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Pierre Campion : Compte rendu des livres de Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1 et 2, effectué en décembre 2008.
Post-scriptum, au 26 janvier 2012, pour le volume 3 du Carnet de notes, paru en janvier 2012.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 14 décembre 2008, et complété le 26 janvier 2012.

Voir sur ce site : Le pouvoir des fables, compte rendu du livre double de Pierre Bergounioux, Le Baiser de sorcière. Le Rcit absent (2010).


Carnet de notes 1   Carnet de notes 2   Carnet de notes 3
Éd. Verdier, 2006, 2007, 2012


Pierre Bergounioux. Carnets de notes

L'écrivain à la table de peine

À Nicole Moulinoux et Danie Treguer.

Habituellement, l'auteur de La Mort de Brune, des Forges de Syam, du Matin des origines ou de L'Empreinte publie plutôt des textes courts, mais récemment voilà qu'il a livré les deux forts volumes qui racontent son quotidien : de gros « carnets de notes », vingt années de vie en deux volumes respectivement de plus de 950 et 1 250 pages, sur papier bible[1]. Noté à chaque jour ou presque : l'heure du lever (matinal généralement) ; le temps qu'il fait, les couleurs du ciel et leurs variations dans la journée, vite et subtilement posées ; les préoccupations familiales et les tâches domestiques, des courses à l'entretien de la maison et des voitures ; la dépense du professeur à son collège de banlieue (heures de cours, corrections des copies, conseils de classe et tâches du professeur principal… : « J'y emploie la fureur triste, la hâte morne que je mets à tout ce qui a trait au métier[2] », vol. 1, p. 729) ou son emploi du temps en vacances ; l'état de la circulation (les ronds-points et les autoroutes, les gares, le RER…) ; et aussi les nombreuses interventions d'un écrivain bientôt assez connu pour être invité à la radio, à la télévision et devant divers publics, celles-ci toujours présentées de manière très sobre et à l'égal de toutes les autres occupations… Jamais on n'aurait pu croire, d'avance, qu'on pourrait lire cette prose d'une vie, et pourtant on la suit avec le plus grand intérêt, si bien qu'on lui attribuerait volontiers le charme qu'il trouve lui-même aux Lettres du Castor de Simone de Beauvoir, « […] ces pages très pénétrantes et drôles [mais ici on enlèverait ce mot-là !] où la poussière des faits, le hasard des rencontres, la simple vie qui passe, transmués par la puissance réflexive, deviennent de la littérature pure, de la meilleure venue » (id., 625).

Les battements sourds de cette existence dévouée à « l'assidue fréquentation du désespoir » (id., 693) : l'alternance entre les deux maisons de l'Essonne (le travail, la quotidienneté, la vie ingrate) et de la Corrèze (juillet et la fin de décembre, la nature et la liberté) ; l'accumulation et la lecture des livres les plus dissemblables et le plus souvent évoqués par leur titre, sans plus, ou par le fait qu'il en retient, à part, des extraits ; une activité de peintre mais surtout de sculpteur (chercher les rebuts métalliques des campagnes et de l'industrie, les couper-souder, polir et peindre, les exposer bientôt) ; la vie difficile de la famille à travers plusieurs générations, dont celle des enfants, pas toujours aussi gratifiante qu'il le voudrait ; l'admiration continuée à l'égard de sa femme, « la princesse mandchoue » de son existence depuis l'adolescence, un émerveillement qui ne va pas sans sa propre dévalorisation ni sans les doutes qui l'accompagnent. Cette écriture dépouillée et exacte, à la grammaire et à la ponctuation impeccables, produit un puissant effet de réel. On se surprend à attendre les résultats de telle analyse médicale, le bac de l'un puis l'autre fils, les nouvelles de l'agonie de Norbert plongé dans le coma pendant plus de deux ans ; à désirer voir un jour le paysage du pré qui, penchant derrière la maison des Bordes, s'achève vingt-cinq lieues plus loin, aux monts du Cantal, ou reconnaître les sentiers de promenade qui partent de la maison de Gif ; à imaginer les visiteurs de cette maison, les proches et les amis, les uns et les autres jamais posés en pied, traités en silhouettes et par allusions : Ninou et sa fille Marie, Gaby et Mitch le frère de sang et jumeau idéal, Jacques Réda, François Bon et Pierre Michon… ; à rattacher ces pages au monde des lettres, des radios et éditeurs, et surtout aux œuvres publiées par ailleurs : Catherine, La Maison rose, Miette, L'Empreinte, La Mort de Brune

Fin 1980, quand le journal commence, on découvre in medias res un homme en proie à un état de crainte, de douleur et de confusion, qu'il rapporte principalement à un problème de santé éprouvé dans sa jeunesse, à des relations plus que difficiles avec son père, et à l'ignorance héritée du milieu où il a vécu jusqu'aux résolutions prises à l'âge de dix-sept ans, et qui se livre depuis des années à des lectures immenses, hétéroclites d'ailleurs, et épuisantes : littérature et voyages, linguistique et sociologie, botanique et entomologie, minéralogie et archéologie, pratique et théorie des métiers les plus divers, histoire, philosophie et politique…, tout y passe.

