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Pierre Campion : Étude du livre d'Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes.

Cette étude est reprise, avec quelques modifications, de l'article publié dans la revue Travaux de littérature publiés par l'ADIREL (Association pour la diffusion de la recherche littéraire), n° XXVII « La littérature française et les philosophes », 2014.

© Pierre Campion

Mise en ligne le 23 mai 2015.

Baillet Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, éditions des Malassis, 2012.


La Vie de Monsieur Descartes (1691)

Note sur quelques aspects de « l'effet Baillet »

Les lecteurs des biographes et des commentateurs de Descartes connaissent le Baillet par ouï-dire, puisque ces auteurs s'y réfèrent souvent[1]. Mais, jusqu'à ces dernières années, le profane n'y avait pas réellement accès. Il pouvait seulement lire l'abrégé que Baillet lui-même en avait procuré dès 1692 : le petit volume de la Vie de Monsieur Descartes, repris en 1946 aux éditions de La Table ronde et republié en 1992 puis en 2002. Mais voici tout autre chose : en 2012, les courageuses éditions des Malassis ont réédité en un fort volume l'intégrale des deux volumes du Baillet avec, en prime et Vie dans la Vie, un Abrégé de la vie de M. Baillet, par Bernard de la Monnoye (1722). Cette nouvelle édition n'est pas une reproduction photographique comme il y en eut une en 1972 mais une réédition au sens plein, monumentale par ses dimensions et parce qu'elle conserve, sous son propre format et sa propre pagination, non seulement le texte de Baillet mais ses nombreuses annotations marginales, ses tables des matières (ses index, dirions-nous) et jusqu'à sa pagination, rappelée dans la marge intérieure de chaque page.

Ainsi accessible et rajeuni, le livre de Baillet attire l'attention sur lui-même comme récit — comme élaboration d'un personnage et d'une histoire, et comme significations de cette élaboration —, autant dire comme une œuvre à part entière. C'est la perspective que je vais prendre dans cette note qui, vu les dimensions de l'œuvre et sa complexité, ne saurait en dire tout ce qu'il faudrait.

Adrien Baillet (1649-1706) était le fils de modestes paysans picards. Prêtre en paroisse, puis bibliothécaire du chancelier Lamoignon et proche des milieux jansénistes où évoluait cette famille, il fut l'auteur prolifique de Vies de saints et de toutes sortes d'ouvrages d'érudition. Mais, comme l'écrit Dinah Ribard, « rien ne [le] prédisposait à rédiger et à publier cette Vie de Descartes qui a constitué un véritable événement dans l'histoire des Vies de philosophes, et qui demeure aujourd'hui encore l'une des sources fondamentales des spécialistes de Descartes[2] ». Sollicité par les promoteurs d'une édition complète de Descartes, il le fit pourtant, avec une minutie et une abondance qui dépassèrent les dimensions d'une simple introduction biographique. Ses références, il les donne scrupuleusement en marge de son texte : éditions de Descartes, inédits dont il a eu connaissance, textes des amis et des adversaires du philosophe, Vies de Descartes écrites par ses prédécesseurs, relations de témoins de la vie et de la mort de Descartesç Une information ample, souvent précise, encore utile de nos jours, et mise en récit selon une démarche qui se veut claire et distincte, par parties et chapitres, le tout commodément consultable à travers la table chronologique et les deux tables des matières, une par volume, ainsi que les tables des chapitres.

L'usage du monde

Baillet consacre beaucoup de pages à raconter les voyages du philosophe, et les moments de repos ou de retirement.

Parmi les premiers projets de Descartes, il y avait donc celui de dévoiler les secrets de la connaissance (de ce qu'il appelait « la science admirable »), cela en étudiant le fonctionnement et la puissance propre de son esprit, en actes : dans une enquête personnelle sur le monde des choses, des hommes et des événements. Tel est le principe du « voyage », dont la vie militaire ne fut qu'une première modalité. Car, selon, Baillet, Descartes n'avait pas embrassé la carriére des armes pour elle-même, et il ne la quitta pas par lâcheté[3]. Ce point précisé contre les ennemis du philosophe, Baillet remarque que le goût des voyages est dans tous les grands hommes :

Le bon sens qui est de tous les siècles lui a fait connaître comme à eux que pour savoir exactement, il ne faut pas s'en tenir aux méditations de son cabinet, ni aux habitudes de son pays natal. Il employa donc le reste de sa jeunesse à voyager, surtout dans les provinces où il n'y avait point de guerres. Il s'appliqua particulièrement à voir et examiner les cours des princes, à fréquenter les personnes de diverses humeurs, et de différentes conditions. Il s'étudia aussi beaucoup à recueillir diverses expériences, tant sur les choses naturelles que produisaient les différents climats par où il passait, que sur les choses civiles qu'il voyait parmi les peuples, d'inclinations et de coutumes différentes. C'est ce qu'il appelait le grand livre du monde, dans lequel il prétendait chercher la vraie science, n'espérant pas la trouver ailleurs que dans ce volume ouvert publiquement, et dans soi-même, selon la persuasion où il était que les semences que Dieu a mises en nous ne sont pas entièrement étouffées par l'ignorance ou par les autres effets du péché. Suivant ces principes il voulut que ses voyages lui servissent à s'éprouver lui-même dans les rencontres que la fortune lui proposait, et à lui faire faire sur toutes les choses qui se présenteraient des réflexions utiles à la conduite de sa vie. (p. 154-155)

Ici, bien sûr, la référence — soulignée dans le texte et dûment cotée en marge — est le Discours de la méthode, où Descartes avait déjà raconté lui-même la découverte de sa méthode et, à travers celle-ci, « l'histoire de [son] esprit ».

