toute attente ; la surprise sera alors d'autant plus forte que s'ils s'étaient produits d'eux-mêmes ou par hasard, puisque nous trouvons les coups du hasard particulièrement surprenants lorsqu'ils semblent arrivés à dessein. Ainsi lorsque la statue de Mitys à Argos tua l'homme qui avait causé la mort de Mitys, en tombant sur lui pendant un spectacle : la vraisemblance exclut que de tels événements soient dus au hasard aveugle. Aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement les plus belles.

 

Tels sont, dans la référence choisie, le texte d'Aristote et sa traduction[1]. Je retiens cette édition bilingue car elle fait désormais autorité par l'établissement du texte, par la rigueur et la force de sa traduction et par l'ampleur et le sérieux de ses commentaires. Ceux-ci soulignent souvent les problèmes du texte grec et mettent en évidence la difficulté et la profondeur de la pensée d'Aristote. C'est pourquoi, sur un passage restreint, il nous a paru intéressant de scruter la traduction, en regardant au besoin quels choix elle retient par rapport à d'autres choix possibles, tels qu'on les trouve exprimés dans d'autres traductions contemporaines ou plus anciennes.

Dans ce passage connu de La Poétique, Aristote évoque l'histoire de la statue de Mitys, à l'appui de ses analyses sur les émotions spécifiques engendrées par le spectacle de la tragédie, la terreur (ici « la frayeur ») et la pitié, telles qu'on les nomme habituellement.

Que regardait le meurtrier de Mitys ?

Pour un traducteur du grec ancien en français, quel est le problème qui se présente dans l'une de ces phrases ?

La voici : « ho avdrias ho tou Mituos apekteinen ton aition tou thana­tou Mitui theôrounti empesôn » (littéralement et suivant l'ordre des mots : la statue de Mitys tua le cou­pable de la mort pour Mitys, sur lui qui regardait, en tombant). Que regardait le meurtrier de Mitys au moment où la statue le tua en tombant sur lui ? Aristote ne le dit pas, et, sauf à écrire une phrase incompréhensible, le traducteur, lui, est tenu de le dire.

Michel Magnien traduit : « la statue de Mitys [É] tua l''homme coupable de la mort de Mitys en tombant sur lui pendant qu'il regardait un spectacle[2], » De leur côté, R. Dupont-Roc et J. Lallot ne disaient pas exactement qu'il regardait un spectacle mais que l'événement est survenu « pendant un spectacle ».

D'où vient ce mot de spectacle, qui n'est pas strictement dans le texte grec ? Magnien le suggère dans une note : « Cette curieuse histoire a été reprise par Plutarque (50-120 ap. J. C.) [É] qui précise seulement que Mitys fut tué au cours d'une émeute. On ne sait rien de plus sur lui[3]. » En fait, la référence à Plutarque, implicite chez les uns ou explicite chez l'autre, et la source commune de ces deux traductions se trouvent dans celle de J. Hardy (1932), l'un des premiers traducteurs contemporains de la Poétique, lequel fait toujours autorité et est souvent cité pour son établissement du texte grec et pour sa traduction, une version que les traducteurs et commentateurs les plus récents ont nécessairement sous les yeux[4].

Hardy traduit : « au moment où il [le meurtrier de Mitys] assistait à une fête ». Et de préciser dans une note la source de sa traduction, le traité de Plutarque Des délais de la vengeance divine, que Magnien évoquera après lui.

Que disait Plutarque ? « Mitius d'Argos avait péri dans une sédition ; son meurtrier assistait un jour à des jeux dans la place publique (ν γορ θας οσης, en agora theas ousès) ; une statue d'airain tomba sur lui et le tua[5]. » Plutarque ne dit pas qu'il s'agissait de la statue de Mitys Il n'évoque pas non plus un spectacle de théâtre mais une fête religieuse (theas), que Ricard traduit (1844) par le mot de jeux. Et rien n'indique qu'il pensait, quatre siècles après la Poétique, au passage d'Aristote concernant Mitys, même si ce texte était probablement connu de lui.