Il y eut donc une rencontre, celle de Cathy, et une rupture, l'une et l'autre décisives, entre la quatorzième et la vingtième année :

C'est alors que j'ai parcouru, le plus souvent malgré moi, la gamme complète des sentiments, dans la confusion et le tremblement, exploré à tâtons les chemins en petit nombre qui s'ouvraient à nous, dans le désert de bois où nous étions cantonnés, puis rompu, fait l'expérience de l'exil et de la déréliction, du doute absolu, dévastateur, du labeur dur et forcé. Ensuite, je me suis borné à appliquer les deux ou trois règles que j'avais tirées de ces épreuves, m'asseoir à l'écart, tenir pour rien l'appel de la vie, les continuelles déconvenues auxquelles on s'expose à prétendre réfléchir, souffrir l'infirmité avérée de mon esprit, éclaircir, autant que faire se pouvait, la douloureuse énigme de l'affaire à laquelle je me trouvais mêlé. Parce que c'était à cette condition, seulement, que je réussirais à m'en accommoder. (vol. 1, p. 629)

Cependant, un jour de juillet 1982, après avoir « hasardé, d'une main qui tremblait, les premiers mots qui se rapportent à la vie même, au mystère épais, tenace de la réalité » (cela noté plus tard, au 29 août 1986, 1, p. 526), il en vient à écrire quelques lignes, puis quelques pages. En « quatre semaines de folle hâte, de labeur forcené » (1, 190), son manuscrit, dont il ne dit rien d'autre d'ailleurs que ce travail, est achevé et envoyé à Gallimard. Puis il est publié ; c'est Catherine, une fiction qui porte le prénom de sa femme et s'ordonne comme l'histoire d'une rupture — laquelle n'eut pas lieu dans la réalité, si l'on en croit le premier Carnet. Après quoi ce sera un livre presque tous les ans, des articles, des conférences. Ainsi commence le travail de l'écriture, comme une bataille menée contre des forces de mort, physiques, intellectuelles et morales. Mais, dans les premières formulations, le thème du combat n'apparaît pas encore (ce sera vers le milieu de 1988, avec les images de « l'inexpiable ennemi ») : d'abord il est question plutôt de marches épuisantes, ou d'avancer dans une galerie de mine, ou de métallurgie (étirer et filer une matière ingrate et retorse, « chauffer au chalumeau, pour le porter à l'état de fusion, le matériau obscur, pesant, de la vie même, les blocs informes arrachés aux galeries profondes de la mémoire », 1, 940), ou d'attaquer une muraille qui oppose une massivité essentielle aux efforts de l'écrivain, ou d'une plongée étouffante dans une chambre pneumatique, ou d'affronter sans relâche une juridiction souveraine : « Je ne sais plus ce que c'est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu'il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s'est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence » (1, 372).

Sauf aux mois de juillet dévoués à la sculpture, à la poursuite des insectes et à la pêche, et à part les moments d'épuisement total, l'écriture est la tâche de chaque jour, qui aboutit à un article, à une plaquette, à un petit livre, à peine nommés et comme en passant. Au rythme journalier des deux pages, parfois plus, parfois moins, parfois par demi-pages (« La partie me semble moins tragiquement inégale lorsque c'est sur petit format, dans un espace réduit, que j'affronte les légions de l'adversité », 2, 1152), selon une existence volontairement retranchée depuis plus de trente ans, l'écrivain recherche « les raisons claires et distinctes » de son existence, « les choses incomprises, les grands mystères de la vie que j'ai eue, pour commencer, et dont je serai quitte si je peux les tirer en pleine lumière, en percer la signification » (2, 408) : le rapport mortifère et incompréhensible avec son père ; la sortie hors d'une province reculée, arriérée et enterrée, rupture décidée à un moment ancien, et la volonté maintenue d'une autre vie (de la vie) ; l'existence sévère et méditative qui fut choisie et qui persiste « depuis 1966 que je me suis retiré pour mettre au jour le sens enfoui, m'enfoncer dans les ténèbres redoutables, vivantes, déterminantes, si l'on n'y met pas bon ordre, du grand passé, des morts qui nous dictent, du fond de la tombe, nos médiocres espérances, nos agissements étroits, nos microscopiques pensées » (2, 1183). Sur les fonds de la quotidienneté qui lui forment un singulier contrepoint de banalité toujours inquiète, bientôt l'écriture n'est plus présentée comme un travail mais comme une guerre incessante qu'on mène en, contre et pour soi-même : « Ce n'est pas travailler mais livrer bataille, comme disait Descartes, vider un différend d'une âpreté extrême avec la puissance ennemie qui garde et nous refuse les simples voies de notre sens » (2, 121).

« Dénouer les vieilles énigmes, débusquer les fantômes qui tiennent l'arrière-pays du passé » (2, 491), « forcer le passage » (2, 1157), désarmer « l'ennemi sans visage qui tient la contrée de notre sens » (2, 1188), les formules d'une guerre sont innombrables, qui se poursuivent à travers des centaines de pages, non pas pour filer une métaphore mais pour décrire la réalité journalière d'une recherche périlleuse, où il est question en effet d'un vivre ou mourir — plusieurs fois se présente l'idée du suicide. Voici donc « des réflexions que [lui] inspire l'acte d'écrire — qu'on n'est pas fait pour ça, que l'accès du sens enfoui est sévèrement gardé, qu'il faut livrer bataille, verser tribut pour franchir le défilé sans être à aucun moment certain d'avoir rapporté quelque chose qui vaille de ce côté » (2, 705) ; voici les malaises physiques : « Comme chaque fois que j'ai heurté de front l'obstacle, c'est la machine toute entière qui en est ébranlée. J'ai le cœur qui cogne, des fourmillements dans les bras et dans les jambes » (2, 338) ; voici les moments propices de la journée : « Il est effrayant d'affronter les puissances mystérieuses qui tiennent le pays de notre sens lorsque la matinée a déjà passé, qu'on est diminué de la partie neuve et pleine de la journée. C'est au réveil, avec des forces intactes, et bien pitoyables, encore, au regard de l'adversaire, qu'on peut accepter la rencontre, livrer bataille. Après, on n'est plus de force. On ferraille en vain et on risque, en plus, de porter atteint au principe vital (je sens cela) » (2, 392) ; voici « la zone spéciale, le milieu hostile où nos pensées se dessinent, s'épurent, apparaissent distinctement » (2, 1102), et les âges décisifs à interroger : « J'en suis à l'effrayant début de la trentaine, lorsque j'ai bravé l'armée des interdits dressés sur ma route, les forces qui prédisent aux partages, à la distribution inégale. Leur main, à l'évidence s'efforçait de m'arracher la plume que j'avais eu l'impudence de saisir, leur voix me sommait d'abandonner, me rappelait, sans ménagement ni circonlocutions, quel j'étais » (2, 1166-1167). Voici le leitmotiv de la décision de retranchement dans les lectures, prise à dix-sept ans, et celui de la rencontre avec Cathy à l'âge de quatorze ans, de la visite chez elle, trois ans plus tard dans la haute Corrèze couverte de neige, « avec [sa] vie dans le creux de la main comme un raisin sec ou un petit caillou ».