Dans Baillet, Descartes est comme saisi d'une espèce de bougeotte qui, au gré des nouvelles ou des invitations qu'il reçoit, ou de ses curiosités et de ses humeurs, l'emmène en Frise et en Flandre, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, au Danemark, en Hongrie, en Suède et le ramène en France, à Paris, à Poitiers ou à Rennes. En France, il régle ses affaires personnelles et familiales, il voit ses amis, il prend ses contacts. À La Rochelle, il va voir le siège. À Prague, il évoque avec les savants du lieu « la mémoire du fameux Tycho-Brahé » et celle de « son illustre disciple Jean Kepler » (p. 130 et suiv.). Au large des côtes de la Frise, les mariniers flamands dont il a loué les services veulent le tuer pour lui faire les poches ; il met la main à l'épée, il s'en sort à force de résolution : « Ce fut en cette rencontre qu'il s'aperçut de l'impression que peut faire la hardiesse d'un homme sur une âme basse ; je dis une hardiesse qui s'élève beaucoup au dessus des forces et du pouvoir dans l'exécution ; une hardiesse qui en d'autres occasions pourrait passer pour une pure rodomontade » (p. 158). Et, en effet, cet ascendant de générosité ne s'apprend que dans l'épreuve de soi-même et sur le moment : et c'est là que le récit s'impose.

En même temps, le biographe évoque les époques où le philosophe se retire, en des lieux dont il ne donne l'adresse qu'aux plus proches amis chargés de lui faire suivre ses correspondances et les nouvelles de la république des lettres. Baillet décrit souvent la solitude où, par choix, séjournait le philosophe (à Paris, en Hollande, en Bavière, et partout où il en éprouvait le besoin) et, notamment, le chapitre III du livre VIII (p. 905-917) est consacré à ce thème et aux traits de caractère liés au goût que Descartes avait pour le retirement :

Depuis que M. Descartes s'était mis dans le réduit d'une condition privée, il avait regardé l'inconvénient d'être trop connu comme une distraction dangereuse au dessein de ne jamais sortir de lui-même, que pour converser secrétement avec la nature ; et de ne quitter jamais la nature, que pour rentrer en lui-même. Il regardait comme une chose très vaine le désir que nous avons de vouloir vivre dans l'opinion et l'esprit d'autrui. Il n'était pas assez sauvage pour trouver mauvais, que, si on pensait à lui, on en eût bonne opinion ; mais il aimait mieux qu'on n'y pensât point du tout. (p. 907-908)

Contre les interprétations malveillantes de sa conduite par Voet et autres, Baillet le disculpe de misanthropie, de mélancolie ou de préférer les ténèbres[4] :

Depuis qu'il se fut déterminé à l'étude de la nature par elle-même, et à la recherche de la vérité indépendamment de ce qu'on en avait écrit avant lui, il avait regardé la lecture des livres en général, comme un voyage dans les pays étrangers, où l'on devient soi-même étranger à ceux de son propre pays, lorsque l'on y demeure trop longtemps. Rebuté des inutilités et des erreurs qu'il avait remarquées dans les livres, il y avait renoncé assez solennellement. Mais à ne point mentir, son renoncement ne fut jamais fort entier, il le rendit même suspect de dissimulation. (p. 910)

Moins lire et écrire que méditer, et paresser[5] : « Il n'était guère plus porté à mettre ses pensées qu'à les débiter de vive voix. Il avait été presque toujours paresseux à écrire. Mais son écriture menue, serrée, et régulière, telle que nous la voyons encore aujourd'hui dans ce qu'il a laissé de manuscrits, est une preuve qu'il avait vaincu cette paresse par de longues habitudes. » Cela n'empêche pas les correspondances entre amis, notamment avec Mersenne, toutes les semaines. « M. Descartes n'avait pas sans doute autant de répugnance pour la lecture, qu'il témoignait en avoir pour l'écriture. Il faut avouer néanmoins qu'il ne lisait pas beaucoup, qu'il avait fort peu de livres, et que ceux qui se trouvèrent par son Inventaire après sa mort étaient des présents de ses amis[6] » (p. 910).

Et le récit minutieux de Baillet montre de fait une activité incessante qui se porte même, vers la fin de sa vie, à écrire des vers.

Le chemin de la vie : les songes

Baillet a eu en mains un certain « Registre » tenu par Descartes et perdu depuis[7]. Ce que l'on en connaît par lui a suscité d'innombrables commentaires, qu'il n'est pas question d'examiner ici. Je me borne à signaler ce qu'il en dit et ce qu'il en cite, et à souligner le fait qu'il ait jugé nécessaire de l'évoquer et de le commenter dans une Vie de Descartes.

Il indique l'origine de ce document, trouvé dans les papiers de Descartes à sa mort. Et il en énumère les cinq piéces, parmi lesquelles je retiens la cinquième :

5. Un traité commencé sous le titre de Praeambula : Initium sapientiž timor Domini ; un autre en forme de discours intitulé Olympica, qui n'était que de douze pages, et qui contenait à la marge, d'une encre plus récente, mais toujours de la même main de l'auteur, une remarque qui donne encore aujourd'hui de l'exercice aux curieux. Les termes auxquels cette remarque était conçue portaient : XI Novembris 1620, cœpi intelligere fondamentum Inventi mirabilis, dont M. Clerselier ni les autres cartésiens n'ont encore pu nous donner l'explication. (p. 109)

Plus loin, paraphrasant le Discours de la méthode, Baillet entreprend de raconter les événements de l'automne 1619, quand le jeune Descartes « se hasarde à se dépouiller de toutes les opinions qu'il avait reçues jusqu'alors ». Le traitant comme le pendant du propre récit de Descartes dans son Discours, il reprend alors le texte latin des Olympica et le traduit par passages. Ce sont les fameux songes que nous ne connaissons que par lui : « Il [M. Descartes] nous apprend que le dixième de novembre 1619, s'étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut » (p. 136).