Résumons. Par celle d'Hardy, les deux traductions récentes s'inspirent du mot de fête, pris dans Plutarque et, à travers la nuance spéciale du verbe theôrein qui s'applique notamment au spectateur du théâtre, elles viennent l'une à « pendant un spectacle » et l'autre à « pendant qu'il regardait un spectacle ». Notons la nuance qui sépare ces deux solutions. L'une signifie une co•ncidence et l'autre l'intérêt que le meurtrier porte au spectacle. Dans celle de R. Dupont-Roc et J. Lallot, on privilégie la circonstance d'une assemblée du public dans laquelle l'événement fait l'effet d'une révélation de la vérité et d'une punition juste ; dans celle de M. Magnien, on souligne que cet homme regarde ailleurs, requis qu'il est par un spectacle (une tragédie ?), pendant que la statue tombe sur lui. Notons que, dans les deux traductions, on laisse entendre qu'il s'agit d'un spectacle théâtral, sans le préciser.

Mais en même temps, dans sa note (p. 80), Hardy suggérait l'autre possibilité : « peut-être simplement que le meurtrier regardait la statue de Mitys »É

L'autre choix est donc : le meurtrier regardait la statue. C'est celui de l'abbé Batteux, érudit et théoricien du XVIIIe siècle, dans sa traduction de la Poétique en 1771 : « [É] la statue de Mytis [sic] tomba sur celui qui avait tué ce même Mytis et l'écrasa au moment qu'il la considérait[6]. » Même choix de la part de Charles Ruelle en 1883 : « La statue de Mitys, à Argos, tua celui qui avait causé la mort de Mitys en tombant sur lui pendant qu'il la regardait[7] ». Notons la prise en compte plus forte du verbe theôrein dans Batteux. Récemment, c'est aussi le choix de Pierre Somville[8] : « la statue de Mitys s'abattit sur le propre meurtrier de cet homme en train de la contempler, et le tua [É]. » L'effet est alors tout différent, puisqu'il s'agit d'un face-à-face en un lieu et un moment indéterminés, ou plutôt déterminés par le seul regard, de contemplation, porté par le meurtrier sur l'effigie de sa victime : andrias, une statue d'homme, et non agalma, une statue de dieu ou une statue en général. Ce regard, de simple attention, ou de contemplation ou d'ironie ou de provocation, ne peut pas ne pas faire penser à l'épisode de la statue du Commandeur dans le Dom Juan de Molière.

L'une et l'autre des deux options principales retiennent la valeur particulière du verbe grec (théôrein) de regarder intensément, de contempler, notamment un spectacle de jeux ou de théâtre. Surtout, l'une et l'autre s'efforcent de développer au mieux la conception qu'Aristote propose des émotions suscitées dans le spectacle de la tragédie.

Les émotions propres au spectacle de la tragédie

Reprenons tout par le début. Aristote en effet ne dit pas ce que regardait le meurtrier de Mitys, il ne donne pas non plus son nom ni la circonstance. Probablement, soit il supposait connue de ses auditeurs l'histoire de Mitys, soit il existait une tragédie sous ce nom perdue pour nous mais connue d'eux et de lui, soit il estimait que sa phrase par elle-même et par son contexte était suffisamment claire, voire évidente. D'autre part, ce qu'il lui importe ici c'est moins le nom du meurtrier que l'action de la statue et le nom répété de Mitys : une fois pour ce qui concerne l'action passée de sa mort (où il est l'objet) et une deuxième fois pour le moment présent de l'action de sa statue, quand il est sujet. Le membre de la phrase remonte de l'action de Mitys à la passion de Mitys, et redescend à la circonstance et au moyen de l'action, littéralement : la statue de Mitys tua le cou­pable de la mort pour Mitys, sur celui-ci qui regardait, en tombant.