L'ennemi principal est intime : c'est l'ensemble des forces hostiles, mais intériorisées et par là rendues mortelles. Ces forces éprouvées dès l'enfance, qui déferlent souvent en vagues de tristesse et réalimentées qu'elles sont par toute inquiétude et toute souffrance de la vie, ce sont celles d'un état de minorité toujours à l'œuvre dans l'adulte, celles de l'ignorance et de l'inculture à combattre notamment par une débauche de lectures hétéroclites, celles, enkystées, d'une condition ancienne de l'humanité et d'un type archaïque de société façonnés par la physique d'une nature inhumaine, inscrite dans un paysage dur et isolé, et depuis les formations géologiques. (Quelqu'un venu de telle autre enclave noterait l'absence de la religion : le christianisme n'a pas dû prendre sur ce sol impossible.) Toujours combattre et notamment, agissant sous la détestation du passé, les attraits possibles d'une nostalgie, quand même, et qui ne demande que le moindre signe de faiblesse pour revenir en force — la nostalgie d'un temps où l'on n'avait pas encore décidé de savoir. Remonter les eaux du malheur pour renouer avec les états tout premiers de la vie, « le matin des origines », en un autre pays, vraiment heureux. Et pourtant, au fil des mois et des années d'empoignades quotidiennes, certains progrès se dessinent, le tempérament du père apparaît mieux à travers le soupçon de ses propres épreuves et d'abord celle d'avoir été un enfant sans père, les paysages du Quercy se profilent derrière ceux de la Corrèze, des zones de lumières se forment : tenir le pas gagné… De ces corps à corps avec soi-même sont sortis par exemple Le Matin des origines ou Miette ou La Mort de Brune, le premier radieux les deux autres très sombres, mais les uns et les autres comme autant de batailles gagnées sur les ténèbres, et qui ne porteraient pas vraiment la preuve des affrontements narrés à leur propos dans les journaux du front, n'étaient l'économie de l'écriture et l'effort de concentration qui nous est demandé en leur lecture. Ce style ferme et limpide, presque facile, a été conquis ; cette rigueur de la construction, cette clarté de la phrase ont été arrachées à l'obscurantisme et au chaos.

Rien de troublant comme ces trajets que l'on peut faire entre les Carnets et les œuvres : d'avoir lu d'abord le volume 2 des Carnets, d'y avoir repéré, mais pas plus que pour d'autres textes, les pages relatives à la rédaction de Miette, d'avoir lu Miette ensuite, puis le premier volume des Carnets. Alors on veut retrouver les indications concernant Miette : où était-ce ? Pour la première idée de ce livre, dont l'auteur signe le service de presse le 14 décembre 1994 et corrige les épreuves entre le 11 octobre 1994 qu'il les reçoit et le 13 qu'il les renvoie à Gallimard, il faudra remonter de proche en proche, et croyant plusieurs fois avoir discerné l'origine, pour trouver, au 8 mars 1993, la mention de « notes relatives à la haute Corrèze ». Il y avait donc déjà des notes, dont je ne retrouverai pas plus haut la mention (elle existe peut-être), et puis on lit, à ce moment presque premier, le nom de Cathy, et l'indication de la scène, si souvent racontée dans Bergounioux, de la venue du narrateur en son lieu à elle : « […] l'étrange pays de forêts, de frimas, que j'ai découvert à l'adolescence, parce que c'est là qu'il avait plu aux forces mystiques de faire naître, croître et embellir Cathy avant de la produire aux yeux du type du bas pays que j'étais. Et il m'a semblé, alors, qu'il fallait persuader l'esprit farouche du lieu, des grands bois, de la neige, que je m'évertuerais à faire l'affaire. Leur assentiment vaudrait pour la demoiselle qui en était l'émanation visible. Je répartis les éléments dans de petites cases, sur une feuille, et trouve mon tableau maigrelet. Je couvrirai une quinzaine de lignes en fin de matinée, pour voir » (2, 268-269).

Tout y est dit, et rien n'est encore écrit. La personne rayonnante de Cathy, mais pas son nom, sera au centre de Miette par figures interposées, la scène fondatrice du voyage d'hiver y sera évoquée avec la phrase signal en ce passage-ci absente mais bien des fois reprise dans l'œuvre de Bergounioux (« avec ma vie dans le creux de ma main comme un raisin sec ou un petit caillou[3] »), le thème en sera l'esprit des Bordes et la forme celle d'une succession de tableaux. Jusqu'à la date du 13 octobre et pendant près de quatre-vingts pages, on suivra le contrepoint du livre à venir, c'est-à-dire le récit de son écriture, les phrases faciles et presque journellement posées qui racontent le développement difficile de l'œuvre, qui en sont non pas la matrice mais une espèce pourtant de structure mère.