Simplifiant un récit trés riche en détails et mêlé des commentaires que Descartes faisait à mesure, on peut résumer ainsi les trois songes. Le premier montre Descartes luttant contre un vent violent dans la cour d'un collège et tâchant de se réfugier dans l'église de ce collège. Dans le second, « un bruit aigu et éclatant qu'il prit pour un coup de tonnerre » réveille le rêveur, qui constate « beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre » (p. 138). Le troisième montre au rêveur un recueil de poèmes (un Corpus poetarum), dans lequel apparaissent, entre autres, le vers Quod vitae sectabor iter ? (Quel chemin suivrai-je dans la vie ?), et « une pièce de vers commençant par Est & Non ». Dans son texte, Descartes lui-même se livrait à des interprétations, lesquelles renvoyaient pour la plupart aux préoccupations qu'il éprouvait à ce moment de ses découvertes intellectuelles. L'essentiel de ce récit de rêves paraît consister dans la violence des événements, dans leur caractère énigmatique et dans l'effort du philosophe à les déchiffrer comme un message venu d'en-haut pour lui suggérer un chemin dans la vie. Il faut noter aussi les exercices de piété que Descartes mit en œuvre le lendemain de ces rêves : « L'embarras où il se trouva le fit recourir à Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté, de vouloir l'éclairer, et le conduire dans la recherche de la vérité. Il s'adressa ensuite à la Sainte Vierge pour lui recommander cette affaire, qu'il jugeait la plus importante de sa vie. » Il forma même le vœu d'un pélerinage à Notre-Dame de Lorette, qui ne se fit pas finalement.

Baillet raconte tout cela comme les Vies de saints ou de grands capitaines relatent les songes de leurs héros, reçus au titre de vocations et de prédictions, mais il ne perd jamais de vue qu'il s'agit d'un événement constitutif dans l'histoire d'une pensée, celle-ci à comprendre justement en tant qu'histoire.

Le chemin de la vie : les œuvres

Un homme et ses « œuvres » : une vie. Tel est le principe de Baillet, repris lui aussi de toutes les Vies — de saints et autres ­— publiées dans son temps, et réalisé selon la simple chronologie[8] : la famille, la naissance et l'enfance, la vocation et la mort — et les œuvres, à leur date et selon les circonstances de leur apparition. Dans Baillet, les œuvres de Descartes sont autant d'événements dans la vie du philosophe, presque comme les successions familiales, les sièges et garnisons, les voyages et les rencontres. Elles surviennent au besoin ou sur la suggestion du moment, telles ces Méditations métaphysiques, dont la publication en 1641 est racontée comme une opération longue et complexe, pilotée par Descartes de la Hollande où il se trouve, à travers son représentant à Paris, le père Mersenne.

Il n'y a pas d'Œuvre de Descartes, il n'y a que des œuvres, dont la publication est soumise non seulement à l'imprévisibilité de l'invention philosophique mais aussi aux circonstances de la vie intellectuelle et même à l'arbitraire de l'auteur. En effet, en ce passage de son livre, Baillet souligne le fait que cet ouvrage de Descartes, comme d'autres, aurait bien pu ne jamais paraître :

Le public sera peut-être surpris d'apprendre que c'est à la conscience de notre auteur qu'il est uniquement redevable d'un si beau présent. Si l'on avait eu affaire à un philosophe sans conscience, ou si la conscience du philosophe ne s'était opposée aux raisons qu'il prétendait avoir de ne plus jamais imprimer aucun de ses écrits, c'était fait de ses Méditations, aussi bien que de son Monde, de son Cours philosophique, sa Réfutation de la scholastique, et divers autres ouvrages qui n'ont pas vu le jour. (p. 565-566)

En cette occasion, ce qui décide Descartes, c'est une découverte, après coup, celle d'un lien entre ses deux ouvrages — entre le Discours de la méthode récemment publié et le manuscrit des Méditations, écrit bien avant celui-ci et resté inédit. En même temps surgit cette raison, « de conscience », dit Baillet, entendons le genre d'obligation morale qui s'impose sur le moment à un philosophe qui écrit dans un esprit de générosité.