Qu'est-ce qui est en question dans le texte d'Aristote ? Littéralement, l'imitation (mimèsis), non seulement d'une action allant à son terme (teleias praxeôs) mais aussi de choses (d'événements) effrayantes et pitoyables (phoberôn kai eleeinnôn). Pour que ces affects soient réalisés, il faut que se produise un étonnement (thaumaston), lequel provient du fait que ces événements surviennent contre l'attente, par une relation de réciprocité entre eux (otan génètai para tèv doxan di'allèla).

L'histoire de Mitys est prise comme exemple de ce que pourrait être (de ce qu'est peut-être, si cette tragédie existe) le genre des émotions ressenties par les spectateurs de cette histoire[9]. Suivant leurs calculs (« à ce qu'il leur semble », selon leur doxa), ces spectateurs attendent et conjecturent un événement qui leur apportera la vérité sur la mort de Mitys ainsi que la décision de la justice. Car il ne suffit pas que la cité lui ait élevé une statue, il faudrait qu'un messager ou un magistrat ou l'apparition d'une divinité ou toute autre explication provenant de l'extérieur de la scène apporte une solution à l'énigme de l'acte de cette statue. L'événement survient, qui ne demande rien à l'extérieur du théâtre : la statue de Mitys tombe précisément sur son meurtrier et le tue sous son propre poids. Cela selon une logique parfaite (sans reste), Mitys n'ayant besoin de personne que de son effigie — son substitut par imitation — pour manifester la vérité de sa mort et pour se rendre justice. Il n'y a là ni hasard (apo tès tuchès) ni pure mécanique (apo tou automatou) : la logique de l'événement est manifeste et la seule machination (mèchanèma), immatérielle et méditée, est celle du poète (poiètès) qui créa la tragédie. Chez Plutarque, l'événement est rangé parmi les occurrences où se manifeste la justice des dieux : on est très loin de l'époque mais surtout de l'esprit d'Aristote.

Chez Aristote, il n'est pas question des dieux : la logique de la scène se suffit, telle qu'elle aura été construite par un poète. Et cette logique n'a besoin que d'une supposition, dans les spectateurs, celle selon laquelle l'événement est survenu « comme à dessein » (hôsper épitèdès) — supposition qui est elle-même, dans la conscience des spectateurs, un effet de l'art du poète. Tel est l'effet de vraisemblance (to eikos), lequel se forme dans le sein du théâtre : le pithanon — la persuasion. La situation ne peut pas ne pas faire penser à celle du Dom Juan de Molière et du Don Giovanni de  Mozart. Mais, contrairement à celle du Commandeur, l'éloquence muette de la statue de Mitys n'invoque aucune autre autorité que celle de son propre geste, minimal.

Si le meurtrier de Mitys regarde la statue, ce geste concentre en lui-même la logique de la tragédie. S'il regarde un spectacle tragique, le geste redouble en lui-même cette logique et son esprit.

Le « diallèle » et les émotions qu'il suscite

Cette logique est exprimée (nouvelle épreuve imposée aux traducteurs) par la notion d'un « diallèle » (di'allèla), un mot qui signale des rapports de réciprocité entre l'un et l'autre des termes (ainsi s'aimer l'un l'autre, s'entretuerÉ) :

-       Traduction Dupont-Roc et Lallot : « un enchaînement causal d'événements » ; l'option est explicitement celle d'une causalité Mais l'image de l'enchaînement pourrait-elle suggérer une réciprocité dans cette causalité ? Les anneaux d'une chaîne se tiennent réciproquementÉ

-       Traduction abbé Batteux : « quand les événements naissent les uns des autres » ; l'option est celle d'une causalité, mais à travers une image organique, d'une réelle complexité et qui implique en nature les deux termes. Mais cette image de la naissance suffit-elle à suggérer une réciprocité ?

-        Traduction Ruelle : « lorsque [ces événements] sont amenés les uns par les autres » ; la réciprocité est évoquée, mais l'idée d'amener la gommerait presque.

-       Traduction Hardy : « tout en découlant les uns des autres » ; l'option est celle d'une causalité, mais à travers une image organique ambigu‘. Cette image de la source suffit-elle à suggérer une réciprocité ? Ce qui s'écoule ne revient pas vers sa source.