Il y a donc trois récits des mêmes événements et des mêmes êtres : celui du livre ; celui, discontinu, qui narre l'écriture du livre et ses peines ; la geste générale de « la princesse mandchoue ». Cette geste note, ici ou là et de manière discontinue elle aussi, dans toute l'étendue des Carnets, les traits de ces personnages qui entouraient Cathy et qui bénéficient encore de sa lumière : les allusions à ses parents morts avant l'ouverture du journal et qui vécurent quelques mois auprès d'eux à Gif vers 1980, les apparitions et la mort du survivant, l'oncle Adrien, les occurrences presque furtives, à la fin du premier volume, de la tante Lucie que l'on verra si peu dans Miette, et de ses enfants, les cousins de Cathy… ; et, de manière plus consistante, entre autres portraits et par exemple, à son jour du 7 octobre 1983, près de dix ans avant la rédaction de Miette, ce passage du journal sur la mort de la tante Octavie : « La fin a été prompte. Je la revois, debout, dans le soleil, ce soir d'août où nous avons passé chez elle, cherchant ses clés, égale à elle-même, seule, dressée dans son courage, son orgueil, dans la dure solitude où elle aura passé sa vie » (1, 252). Ce premier crayon, rapide, d'une écriture contrôlée par l'habitude et la discipline du journal, c'est déjà l'un des personnages principaux de Miette.

Mais la question est bien celle du lien, de nécessité ou non, qui s'établit entre les Carnets et les œuvres pour ainsi dire proprement dites.

Quand le journal commence ex abrupto, le 16 décembre 1980, il n'est pas encore question d'écriture et, comme il sera dit sept ans après, au 28 décembre 1987 (2, 658), il fut ouvert dans la pensée d'une mort prochaine, « pour garder trace des instants que nous aurons eus, de ce qui fut ». Cependant, à partir des quelques mots tracés dix-huit mois plus tard, le 13 juillet 1982, « comme ça, sur des factures de vidange, au Bic, appuyé sur le volant » (1, 135), l'écriture du journal réfléchit celle, à mesure, des œuvres nombreuses inaugurées par Catherine, dont le titre vint à remplacer par ce prénom celui des Mésaventures de Gustave Flaubert. La peine d'écrire, très différente de celle de lire, la différence en nature entre les deux occupations[4], « l'acharnement [à l'écriture], la noire résolution qu'il [y] faut » (2, 270) demandaient à être explicités, pour soi-même et, décidé plus tard, pour des lecteurs, comme touchant à l'écriture même mais séparément. D'autre part, pour cet écrivain amateur d'exécutions musicales dès l'enfance, dira-t-on que l'écriture d'œuvres qui d'abord nous paraissent toutes naturelles (non pas faciles, car le lecteur doit être exercé et demeurer attentif ; c'est le statut paradoxal que revendique cette écriture très travaillée, d'être elle-même un acte, ni plus ni moins humainement requis que tous ceux qui nous affrontent aux choses), que cette espèce-là de virtuosité nécessite un entretien quotidien, y compris à propos de ce qui apparemment n'a rien à voir : les courses au supermarché et la construction d'une maison, les rencontres avec les parents d'élèves, les frottements avec les deux enfants que les inattentions de leur âge peuvent exaspérer ? Ainsi le carnet de notes bientôt, sans rompre avec elle si fondamentalement, s'arrache-t-il à la vocation d'instantanés d'une vie pour raconter l'autre forme de la pérennisation des êtres et des moments, celle de la littérature, pour l'approcher, pour la dégager, pour la suggérer et même pour la penser, mais en la maintenant clairement sur un autre plan.

Sur huit mois et une centaine de pages, on suit l'histoire de l'écriture de Miette. Après les premières pages d'errances (une ébauche chronologique ?), voici une décision rectificative de l'écrivain (le retour au « thème circulaire [qu'il avait] déjà exploité dans [ses] souvenirs entomologiques » 22 mars 1993, 2, 273). Voici les plaintes (« Il me faut arracher une livre de chair aux puissances adverses et j'ajouterai une page supplémentaire à celle du matin », 29 mars) ; les interférences avec l'autre livre en cours de corrections (L'Empreinte, sur Brive et sur la basse Corrèze, l'autre pôle, lui disgracié, de l'adolescence) ; les longs silences et une sorte d'oubli ; puis les rencontres entre le livre en cours et le deuil qui survient dans la réalité (9 juin : le décès de l'oncle Adrien, l'allusion soudaine aux photos, parmi lesquelles celle de 1910, le récit de la rencontre avec Adrien à l'été 1971, puis de ses visites à l'atelier des Bordes, lesquelles feront l'un de ses motifs dans Miette) ; la reprise du travail, semble-t-il, avec des réflexions sur la photo de 1910 et les documents retrouvés par Cathy (3 août) ; une décision encore, et capitale, qui développe la première (« Après bien des essais décevants, je prends le parti, simpliste, de dresser une galerie de portraits, dont les éléments distinctifs se ramènent au sexe (fille/garçon) et à la position (aîné/cadet/benjamin). Ils expliquent à peu près tout » (18 août) ; les réflexions accompagnant la figure d'Octavie puis « le mystère qu'a constitué Baptiste à mes yeux » (30 août et 13 septembre, jusqu'au 4 octobre que se termine le chapitre de Baptiste) puis le dernier chapitre d'Adrien, jusqu'à la fin : « J'ajoute une demi-page à celles que j'avais déjà consacrées à Adrien et touche, subitement, au terme de cette histoire commencée il y a moins de deux mois » (13 octobre, il y aurait à dire sur cette évaluation de deux mois). Après quoi il n'y aura plus qu'à remanier les premiers chapitres, car ils n'étaient plus dans la perspective finale, et à recopier le manuscrit à l'ordinateur, en l'amendant encore. Entre-temps, le 21 octobre, Baptiste et Jeanne l'ont visité en rêve, « rêve infiniment troublant, né des pages que je leur ai consacrées et que je relisais, hier ». Et il y avait eu, un peu avant, le regard rétrospectif :