L'ouvrage de ses Méditations n'était pas d'une composition fort récente. Il y avait plus de dix ans qu'il s'y était appliqué. Depuis ce temps-là il l'avait laissé dans son cabinet comme une pièce imparfaite, dans laquelle il n'avait songé qu'à se satisfaire. Mais ayant considéré ensuite la difficulté que plusieurs personnes auraient de comprendre le peu de métaphysique qu'il avait mis dans la quatrième partie de son Discours de la méthode, il voulut revoir son ouvrage, afin de le mettre en état de pouvoir être utile au public, en donnant des éclaircissements à cet endroit de sa Méthode, auquel cet ouvrage pourrait servir de commentaire. (p. 566)

Ce qui paraît ici, c'est la différence entre le travail philosophique en soi, essentiellement spéculatif et en quelque sorte égoïste, où l'on fait l'essai de sa pensée pour soi-même, et d'autre part l'offre de ce travail à tous lecteurs possibles. Ce moment du passage de la vie intellectuelle privée à la vie publique s'appelle justement la publication. La « conscience » dont il est question ici va au delà de la simple honnêteté intellectuelle ou de l'éthique « professionnelle » du philosophe : c'est le mouvement qui le porte hors de son for intérieur pour aller au public — pour l'informer, pour se livrer à son examen, pour se risquer aux hasards que réserve la lecture d'une œuvre. La nature même de la réflexion philosophique en est changée, car celle-ci répond dès lors à une intention d'utilité commune et de responsabilité, c'est-à-dire qu'elle affronte l'ordre de la réalité moins pour sa vérification intellectuelle que par l'épreuve de sa lisibilité.

Ainsi, en tant qu'exécution d'une certaine décision — intellectuelle et morale­ —, cette publication relève-t-elle d'un récit, élaboré a posteriori et par un autre, ici Baillet. D'ailleurs, le philosophe lui-même avait déjà raconté l'avènement de son Discours de la méthode comme un événement survenu sur le chemin de sa vie. Et Baillet ne se fait pas faute, quand il invoque le Registre de ses observations ou ses lettres, de placer souvent ses pas dans ceux de Descartes : « M. Descartes nous dit que… ». Deux récits donc, celui de Descartes et celui de Baillet, articulés explicitement l'un à l'autre, et ne faisant pas redondance, le deuxiéme déployant le sens engagé dans le premier.

S'il y a bien un lien de nécessité entre les deux ouvrages de Descartes, le premier écrit doit être révélé au public, car il apportera avec lui toute la suite de leurs raisons. Encore faut-il que la lisibilité de ce manuscrit soit testée d'abord sur certains lecteurs, ainsi que l'orthodoxie de la pensée, avant de le rendre public :

M. Descartes croyait avoir entièrement démontré l'existence de Dieu et l'immatérialité de l'âme humaine. Mais parce que cela dépendait de plusieurs raisonnements qui s'entre-suivaient, et que si on en oubliait la moindre circonstance il n'était pas bien aisé d'en entendre la conclusion, il prévoyait que son travail ferait peu de fruit ; à moins qu'il ne tombât heureusement entre les mains de quelques personnes très capables, qui fussent particulièrement en réputation d'être grands métaphysiciens ; qui prissent la peine d'examiner sérieusement ses raisons ; et qui disant sincèrement ce qu'ils en penseraient, donnassent par ce moyen le branle aux autres pour en juger comme eux, ou du moins pour n'oser les contredire sans raison. (id.)

Avec sa naïveté habituelle, vraie ou fausse, Baillet ne manque pas de souligner le point capital de cette campagne (parer d'avance à l'accusation dirimante de matérialisme), et de révéler l'intention de la démarche. Telle fut en effet l'idée de Descartes, attestée dans sa correspondance et plusieurs fois modifiée, d'envoyer préalablement l'ouvrage, tiré à « seulement vingt ou trente exemplaires », « aux plus habiles théologiens de l'Église catholique, et à quelques savants même des autres communions, qui passaient pour les plus subtils en philosophie et en métaphysique ». Cette idée supposant aussi qu'on intégrerait à l'ouvrage des objections et leurs réponses.

Le projet fut soumis d'abord au P. Mersenne et à M. de Zuylichem (Huygens), puis exécuté pendant des mois à travers des allers et retours incessants du texte et des avis des uns et des autres[9]. Les approches en direction de la Sorbonne (par le P. Dinet, provincial des Jésuites), les malentendus, les hésitations, les contradictions et les péripéties détaillées de cette entreprise, sans compter les changements dans le texte (titre de chapitre, choix dans les deux ou trois vagues d'objections déjà parvenues et réponses à ces objectionsç) et la mention des amitiés nouvelles acquises dans ces échanges, tout cela remplit donc encore plusieurs pages de récit, avant que, fait le choix du latin, du titre définitif et même du nom de l'auteur (Cartesius et non Descartes), enfin Baillet ne donne un « abrégé de ces Méditations » (p. 573-578). Et puis encore de longues péripéties, parmi lesquelles les échanges entre Hobbes et Descartes (assez vite rompus, p. 588), les discussions subtiles avec « le célébre M. Arnauld que l'on croit encore aujourd'hui plein de vie » (p. 589) et l'espèce d'amitié qui s'en suivit entre eux, l'intervention de Gassendi, gâchée par la jalousie de celui-ci, son affectation d'amitié et son double langage à l'égard de Descartes. Enfin, ayant collecté six séries d'objections munies de leurs réponses, Mersenne publia le livre, fin août 1641[10]. « Il se contenta d'envoyer trente ou quarante exemplaires en Hollande, comme M. Descartes l'en avait prié. Il distribua les autres sur le pied des libéralités qui s'étaient pratiquées dans la distribution des Essais » (p. 601). Il aura donc fallu à Baillet cinq chapitres et près de quarante pages pour raconter cette histoire.

Bref, la publication des Méditations fut une opération à la stratégie quelque peu machiavélique et à l'exécution longue et hasardeuse, qui mettait en action une œuvre conçue et écrite des années auparavant, retravaillée pour l'occasion et dotée dès lors d'un sens complexe et précis, inséparable du contexte de sa publication[11]. Mais ce sens, c'est bien le récit de Baillet qui le révéle pleinement, cinquante ans exactement aprés la parution du livre, dans le moment où Baillet peut parler des « cartésiens »,  et où le cartésianisme est le nom d'une philosophie nouvelle, en développement et en pleine discussion[12].

