Pierre Campion : Deux grandes querelles entre les hommes. © : Pierre Campion et, pour l'image de couverture, Pierre Bergounioux .
Deux grandes querelles entre les hommesVoilà une mince plaquette, publiée il y a déjà quinze ans, qui néanmoins fait époque dans l'œuvre considérable et diverse de Pierre Bergounioux. Deux querelles partagent l'une le monde de la culture, l'autre l'univers de la politique, l'une et l'autre recomposant la pensée de Bergounioux, la première le monde de ses savoirs, la seconde celui de sa politique. La prose de BergouniouxPierre Bergounioux y va à la hache. Il y a exclusivement la France et ses voisins : Le voisinage suscite des querelles. La doctrine libérale, d'origine anglo-saxonne, et le langage philosophique, d'inspiration allemande, s'opposent respectivement aux aspirations égalitaires et à la culture littéraire qui sont les nôtres. Si on croit devoir le rappeler, c'est qu'elles semblent compromises alors que tout homme peut y trouver, encore, son intérêt. (Quatrième de couverture) En deux phrases, voilà les enjeux (il y a du danger, dans la politique et dans la culture), les protagonistes (autour de la France, elle et ses valeurs, menacées), toute une histoire (supposée). En voici quelques autres, qui vont regarder la première des deux querelles : Ce qui autorise, en l'absence d'archives, à poser que l'ancienneté de la littérature est celle du langage, donc de l'humanité, ce sont les structures mêmes du langage. La compréhension savante, scolaire, objectivante, quasi philosophique que nous en avons dès l'âge de onze ans, tend à masquer sa manifestation première, sa composante pratique, opératoire. Ce n'est pas le mot, encore moins le phonème. C'est la phrase. Tout homme, lorsqu'il parle et qu'il n'est pas occupé à un exercice de grammaire, en classe, fait des phrases. L'irréductible diversité des phrases naturelles présente une constante : la structure syntaxique. (p. 13) En quelques propositions complexes et rigoureuses, le phrasé de Pierre Bergounioux : un objectif (substituer à toute autre histoire de la langue le seul trait de son ancienneté), une témérité de pensée qui écarte les infinies considérations de l'histoire savante de la langue, une opposition qui partage la langue (il y a deux langues, celle de la littérature et celle de la philosophie), une sévère observance de la grammaire, une expérience de professeur de collège (celui qui ne prend les enfants ni à la maternelle, ni à « l'âge de raison » des sept ans, mais en Sixième et les suit pendant quatre ans), en un mot une variété de thèmes et de perspectives, dominée de manière étourdissante. Toutes les personnes qui ont entendu Bergounioux en public le disent : il parle comme il écrit, et il écrit comme il parle. Écrire à la hache, c'est déblayer la forêt des problèmes en posant un principe simple, c'est élaguer l'arbre informe des savoirs en sautant agilement d'une branche à l'autre. De même que, l'été, en vacances, Pierre Bergounioux travaille au chalumeau les pièces d'acier abandonnées aux ferrailleurs, de même sa syntaxe plie à l'ordre de ses volontés la matière rebelle de la langue française. Philosophie et littératureTelle est bien la première querelle ici évoquée et traitée sous les espèces d'un différend familial, entre l'aînée et la cadette, entre la littérature, contemporaine de l'humanité et la philosophie tard venue. Celle-ci est un dialecte, « au sens précis que les Grecs donnaient au mot dialektikos : une langue régionale affectée à un genre littéraire ». Ce dialecte, parlé par une minorité de la population mais très consciente d'elle-même et de sa minorité, s'est forgé une méthode qu'il a appelée la dialectique, justement : « Il s'est donné d'emblée pour le discours vrai, a prétendu réformer non seulement les façons collectives de penser mais celles d'agir » (p. 9). De l'art de transformer une infériorité congénitale — la survenue tardive dans sa fratrie — en un qui m'aime me suive : comprenne qui pourra, saisisse qui voudra. La philosophie est née dans les grandes cités, d'où ses caractères : 1. Sa forte composante intelligible, c'est-à-dire sa liberté vis-à-vis du monde sensible, des espèces massives, enveloppantes, oppressantes, invasives, sous lesquelles celui-ci s'impose d'abord et longtemps à l'esprit dans la forêt, le désert, la steppe, les îles. 2. Sa capacité à tirer de l'ombre des arrière-plans restés inaperçus, qui dénoncent l'insuffisance ou la fausseté de l'évidence immédiate. 3. L'inquiétude qu'elle inspire à ceux qui ne parlent pas son langage mais l'entendent suffisamment pour prendre des mesures de rétorsion contre la secte remuante, hérétique, outrecuidante des philosophes. (p. 10) C'est toute l'histoire de la philosophie, en moins de cinquante pages, à la bride abattue de Bergounioux ! C'est celle des fortunes et des infortunes de la dialectique, des persécutions qu'elle a subies, des libérations qu'elle a imposées, de ses démêlés avec la littérature. En face d'elle, il y a la littérature, ses prestiges qui se perdent dans la nuit des temps, ses accointances immédiates avec les grands mythes : sujet, verbe, compléments d'objet et de circonstances, elle raconte les origines et les combats, la vie et la mort des héros. « La littérature est première. Elle fut le registre