J'ai couvert le même nombre de pages que pour La Toussaint, dans les mêmes délais. C'est à croire qu'il existe un cycle, un moment récurrent, non pas entre Noël et l'Épiphanie, mais à la frontière de l'été et de l'automne, où le grand passé entrouvre ses portes de corne, où les morts nous font signe. Ils sont tout proches, soudain, dans la clarté d'éclipse qui les révèle comme jamais nous ne les avons vus à la lumière changeante de la vie. C'est peut-être alors que nous pouvons les découvrir tels qu'ils furent, et que le soin de l'existence, leur présence même nous empêchaient de les voir. (13 octobre, 2, 347)

Page digne du Temps retrouvé, mais séparée de son Temps perdu, écrite d'abord pour soi-même, près de quinze ans avant que ce journal ait été jugé digne de paraître.

Mais alors pourquoi ces évocations instruites, fortes et sensibles ne se confondent-elles pas avec l'œuvre, n'appartiennent-elles pas, déjà et de manière heureuse, à la prose de Miette ? Après tout (après Proust), les écrivains n'hésitent plus à intégrer et même à confondre les multiples plans de l'écriture…

Les cinq conférences de Lyon prononcées à l'automne de 1994, élaborées donc pendant le dernier travail sur Miette, et publiées peu après sous le titre de La Cécité d'Homère évoquent elles aussi la position de l'écrivain à l'égard du monde, sous la forme distanciée de l'analyse :

Homère, qui a montré les combats dans la plaine, le tumulte, l'inconnu, Homère, dit-on, était aveugle. C'est tard que l'écrivain s'avise qu'il écrit et n'agit pas. Le point de vue dégagé, formellement élaboré, qu'il a sur le monde déforme le monde. Car celui-ci est d'abord et avant tout nécessité présente, obstacle, urgence, incertitude, opacité alors que sa description est le fait d'un moment tardif et d'un lieu séparé, d'une heure sereine et d'un cœur apaisé[5].

La situation de l'écrivain classique est ambiguë. Pour représenter le monde en sa vérité, il doit s'en abstraire, mais en même temps ce retrait lui fait voir les choses, les êtres et les événements comme à travers une vitre ; en un mot il l'en éloigne, il fait qu'il leur superpose des représentations formalisées, il les manque et il les déforme. Mais, dans la troisième conférence, consacrée à Faulkner, il est question d'un point de vue d'écrivain qui se laisse investir par la situation représentée, sans cesser d'être un principe d'ordre, de narration, d'éclaircissement, et de connaissance :

Le principe de la représentation — le primat du moment narratif, le privilège du bureau, la paix du crépuscule­ — est rapporté au moment de l'action — c'est-à-dire à l'instant antérieur et au monde extérieur — et celui-ci rétabli dans sa réalité, qui est d'exclure les dispositions que le narrateur, sans y voir malice, projetait sur lui, le dépouillant, par là même, de ce qui en fait la vérité. (ibid., p. 60)

Il y a bien quelque chose de cela dans Miette, mais appliqué à la situation très particulière de ses personnages. Si l'on peut dire, ceux-ci ont encore moins de pensées, de voix et d'existence que ceux de Faulkner — leur temps remonte à bien plus haut, et l'être de chacun se perd dans celui de tous les autres, contemporains et aïeux. Le privilège de leur situation à l'intérieur de la représentation qu'en produit Bergounioux fut déclaré alors en une décision, qui, comme on l'a vu, a consisté à abandonner presque d'emblée un ordre chronologique dans lequel ils ne sauraient être montrés en leur vérité (ils ne savent pas ce que c'est que le temps), pour lui substituer une construction synthétique et totalisante. L'écrivain, quittant le réduit de son bureau, se fait l'archéologue de ces existences enfouies, c'est-à-dire, entrant en elles par le problème de sa propre origine et par le point du temps où il s'arrache à l'archaïsme de son propre milieu, — lequel est d'une autre sorte, d'arriération, et décrit notamment dans La Mort de Brune , il organise en lui-même le chantier des fouilles, il y examine les clous et tirants plantés dans les murs de la maison par Baptiste et les mille déchets emmagasinés par Miette — mais aussi bien il y reçoit la visite des survivants —, comme des traces relevées et classées par lui, et dans sa pensée organisées en strates et en configurations. Il compute en lui-même l'ère de ces êtres pour qui, en 1910, « le temps monte des plaines » (Miette, 135), peu de temps, relativement, avant que lui, à l'âge de dix-sept ans, est monté vers leur lieu, étranger venu leur prendre leur petite-fille, nièce et fille, et par instants s'établir en tiers parmi eux. L'archéologue entre dans les cultures détruites par la dernière couche qu'elles ont laissée, celle qui porte les traces du feu qui les a anéanties ; et l'ethnologue sait bien que sa propre culture a participé à cet incendie.

Ainsi, sans l'imagination structurale d'un étudiant des années soixante-dix, la pensée sauvage de plusieurs millénaires et le choc destructeur qu'elle a subi en l'an 1904 resteraient inaccessibles et impensables : au sens de la poétique contemporaine, le « Je » de l'écrivain est l'embrayeur du récit, c'est-à-dire l'instrument grammatical (si justement appelé pronom) portant le geste par lequel un sujet désigne et déploie à des tiers une situation narrative à laquelle lui-même, ces vies anciennes et ces tiers, par ce geste s'ils l'acceptent, appartiennent.