Évidemment, la formule ici de l'homme et l'œuvre ne s'entend ni dans l'esprit de Sainte-Beuve, ni dans celui de l'histoire littéraire moderne. Mais elle déborde aussi la formule consacrée des Vies dont Baillet s'inspirait, car, s'agissant de Descartes, elle est fondée dans sa philosophie elle-même et elle la met au jour, sous la forme adéquate d'un récit.

La vie d'un philosophe consiste moins en actions et en exploits extérieurs, qu'en sentiments et en pensées ; mais parce que le philosophe est inséparablement attaché à l'homme, il s'agit principalement de savoir comme la philosophie aura gouverné la condition humaine dans les actions les plus basses et même les plus privées (préface, p. 20).

L'idée de Baillet, consciente et réfléchie, est donc plutôt celle-ci : la philosophie, et justement, principe nouveau, la philosophie selon Descartes consiste dans l'épreuve des choses, des hommes et des événements, et dans le développement de cette expérience du monde par l'esprit, cela par et dans le même homme. D'où le dispositif chronologique et éditorial du Baillet : la suite raisonnée d'une vie qui mette en une sorte d'équivalence les événements de toutes sortes (y compris la vie et la mort de la petite Francine, les incidents de navigation sur les côtes de la Frise et les rêves du philosophe), et la mise en regard, à mesure et dans la marge, des instruments de contrôle de ce récit[13].

La preuve que cette espèce de mélange à l'ancienne n'allait plus de soi, c'est qu'il fut vivement critiqué et de plusieurs côtés, les uns reprochant à Baillet de rabaisser le philosophe en racontant un Descartes trop humain, les autres profitant de l'occasion pour dénigrer le philosophe lui-même[14].

La perspective de Baillet, c'est celle de raconter une pensée délibérément exposée aux hasards, aux échecs et aux profits de la vie, à l'hostilité des ennemis et à l'amitié des amis, et cherchant à mettre un ordre dans le monde en s'ordonnant elle-même. Car toute histoire appelle son récit.

Cet ordonnancement de sa vie selon une histoire, Descartes en avait eu lui-même l'idée et il en avait donné des esquisses, par exemple dans le Discours de la méthode ou dans son Registre perdu. Ainsi, comme le dit Jean-Marie Beyssade, « l'œuvre de Descartes peut être réunie sous un titre unique, l'histoire de mon esprit »[15]. Le même auteur ajoute : « Baillet nous a transmis, fable ou histoire, un récit de la mort de Descartes. Ce récit achève, comme l'avait voulu le biographe, de mettre de l'ordre dans la vie de son héros. Il achève aussi de décrire avec exactitude la condition de tout esprit fini. Le dernier chapitre de “'l'histoire de mon esprit”, promise par Descartes à Balzac, ne pouvait guère être écrit par celui qui avait fait la promesse. L'engagement a été tenu, par un autre[16]. » J'aimerais étendre à toute la Vie de Descartes par Baillet cette idée selon laquelle c'est lui qui a tenu l'engagement de Descartes, pour toute la vie de celui-ci.

La république des lettres

La puissance extraterritoriale des Esprits se constitue par la cooptation entre savants. Elle vit des défis, des questions et problèmes qu'ils se soumettent mutuellement, elle s'entretient à travers une diplomatie de rencontres et de correspondances, elle évoque et tranche ses conflits en son sein selon les codes de la rigueur de la pensée, de l'honneur spécial aux savants et éventuellement par arbitrages entre pairs[17]. Comme dans la société des rois et nations, il y a des degrés de dignité et de pouvoir, des allégeances, des jalousies et sournoiseries (Gassendi), des incompatibilités décidées (Hobbes), des inimitiés déclarées aussi. Il y a les tout grands : M. de Fermat[18], M. Desargues[19], M. de Roberval[20], M. de Zuylichem… Il y a les jeunes princes : M. Arnauld, « vingt-huit ans et quelques mois », quand Descartes le consulte sur ses Méditations ; « M. Pascal le jeune », vingt-quatre ans quand Descartes demande à le visiter. Il y a la garde rapprochée des amis qui le représentent quand il est au loin : Mersenne, Picot, Mydorge, ou de ceux qui veillent à ses derniéres volontés : Clerselier et les Chanut. Mais, dans Baillet, M. Descartes est le prince de l'esprit, primus inter pares. Selon la loi de ce pays, le prince est modeste et obligeant avec tous. C'est qu'il est sûr de son pouvoir et confiant dans les secrets de son habileté à régner, on vient de le voir.

La république des lettres n'est pas sans liaisons avec les grands de ce monde. Descartes assiste aux cérémonies des rois, il entretient une correspondance avec Élisabeth de Bohême, princesse palatine et, comme on sait, il s'en va mourir à la cour de Suède auprés de la reine Christine[21].