-       Traduction Magnien : « [ces événements] tout en découlant les uns des autres » ; la même logique et la même observation.

-       Traduction Somville : « [l'événement qui survient] tout en étant lié à celui qui précède » ; l'option ne se prononce pas entre la causalité simple et la réciprocité.

L'option en faveur d'une notion simple de causalité exclurait celle de la réciprocité. Celle de la réciprocité, plus ou moins franchement exprimée, engage le spectacle dans une perspective supérieure sur les deux événements, perspective susceptible de porter le regard des spectateurs à une compréhension simultanée de deux mouvements, l'un régressif et l'autre progressif, du moment de la statue à celui du premier meurtre et du passé du meurtre au geste de la statue. Bien entendu, cet effet de plus haute raison ne peut se produire qu'au sein de la représentation théâtrale, c'est-à-dire du système qu'elle constitue[10]. Dans et par la suspension de la temporalité naturelle, Mitys et son meurtrier s'entretuent, selon un effet de vraisemblance (kata to eikos) produit par une disposition poétique des deux événements (poièsis). Dans cette expérience du spectacle, où ne joue aucune transcendance, c'est comme si la raison de la doxa en appelait à une raison dialectique que la tragédie fait surgir au présent, humainement machinée pour des humains. Il y aurait là, dans le temps suspendu que représente la tragédie, un moment d'éternité : dans l'instant, deux fois sous son nom le héros qui subit la mort passe à l'agir. L'autre n'est désigné, abstraitement, que comme le fauteur de la mort pour Mitys (ton aition Mitui), un moyen pour la gloire de Mitys, et pour celle du poète.

Des deux situations entre lesquelles doivent choisir les traducteurs, laquelle serait la plus congruente avec la théorie des émotions présentée par Aristote ? Si « peut-être simplement [É] le meurtrier regardait la statue de Mitys[11] », la logique du diallèla serait plus exactement exécutée, me semble-t-il. Dans cette entrevue où l'un contemple l'autre et où l'autre tombe sur l'un pendant que celui-ci le contemple (participe présent theôrounti), la réciprocité que comporte le terme du « diallèle » s'accomplirait probablement de la manière la plus rigoureuse et la plus frappante.

Quoi qu'il en soit d'un rapport simple (de causalité) entre les événements ou composé (de réciprocité), il y a surprise (to thaumaston, l'étonnement) et, dans cet ébranlement qui vient contrebattre la doxa, naissent la terreur et la pitié des spectateurs. La pitié humaine est celle qui s'adresse aux personnages de la scène et la terreur celle que suscite le spectacle d'un mécanisme de mort. En même temps, la terreur se formerait de voir la défaite de la raison au profit d'une plus haute raison et la pitié marquerait, dans le théâtre, le caractère collectif de cette découverte : entre eux, les spectateurs se reconnaissent dans la même expérience, humaine, d'une certaine défaite et d'une reconstruction de la raison.

En même temps et essentiellement différent de ces émotions, naît un certain plaisir (hèdonè), celui qu'Aristote identifiait et décrivait au chapitre 4 de La Poétique : le plaisir tout humain d'apprendre (manthanein) à travers l'imitation des choses et des événements (mimèsis) que produit l'invention poétique. D'apprendre la loi des actions humaines, non pas exposée selon un discours par une décomposition entre la cause et l'effet — c'est impossible — mais représentée : la loi suivant laquelle ces actions, n'étant ni déductibles l'une de l'autre ni prédictibles ni décomposables, sont sujettes en effet aux retournements et détournements de l'événement.