Et puis, faulknérisme revendiqué chez la plupart d'entre eux, il y a cette espèce de lisibilité très particulière, qu'on retrouve en effet dans des écrivains de notre époque (dans Michon, dans Trassard, mais déjà, mine de rien, dans Céline…), cette prose orale de Bergounioux, très écrite, très grammaticale, cette écriture de précision qui demande la grande vigilance du lecteur : on prendrait vite un mot pour un autre, on perdrait le complément et le sujet, et le livre tomberait des mains. Telle est la langue, un français souverain (et non pas leur langue, à ceux des bois), que l'imagination archéologique parle dans Bergounioux et qui nous oblige à l'épeler, ou la balbutier. (Autre genre de distance, Lévi-Strauss, pour comprendre les Bororo et les Nambikwara, pratiquait la langue de Chateaubriand et impliquait son personnage d'ethnologue à travers le Cinna de Corneille.) C'est cette prose criblée d'images et constamment tendue, cette esthétique de la féerie, qui font que l'écrivain ne tombe pas dans les nomenclatures et schémas, lesquels, pour le coup, imposeraient à la situation représentée la paix des laboratoires, bien pire encore que celle des grands classiques régnant à leur bureau, après la bataille, en manchettes de dentelles.

Cependant, distinguons. Revenons en arrière, et posons des questions simples : pourquoi publier le journal ? Et, quant à Miette, que viennent faire ces écrits de terrain ? Pendant plus de dix ans, nous pouvions lire le récit, sans les notes afférentes du carnet. Mais en regard du récit, la présence du carnet fait voir autre chose que l'analyse sur Faulkner, une autre idée qui, elle aussi, a trait à l'histoire de la littérature, quatre-vingt ans après Faulkner, et au statut nouveau qu'elle revêt, par la force des choses, un statut qui se dirait très vite ainsi, en des termes mallarméens qui conjoindraient le classicisme et la modernité : la littérature écrit la vérité des choses, au prix de l'exclusion de l'écrivain.

Le journal est l'accompagnement du livre en travail, il recèle des formules d'essai et des improvisations d'avant concert, des plaintes et des exhortations à persister, et même des aveux destinés à conjurer une culpabilité qui, à l'égard des êtres et des événements, marque l'auteur et ce travail lui-même :

Il s'agit de décrire un monde que j'ai vu mourir quand — parce que — j'y arrivais. Il n'avait survécu, identique à lui-même, depuis des siècles, sur l'échine du granit, qu'en l'absence de contact avec l'extérieur, sans la langue écrite, le français, l'instruction, les moteurs, la monnaie. Lorsqu'ils l'ont atteint, au lieu de poursuivre avec eux la marche dans la durée, il s'est évanoui, ainsi qu'un songe très ancien. Deux millénaires ont disparu sous mes yeux. Je songe à évoquer les âmes belles, fortes et droites, que j'ai découvertes, sur ces hauteurs, Baptiste et Jeanne, Miette, que j'ai croisée, l'espace de trois ou quatre secondes, dans cette nuit de neige où j'étais monté de Brive, le cœur battant. Ne restent que le silence, le mystère des forêts, la solitude, la voix du vent, le pressentiment de l'éternité. (2, 271)

Ceci donc, suggéré en ce texte, et la première vraie raison de la séparation : la littérature a son ordre, qui n'est pas celui de la vie immédiate. (À l'instar de Bergounioux, féru de physique moderne et chroniqueur d'Octavie, on dirait : l'observateur ne saurait à la fois décrire la réalité observée et sa propre position en cette réalité.) La littérature est l'ordre où les photos se décrivent in absentia, où les traces physiques du passage de Baptiste et de Miette sont évoquées en imagination, où l'archéologue poursuit en pensée son travail de périodisation (trois millénaires, de - 2000 à + 1904, c'est sa décision), où se constituent l'analyse in abstracto des outils et des gestes anciens (Adrien épluchant les pommes petites, véreuses et en partie pourries, selon le tour de main des cueilleurs du paléolithique, à lui transmis par sa mère), l'observation du survivant sub specie aetatis suae (Adrien encore, qui manie la tronçonneuse avec bonheur, comme l'un des outils de l'âge du fer), — et surtout la restitution raisonnée de la photo de 1910, laquelle en effet conserve jusqu'au monde mental du narrateur pour y être déchiffrée, selon les catégories qui conviennent à la description du vivant, la trace matérielle de ces êtres physiquement (fidèlement) imprimée, à un instant donné, sur l'émulsion chimique[6]. Les Carnets sont des notes de terrain, et les livres sont les réalisations en forme de l'écriture archéologique — non pas, à vrai dire, Les Structures élémentaires de la parenté mais des espèces de Tristes tropiques.

C'est pourquoi le livre de Miette est aussi un tombeau offert à elle et aux siens et, comme dans celui que Mallarmé a dédié à Verlaine mais plus explicitement, l'auteur en personne s'y abolit, en la figure toujours présente d'un « Je » par, avec et au sein de laquelle toutes les autres prennent leur vie et leur sens. Ce théâtre en cinq tableaux, ce ballet de figures, où chacune pourvue de ses emblèmes vient à son tour au premier plan sur la scène intime d'un sujet (Adrien en visite en ce qui fut son lieu, Miette disant non puis oui, Octavie aux nombres, Baptiste à la double livrée d'homme des bois et de voyageur en vins, puis derechef Adrien, palimpseste vivant de tous les autres), entraînant chacune avec elle le concert des quatre autres et une quantité de figures subordonnées, et jusqu'aux deux soldats de 14, Pierre et Jules, adornés en phylactère de leur formule « Tornerei pas », — cette féerie structurale et par l'esprit antérieure à la Poétique d'Aristote, cette représentation non dramatique d'un moment dans l'histoire du monde (ce trou noir), ce jeu de cartes, cette configuration d'un autel de sacrifice appartiennent à l'ordre séparé de la littérature.