Et puis il y a les ennemis, à l'extérieur (les ministres protestants, les grammairiens de la cour de Suèdeç) et même à l'intérieur de la république. Voetius (Voet) est de ceux-là, conspirateur, procédurier, animateur de toutes les cabales contre Descartes. Même ses disciples peuvent manquer à Descartes, tel Regius (De Roy) : trop zélé, maladroit dans la défense de Descartes, ingrat et même plagiaire de son maîtreç

Dans la table des matières pour la seconde partie, la liste des qualités de Descartes ne comporte pas moins de cinquante et une entrées signalant presque exclusivement des bonnes qualités (entre autres, sa générosité, son désintéressement ou la sérénité de son humeur) et, il est vrai, quelques-unes moins bonnes, classées in fine, comme sa vanité et son obscurité affectée[22]. Au plus haut de sa gloire et de ses dignités, il reste accessible, au point d'en étonner le jeune ecclésiastique que lui envoya Arnauld lors de l'un de ses séjours à Paris : « [Celui-ci] rendit compte de sa visite à M. Arnauld avec les compliments de M. Descartes ; mais il ne parla presque que de la surprise où il avait été, non seulement de trouver un philosophe très accessible et trés affable, mais encore de voir un si grand génie dans une simplicité et une taciturnité tout extraordinaire » (p. 593-594).

Or, ce que signale Baillet dans sa préface, c'est justement l'entrelacement en son personnage de ces vertus publiques avec celles de l'homme privé, cet heureux équilibre des deux vies fondant l'ambiguïté d'une biographie qui se veut à la fois vie particulière et histoire générale :

À moins que l'on n'écrive la vie d'un homme tellement privé qu'il n'ait été d'aucune profession et d'aucun état, l'on trouve toujours deux personnages à dépeindre dans celui dont on fait l'histoire. Il a donc fallu représenter en [M. Descartes] non seulement l'homme intérieur dans ses mœurs, ses sentiments et sa conduite particulière, mais encore l'homme de dehors, je veux dire le philosophe et le mathématicien dans ce qu'il a produit au public. C'est ce qui m'a conduit indispensablement à l'histoire de la philosophie et des mathématiques qu'il a cultivées avec les plus grands hommes de son temps. Mais j'aurais mal profité de l'avantage que les vies particulières ont au-dessus des histoires générales, si je ne m'étais étroitement assujetti à découvrir l'intérieur de M. Descartes. C'était un trésor caché jusqu'ici à la plupart du monde. (p. 18-19)

La supériorité de l'histoire particulière réside dans le fait que l'histoire générale y est abordée et réalisée à travers la vie de ce particulier très singulier que fut Descartes. Elle en prend une consistance et une valeur d'exemple qu'elle n'aurait pas sans cela : elle inscrit l'héroïsme du philosophe dans l'humanité de tous.

La recherche de la vérité. « L'effet Baillet »

Qu'est-ce que la Vérité si elle a besoin de la vie d'un homme dévouée à sa cause — et du récit qu'un tiers fera de cette vie, pour lui conférer cohérence intime et sens philosophique ? Il y a un chemin de la vérité, et c'est le chemin d'une vie. Il y a un récit de ce cheminement, un récit lui-même laborieux, sujet aux incertitudes, aux hypothèses, aux manques et aux critiques, dès sa parution.

L'établissement de la raison et la conquête de la vérité sont l'ouvrage inachevé d'une vie. Inachevé parce que les circonstances de sa mort indiquent une erreur de diagnostic sur sa maladie, de la part d'un philosophe qui étudiait la médecine et pensait pouvoir vivre cent ans. Mais aussi parce que l'existence de la vérité et le fonctionnement de la raison sont de l'ordre de la simple humanité, de ses entreprises nécessairement imparfaites et faillibles.

À cet égard, il faut regarder l'épître dédicace du livre au chancelier de Lamoignon, le patron de Baillet, le chef de la Justice du Roi. Comme toutes les dédicaces, c'est forcément un morceau d'apparat, aux formules complaisantes et convenues. Cependant celle-ci roule sur la fonction éminente de Lamoignon dans l'État, telle qu'elle assure les liens entre la Justice et la Vérité :

L'union que Dieu a établie entre la Justice & la Vérité me donne la hardiesse de présenter mon ouvrage à votre grandeur. Quelque égalité que cette union semble mettre entre elles, l'ordre de la sagesse éternelle a voulu que la Vérité fût sous la protection de la Justice ; & que l'une étant naturellement toute nue & sans armes, l'autre se trouvât toujours armée pour sa défense. Le sort de la Vérité semble tellement dépendre de la présence de la Justice que pour peu que celle-ci s'éloigne, celle-là se trouve souvent en proie à ses ennemis. (p. 13)

L'autre héros de Baillet, c'est donc le chancelier de Lamoignon, qui fait descendre la Vérité par le discernement et la force de la Justice dans les affaires quotidiennes des hommes, grandes ou petites, et dans les démêlés de leurs passions.

Car la Vérité a ses ennemis (les Voet et autres), ses traîtres et ses jaloux (les Regius et Gassendi), mais aussi ses possesseurs égoïstes, comme Descartes lui-même a succombé parfois à la tentation d'en être. Il ne s'agit pas seulement de redresser des erreurs (par des réfutations) ou de combattre des illusions (par le dessillement des regards), mais de dénoncer les manœuvres précises de personnages attachés sciemment à perdre si possible le héros de la Vérité. Qu'est-ce que la Vérité, si elle a des ennemis parmi les hommes ?