unique, complet, coloré de notre expérience. » (p. 19) Entre philosophes et littéraires, la querelle divise l'école et l'université, les colloques savants et les médias, l'opinion éclairée et les autres. Chiens de faïence. La philosophie est moderne, scripturaire, citadine, dissidente, oppositionnelle, paradoxale, hautaine. La littérature, ce qui s'écrit à cette enseigne, se rappelle sa plus haute origine, la confusion primitive et le primat de la sensibilité, sa passivité essentielle, la pénombre des bois, la vie communautaire et l'emprise du sens commun, la vieille déraison. (p. 35-36) Et pourtant… Toutes les deux sont mortelles, la philosophie la première « menacée de repliement ésotérique, d'élitisme, d'inintelligibilité », et la littérature de « perdre le recul, la réticence, la largeur de vue, l'attention circonspecte qui la qualifient depuis le début » (p. 41). À ces dangers, l'écrivain oppose sa propre expérience, éprouvée dans des lectures diverses et innombrables : « Je ne suis pas philosophe mais j'ai toujours cherché une aide cuisante auprès de cette corporation » (p. 43) : Je voudrais terminer sur une note concordataire en ces temps de métamorphose accélérée, de désillusion et de trouble, d'abaissement. La philosophie et la littérature demeurent les seuls discours de vérité, en tant que leur fin n'est pas hétéronome, qu'elles n'ont pas l'intérêt matériel, l'intérêt pécuniaire pour mobile. Elles sont les deux étendards d'une exploration désintéressée, d'une expression authentique de notre condition. Écrivains et philosophes pourraient donc travailler, dans une alliance jalouse, épineuse, inconfortable, à sauver ce que nul autre langage n'établira jamais. (p. 44) Je souscris à cette déclaration de paix, présentée à l'une et à l'autre partie comme la condition de la survie à chacune. La pensée libérale et le souci de l'égalité entre les hommesLa querelle entre la philosophie et la littérature se joue donc sur le fond d'une désillusion, et celle qui oppose les Français et les Anglais à propos de l'égalité entre les hommes dit clairement la nature de cette désillusion : elle est politique et morale, elle exclut tout autre discours que la littérature et la philosophie. Si la littérature et la philosophie sont désormais et pour toujours les seuls discours de vérité, c'est notamment parce que le discours du communisme a perdu la valeur suprême que Pierre Bergounioux lui a longtemps accordée : c'est que « nul autre langage » que ces deux-là « n'établira jamais » l'état radieux du bonheur entre les hommes. Voilà ce qui fait l'unité de ce libelle, autrement si disparate. À toute vitesse, en moins de quinze pages, l'écrivain va désormais parcourir la période qui va de l'Ancien Régime à la fin des années 1990 — et qui traverse les années de sa propre génération —, pour rappeler en sa continuité la querelle qui oppose le principe anglo-saxon de la liberté à celui qui anime la pensée française de l'égalité. Il note le triomphe du premier sur le second, consacré, à l'écart de la France, par l'effondrement de l'impérialisme en URSS, et il conclut, ultime et bref rebondissement : Je ne peux me résoudre à croire que nous avons enterré la vieille querelle que nous avons avec nos voisins anglais. Il faut la rallumer. (p. 60) En France réside le principe de l'égalité entre les hommes, en Angleterre celui de la liberté marchande et technologique. C'est en France, par un recentrement, que pourra renaître comme elle est née la querelle entre les deux parties. (Tout va si vite dans Bergounioux qu'il paraît faire l'impasse sur la première mention des droits de l'homme dans la déclaration d'indépendance des États-Unis, le 4 juillet 1776.) Sous quelle forme rallumer la querelle ? Non pas, sans aucun doute, comme une guerre ouverte, mais par un approfondissement philosophique, moral et politique, dont le but et les moyens ne sont pas précisés. Faudrait-il alors retenir la suggestion que fait Marcel Gauchet dans son livre récent Robespierre. L'homme qui nous divise le plus ?, celle-ci[1] : « La Révolution française a représenté la percée inaugurale d'une idée qui allait effectivement renouveler le monde, à ceci près que les conditions qui ont présidé à cette expérience fondatrice et qui l'ont investie d'une promesse prophétique ont en même temps rendu sa concrétisation impossible. Robespierre est l'homme en lequel cette radicalité régénératrice a trouvé son porte-parole le plus éloquent, en même temps que l'homme en lequel s'est incarné l'échec sanglant à l'inscrire dans le réel. » Saint-Just et Robespierre se refusaient à tout pouvoir de gouvernement, et ils tombèrent dans une dictature exercée par l'un des Comités qu'avait créés la Convention nationale afin d'exécuter sa politique. Faudrait-il reprendre la querelle là où la Révolution française en a laissé la formulation à la face du monde : quelles institutions de gouvernement pourraient répondre exactement, constitutionnellement et réellement à l'exercice des Droits de l'homme, tels qu'ils furent proclamés en Fiance et en Amérique ? Pierre Campion [1] Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, Gallimard, L'Esprit de la cité, 2018. On fait cette suggestion même si, évidemment, Bergounioux et Gauchet n'appartiennent pas au même monde de pensée et d'écriture. |