Mais ce qui dira cela et celui qui furent sacrifiés, et comment, c'est le journal, et lui seul, par une sorte de modestie, par horreur de la trop complaisante tragédie, par souci de l'idée claire et distincte. Ce que firent ces « âmes belles, fortes et droites », cela est dit dans le livre : elles choisirent la seule possibilité qu'elles avaient au défaut du mourir, celle d'être sans savoir ni ce qu'il en était ni ce qu'elles étaient :

Savoir n'est pas nécessaire. […] L'ultime effet des choses, après la fureur qu'elles ont tirée des corps [lisons : en Baptiste] et la violence qu'elles ont faite au cœur [lisons : en Miette], c'est la sévérité [ne lisons pas : la sérénité], le sombre qu'elles insinuent dans l'esprit. Évidemment, on ne se sait point tel aussi longtemps qu'un reflet des lointains n'est pas venu éveiller l'âme à elle-même, à ses clairières, à ses versants heureux, pas plus d'ailleurs qu'on ne se sera vu, connu, pour ce que l'on était, farouche, furieux, exemplaire. Il faudrait envisager le contraire, l'absence pure et simple de ce qui va de soi et alors on n'hésiterait plus. On arrêterait aussitôt. On choisirait l'autre terme de l'alternative. On saurait et on ne serait plus. (Miette, pp. 26 et 64-65)

Octavie a connu « un reflet des lointains », elle a su que l'Amérique existe et qu'elle pouvait démontrer le théorème de Fermat. Elle, seule des quatre enfants et de leur mère, en connaissance de cause elle a choisi de n'être pas et, par une espèce d'abnégation de soi qui vaut suicide, se repliant par Limoges, puis Tulle, puis Égletons, elle est revenue de Paris auprès de sa mère, se mêler à son archaïsme et même le prendre en charge auprès de ses frères et de ses nièces, puis mourir seule dans la maison du bourg — non sans que les signes du savoir n'aient subsisté auprès d'elle sous la forme de revues qui évoquaient les dernières théories de la cosmologie, comme pour signifier que l'abjuration fut maintenue jusqu'au bout et en toute conscience.

À l'inverse, et lui pour savoir, mais par un mouvement finalement presque équivalent, dès qu'il a eu l'intuition que ce qui est ne va pas de soi et qu'il y a autre chose, leur neveu, fils et petit-fils par alliance a choisi de s'ensevelir dans une existence de quotidienneté et une profession qui le mêle au public disgracié de ses élèves et de leurs parents, cela en faveur d'abord de lectures infinies puis, surprise, pour produire une littérature à tombeaux. Toujours dans le même souci de la pensée nette et distincte, il n'y avait que le journal, écrit par devers soi puis publié en regard de l'œuvre, pour signifier à la fois que la littérature est connaissance de la vie pour ce qu'elle est, mais qu'elle est séparée de la vie immédiate et que la condition qu'elle existe comme cette connaissance-là, c'est justement cette séparation. Pour représenter la vie réellement vécue de Miette et des siens, pour la recueillir en soi comme étant par décision l'un des leurs, il lui a fallu se retirer de sa propre vie au sein d'une existence aussi contrainte finalement que celle d'Octavie et se faire « le greffier de [ses] jours » (15 décembre 1995). Rudement les Carnets nous ramènent à la table de peine, que ferait oublier au lecteur la virtuosité de la phrase à la Faulkner.

Retiré en un lieu et un métier le plus souvent sans joie, qui, d'ailleurs, lui inspirent des phrases d'un dur mépris — à l'égard des platitudes de l'Essonne, à l'égard des élèves et de leurs parents, des classes populaires qu'il rattache volontiers au sous-prolétariat, des collègues de la salle des professeurs et des convives du restaurant municipal, des voyageurs des trains et des automobilistes… —, l'écrivain s'est enchaîné vivant au banc de nage du galérien. Dans le journal, le ton de tristesse et de rage, les tentations de retourner cette rage en destruction de soi, tout cela dit les hantises personnelles mais aussi la condition de la littérature, au désespoir d'agir. Bien sûr, Bergounioux rapporte la vulgarité et la misère sociales à l'état de dépossession que ces personnes subissent et lui qui s'ennuie fort aux réunions de son syndicat et de son Parti en appelle à une révolution. Cependant le combat journalier qu'il mène jusqu'à l'épuisement vise d'abord, par la lecture et l'écriture, à combattre les puissances ennemies qui hantent sa propre vie : l'empreinte inscrite dans les paysages de la Corrèze depuis les temps géologiques, l'arriération et l'inculture du milieu où il est né, la haine de son père posée à chaque instant sur lui, de ses premières années à la mort de ce père, sauf un moment, dans la gare d'Austerlitz.

La quatrième conférence de Lyon identifiera en Pierre Michon une sorte de frère, à l'expérience, aux conclusions et à l'esthétique différentes et proches, mais la cinquième mettra en évidence l'histoire personnelle, la situation et la volonté d'un écrivain capable, lui, de représenter, de manière intégrante et intégrale, le monde de la production et de la société contemporaines :

Le partage induit par la division du travail, la séparation de la production matérielle et de l'activité intellectuelle ne pouvaient être surmontés que dans le cas, fort improbable, où les propriétés relevant de l'appartenance à l'un ou à l'autre de ces deux univers seraient réunies sous les espèces d'une seule et même personne. Cet agent double existe. C'est François Bon. (La Cécité d'Homère, 97-98)

Cette fois, « les puissances objectives qui nous assignent notre place, nos voies, nos allures et jusqu'à nos espoirs » (id., 98) sont bien identifiées comme des entités sociales et politiques, contre lesquelles la représentation pourrait agir politiquement, du fait même qu'elle est devenue, enfin, vraie. Mais cela, comment ?