C'est une entreprise humaine, à partager entre les humains, avec une générosité qui n'exclut pas la prudence et la ruse. C'est une conquête : l'objet non pas seulement d'un amor intellectualis mais d'une prédilection et d'une curiosité passionnées, d'un engagement, d'un combat et d'une mobilisation de toutes les forces, tels que Baillet les raconte dans un ouvrage qui est, à certains égards, un roman de la Vérité :

[M. Descartes sacrifia] toutes ses facultés à cette Vérité que Dieu semble avoir cachée dans tout ce qu'il a créé, et dont la découverte pourrait produire la félicité temporelle des hommes. Il avait reçu de Dieu un amour violent pour cette Vérité. Cet amour se trouvant accompagné de toute la droiture du sens & de toute le sincérité du cœur que l'on pût souhaiter lui avait fait poursuivre cette Vérité partout où il s'était douté qu'il pouvait la découvrir. Mais l'expérience de sa propre faiblesse lui ayant persuadé, que Dieu, qui donne gratuitement la connaissance des Vérités surnaturelles par la Révélation, ne s'engage pas toujours à récompenser de la même maniére les travaux que l'on essuie dans le recherche des Vérités naturelles : il a cru satisfaire au moins de sa fidélité & de sa persévérance. Une maîtresse telle que la Vérité ne pouvait être mieux servie qu'avec ces deux qualités, surtout lorsque l'on considère que M. Descartes joignait les sentiments du cœur avec les raisonnements de l'esprit pour la reconnaître. (p. 14-15)

Qu'est-ce que la raison, si une vie doit être consacrée à l'établir ? C'est un effort de tous les instants, une exigence régulatrice, une énergie et une volonté. Dans Baillet, on entend des accents qui annoncent la raison des Lumières et la définition qu'en donnera un jour Cassirer :

La raison se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d'acquisition. Elle n'est pas l'aerarium, le trésor public de l'esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébuchante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l'établir et à s'en assurer. Cette opération de s'assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable. C'est en ce sens que tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et ses effets. Sa nature et ses pouvoirs ne peuvent jamais se mesurer pleinement à ses résultats ; c'est à sa fonction qu'il faut recourir. Et sa fonction essentielle est le pouvoir de lier et de délier. Elle délie l'esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l'autorité ; elle ne connaît pas de repos tant qu'elle n'a pas mis en pièces jusques dans ses derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la « vérité-toute-faite »[23].

En un autre sens encore, Jean-Robert Armogathe entend l'ouvrage de Baillet comme un livre qui a tiré Descartes vers les Lumières, c'est-à-dire vers une image du philosophe comme honnête homme : non pédant, non sévère, curieux de tous savoirs, engagé en philosophie par tous les aspects de sa vie : « Par sa grande biographie, [Baillet] fournit à la philosophie française les éléments d'une légende ; hagiographe, il construisit son travail sur un modèle canonique un peu suranné ; en insistant sur le caractère de Descartes, il dressa le portrait du sage qui allait fournir à l'horizon d'attente des Lumières le “caractère” dont il avait besoin[24]. » L'action propre de ce livre, Armogathe l'appelle « l'effet Baillet ». Cette formule n'est pas un petit hommage à la vie et à l'œuvre de M. Baillet.

Pierre Campion



[1] Parmi les biographes de Descartes se référant à Baillet : Geneviève Rodis-Lewis, Descartes. Biographie, Calmann-Lévy, 1995. Parmi les commentateurs : Jean-Marie Beyssade, Études sur Descartes. L'histoire d'un esprit, coll. Points-Essais, 2001. La première consacre quelques pages aux biographies de Descartes et notamment à celle de Baillet (p. 11-16), et elle renvoie souvent à lui, tout en prenant ses distances à l'occasion. Le second consacre son dernier chapitre à « La mort de Descartes selon Baillet » (p. 365-387).

[2] Dinah Ribard, Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophes 1650-1766, éditions de l'EHESS et Vrin, 2003, p. 182.

[3] « Il ne s'était fait soldat que pour étudier les mœurs différentes de hommes plus au naturel ; et pour tâcher de se mettre à l'épreuve de tous les accidents de la vie » (p. 100-101). Cependant, « [M. Descartes] témoigne qu'il aimait véritablement la guerre à cet âge ; mais il prétend que cette inclination n'était que l'effet d'une chaleur de foie, qui s'étant apaisée dans la suite des temps, a fait tomber aussi cette inclination » (p. 101).

[4] Voet l'appelait « Lucifuga & Tenebrio » (p. 906).

[5] Dès le collège, « le P. Charlet, recteur de la maison lui avait pratiqué entre autres privilèges celui de rester au lit les matins, tant à cause de sa santé infirme, que parce qu'il remarquait en lui un esprit porté naturellement à la méditation. Cette pratique lui tourna tellement en habitude, qu'il s'en fit une manière d'étudier pour toute sa vie ; et l'on peut dire que c'est aux matinées de son lit, que nous sommes redevables de ce que son esprit a produit de plus important dans la philosophie, et dans les mathématiques » (p. 88).

[6] Mais Baillet ajoute presque aussitôt : « On peut assurer qu'encore qu'il donnât peu de son temps à la lecture, surtout depuis sa retraite en Hollande, il ne laissait point de passer pour un homme de lecture presque infinie, à cause du merveilleux discernement qu'il avait, pour découvrir d'abord ce qu'il fallait lire ou passer dans les livres » (p. 911).

[7] Voir, dans Geneviève Rodis-Lewis, Le Développement de la pensée de Descartes, Vrin, 1997, le chapitre « Le premier registre de Descartes », p. 37-79, où elle fait le point sur la nature et le devenir de ces écrits.

[8] Dinah Ridard, op. cit., passim.