Une épreuve de vérité

Ne perdons pas de vue que la Poétique d'Aristote n'est pas un ouvrage dans le sens actuel du mot mais plutôt, écrivent Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, « un ensemble de “notes de cours” d'Aristote, inégalement rédigées, contenant sans aucun doute des “reprises” et peut-être des “ajouts” imparfaitement intégrés — que la tradition nous présente comme un tout. » Les deux traducteurs ajoutent : « Nous sommes de toute façon renvoyés au texte que nous avons[12]. »

Ici, plus qu'ailleurs, la traduction est une épreuve de vérité, cela suivant trois sens. D'abord, bien sûr, le traducteur, notamment en tant qu'il se situe entre d'autres traducteurs et au regard de la critique de son lecteur, affronte un risque de contresens et de faux sens. Car, souvent, il livre le texte grec ou plus exactement son texte grec. D'autre part, cette épreuve s'entend comme celle du texte lui-même, que les traducteurs doivent parfois établir entre diverses leçons et arbitrer entre ses propres difficultés, incertitudes ou contradictions. Ainsi la traduction oblige-t-elle le texte à traverser cette épreuve de compréhension sans pareille, à travers les siècles : car la traduction n'est pas un discours sur le texte, elle est une représentation mimétique de ce texte dans une autre langue à une autre époque.

De toute façon, s'agissant de la Poétique, les épreuves de ses traductions diverses révèlent dans Aristote, une force de réflexion, qui s'applique, comme souvent chez lui, à analyser et à comprendre, sur pièces, le fonctionnement d'un certain organisme, lui créé par différents poètes, celui de la tragédie. Par là, l'effort de pensée d'Aristote s'inscrit dans la longue tradition de l'esthétique, de ses problèmes et de ses problématiques, des œuvres et de la réflexion sur les œuvres : éventuellement, autant de dimensions à considérer par le traducteur.

Pierre Campion



[1] Aristote, La Poétique. Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, collection Poétique, 1980.

[2] Aristote, Poétique, introduction, traduction nouvelle et annotations de Michel Magnien, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, p. 119.

[3] Id. p. 198.

[4] Aristote, Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy, Paris, Les Belles lettres, 1932, p. 43 et 80. Dernier tirage : 2002. Nombreuses rééditions récentes de cette traduction, parmi lesquelles la reprise, munie d'une préface substantielle par Philippe Beck dans Aristote, Poétique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1996.

[5] Plutarque, Les Délais de la justice divine. J'emprunte l'expression grecque et la traduction dans la version d'un certain Ricard (1844), sur le site de Philippe Remacle et autres, ¤ 8.

[6] Aristote, Poétique d'Aristote (Nouvelle éd. revue et corrigée) (ƒd. 1875), traduction française par Charles Batteux, réédition en 1875 de la traduction de 1731, reproduite en fac-similé, Hachette Livre et BNF, sd., p. 16.

[7] Aristote, Poétique et Rhétorique, traduction entièrement nouvelle d'après les dernières recensions du texte par Ch. ƒmile Ruelle, bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, Garnier Frères, Libraires-ƒditeurs, 1883, chapitre IX, p. 22-23 : Site de Gallica.

[8] Aristote, Poétique, dans Aristote, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, p. 888.

[9] L'événement ici raconté par Aristote est pris par lui comme une histoire, comme un muthos, tel qu'en fabriquent les poètes de la tragédie : « hôste anangkè tous toioutous einai kallious muthous, aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement les plus belles. » Cette histoire-là appartient à l'ordre des créations poétiques, où elle figure parmi les plus belles.

[10] Je m'inspire de la belle étude de Marcel Lamy, « Système et stratégie dans la Poétique d'Aristote » (CRDP de Rennes, 1982), reprise dans Marcel Lamy, Moments de philosophie. Lectures, notions, méthode, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 153-172 et spécialement p. 166-168.

[11] Hardy, ouvrage cité, note de la p. 80. Il n'y a bien que deux situations possibles : dans l'une, le meurtrier de Mitys contemple autre chose ; dans l'autre, il contemple la statue de Mitys. Dans la première, il est surpris parce qu'il était captivé par un spectacle (qui pouvait ou devait le faire penser à son meurtre ?). Dans la deuxième, il affronte celui qu'il a tué. Dans la première, il est, le spectateur pourrait dire, pris en traître. Dans la seconde, on dirait qu'il l'aura bien cherché.

[12] Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, ouvrage cité, introduction, p. 12.

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