[9] Le manuscrit de l'ouvrage fut d'abord envoyé à quelques amis d'Utrecht, dont Regius, « qui en furent charmés jusqu'à l'extase » (p. 568). Ensuite, Mersenne le diffusa autour de lui, sur les demandes précises de Descartes ou de sa propre initiative. Non sans ironie, Baillet note que les amis de Descartes, un peu paralysés par leur admiration, durent faire quelques efforts pour lui fournir des objections utiles à la défense et illustration de son livre.

[10] L'Abrégé de Baillet, éd. cit., p. 171, donne le titre complet « de Méditations touchant à la premiére philosophie, où l'on démontre l'existence de Dieu, et l'immortalité de l'âme. Mais il faut remarquer que ce fut contre l'intention de l'auteur qu'on laissa glisser le mot d'immortalité au lieu de celui d'immatérialité ».

[11] Le machiavélisme de Descartes, mis en lumière encore dans cette citation de l'une de ses lettres par Baillet : « Entre nous, dit-il à ce père [Mersenne], ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma Physique. Mais il ne faut pas le dire, s'il vous plaît. Car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficultés de les approuver. J'espère que ceux qui les liront s'accoutumeront insensiblement à mes principes, et qu'ils en reconnaîtront la vérité avant que de s'apercevoir qu'ils détruisent ceux d'Aristote » (p. 579). Baillet ne révèle pas cette lettre puisqu'elle était déjà publiée mais il en articule la citation dans l'analyse que fait son récit.

[12] Descartes, dit Baillet, n'aimait pas son nom latin de Cartesius. Mais « ses sectateurs s'appellent même en notre langue cartésiens plus volontiers que descartistes, malgré l'épreuve que M. Rohaut et M. Clerselier avaient faite de ce dernier nom » (p. 74).

[13] Au chapitre XII du livre V (p. 555-557), Baillet raconte la « mort de Francine Descartes, avec un abrégé de sa vie ». Il relève ce fait privé comme digne de son récit. Il reconnaît que la liaison de Descartes fut peu convenable à son état et à la religion mais il le défend contre les médisances et les calomnies de ses ennemis : « il s'est relevé promptement de sa chute, et il a rétabli son célibat dans sa première perfection. » Et il souligne l'affection qu'il avait pour cette enfant et le chagrin qu'il éprouva de sa mort : « Il la pleura avec une tendresse qui lui fit éprouver que la vraie philosophie n'étouffe point le naturel. Il protesta qu'elle lui avait laissé par sa mort le plus grand regret qu'il eût jamais senti de sa vie ; ce qui était un effet des excellentes qualités avec lesquelles Dieu l'avait fait naître. »

[14] Voir Dinah Ribard, op. cit., p. 182-212 : « De la Vie de saint à l'histoire de la philosophie. La Vie de M. Descartes d'Adrien Baillet face à la critique ». Dans « l'opération » que constitue en lui-même le livre de Baillet, elle détaille tous les aspects qui donnèrent lieu à de vives polémiques.

[15] Jean-Marie Beyssade, op. cit., p. 14. Pour le récit de Baillet sur la mort de Descartes, je renvoie à ce livre qui en fait un excellent commentaire.

[16] Ibid., p. 22-23.

[17] Sur la république des lettres, voir le très beau livre de Marc Fumaroli, paru depuis la première publication de cet article en revue : La République des Lettres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2015.

[18] « M. de Fermat était un de ces heureux sujets que la nature rend propres à tout. Il avait le génie d'une si vaste étendue, qu'ayant embrassé la connaissance de plusieurs sciences très éloignées les unes des autres, il les possédait aussi parfaitement que s'il ne se fût appliqué qu'à une en particulier. Mais ce qui fait voir que son esprit était d'une force et d'une profondeur égales à son étendue, c'est qu'il était devenu si grand mathématicien, qu'après M. Descartes, et le fils du président Pascal son ami, le public n'a trouvé personne à lui préférer parmi les premiers hommes de cette profession », p. 363.

[19] « M. Descartes avait le goût assez difficile ; mais soit que l'amitié l'aveuglât, soit que M. Desargues fût un trés habile homme, il avait coutume de louer tout ce qu'il voyait en lui, et il l'estimait avec d'autant plus de raison, qu'il voyait que M. Desargues faisait servir ses connaissances à l'utilité publique de la vie plutôt qu'à la vaine satisfaction de notre curiosité » (p. 594). On voit que Baillet sait faire passer ses réserves personnelles à l'égard de tel ou tel.

[20] Le caractére de Roberval et sa conduite à l'égard de Descartes font l'objet de nombreuses critiques de la part de Baillet.

[21] Dans la table des matières de la seconde partie, Élisabeth occupe dix-sept entrées et Christine trente. Descartes essaya de rapprocher les deux princesses, qui se disputaient la dédicace de ses ouvrages et le prestige de son amitié.

[22] Dans l'Abrégé de 1692, le titre du livre VIII et dernier : « Contenant les qualités de son corps et de son esprit. Ses mœurs. Sa manière de vivre avec Dieu et avec les hommes. »

[23] Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, [1932] 1966, trad. de P. Quillet, Fayard, rééd. par Gérard Monfort, p. 48. Il ajoute aussitôt : « La raison ne peut évidemment demeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel édifice, une nouvelle totalité. C'est par ce double mouvement intellectuel que la raison se caractérise pleinement : non comme l'idée d'un être, mais comme celle d'un faire. »

[24] Jean-Robert Armogathe : « Descartes, philosophe des Lumières, ou l'effet Baillet », dans Enlightenment essays in memory of Robert Schackleton, Oxford, 1988, p. 8. Article cité dans Jean-Marie Beyssade, op. cit., p. 366.

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