Dernièrement, dans Agir, écrire (Fata Morgana, 2008), Bergounioux revient encore sur l'histoire d'une infortune continue, celle que la littérature occidentale a connue, selon lui, d'Homère à Faulkner. Dans une prose brillante et haletante, à grands traits, il décrit de nouveau le processus initié dès les premières sociétés humaines et selon lequel la division du travail aurait réservé la représentation des choses, des événements et des êtres à une classe d'individus séparés de la vie réelle, et comment cette séparation ferait que leurs représentations, jusque là, ont été intrinsèquement fausses, inadéquates et inopérantes. Survient Faulkner, dans des conditions matérielles, intellectuelles et morales où la brève histoire de l'Amérique, télescopant les âges de l'humanité et mêlant toutes les conditions dans les mêmes représentations, fait que, d'un coup, l'écrivain se trouve « immergé dans le monde » : « Il partage la vie de ses concitoyens. Il fait siens leurs soucis, lesquels sont ceux, à peu près, d'agriculteurs de l'âge de la pierre polie, mais qui seraient monothéistes, vêtus de toile dite “bleu de Gênes”, munis d'outils de fer, de fusils et conduiraient les premières automobiles » (Agir, écrire, p. 46). L'écriture devenant l'effort de l'écrivain à extérioriser une situation qu'il partage avec tous, la nature de la représentation en littérature en serait changée, une action deviendrait possible qui, « dans la clarté distinctive de l'expression » (64), rendrait enfin « le monde à ceux qui l'affrontent et le font » (63).

(Certes cet abrégé de l'histoire de la littérature pourrait, en lui-même, faire l'objet de longs débats. Sommairement et sur trois noms seulement : comment, à l'inverse, ne pas soutenir que le Baudelaire du Spleen de Paris et le Rimbaud de la Saison et des Illuminations ou le Kafka du Procès et du Château entretiennent avec leur époque, comme écrivains, des relations d'implication réciproque ? Et encore : l'ironie que pratiquent les écrivains des Lumières est-elle une posture du retrait de l'écrivain en manchettes ou bien une modalité risquée de leur combat, selon laquelle ils retournent contre l'ennemi son propre langage, à leurs risques et périls d'en être contaminés, un langage qu'ils ont observé, infiltré, assimilé, parce qu'ils l'avaient appris, de toujours ?)

Mais on reconnaît bien l'idée selon laquelle la conscience de la réalité est le moteur de l'action révolutionnaire, et, en même temps, le problème que rencontrent les marxistes dans leur réflexion sur la littérature. Cette représentation enfin adéquate de la vie, réalisée par un effort de style que décrivent sur pièces et avec précision les trois études ponctuelles qui achèvent le livre, comment de fait opère-t-elle ? Et notamment, et déjà : qu'est-ce qui rendrait possible à tous la lecture de Faulkner, de Beckett et de tous les écrivains qui, s'immergeant comme tels dans le monde, auraient, les premiers, porté l'écriture de la représentation et le travail inouï de leur style au stade de la vérité ?

En termes plus théoriques : par quelles médiations les représentations du monde élaborées dans ces conditions supposées absolument nouvelles peuvent-elles en effet agir au sein des représentations collectives, et contribuer à les mettre en mouvement ? On sait que le mot de reflet, employé parfois par Bergounioux pour décrire le rapport de l'écrivain à la société, ne suffit pas à représenter le mouvement complexe d'interaction qu'il faut supposer ici et dont il faudrait vérifier le fonctionnement effectif.

Certes, nous ne savons pas encore  cela viendra avec le volume 3  ce qu'il aura noté dans son journal pour ces jours de 2007 et 2008 où sans doute il écrivait Agir, écrire, mais ce qui en fait le fond, dans les deux Carnets publiés, c'est bien plutôt la séparation douloureuse que l'écrivain éprouve à l'égard du monde de ses contemporains : la différence essentielle, suggérerait-il, entre les parents de ses élèves et la fruste humanité d'Oxford (Mississippi) consiste dans le fait que, par la grâce du capitalisme régnant alors en Amérique, celle-ci vivait et pensait et agissait dans le même univers mental et moral que Faulkner… Ce qui est certain, c'est que Pierre Bergounioux a changé, en lui-même et sans illusions messianiques, la représentation qu'il avait de lui-même et du monde, qu'il a déjoué, pour son propre compte, « l'armée des interdits dressés sur [sa] route, les forces qui prédisent aux partages, à la distribution inégale », et qu'il a proposé, a posteriori certes, de générations qui ne savaient pas et ne pouvaient pas ne pas préférer ne pas savoir, une vision et une connaissance dignes d'elles et dignes de lui.

« La littérature, écrit-il, ne vaut pas une heure de peine si elle ne vise à élucider dans toute la mesure où cela se peut, l'énigme effarante et mortelle à laquelle tout homme, par le fait, est confronté[7]. » Nous ne pouvons que souscrire à la maxime de cette méditation pascalienne.

Pierre Campion



[1] Pierre Bergounioux, Carnet de notes. Journal 1980-1990 et Carnet de notes. Journal 1991-2000, l'un et l'autre chez Verdier, 2006 et 2007. Sur le site des éditions Verdier, lire un entretien, des analyses et commentaires.

[2] Il arrive, pourtant, que le narrateur expédie ses cours avec allégresse. Et, signe qu'ils l'aimaient bien, certains de ses anciens élèves viennent volontiers le revoir au collège, le retardant parfois le samedi midi.

[3] Miette, édition Folio, p. 97 et variante p. 138. Toutes les références seront données dans cette édition. La phrase figure aussi dans La Mort de Brune, éd. Folio, p. 78.

[4] L'acte d'écrire fait concurrence, et même transgression, à l'égard de celui de lire, qui occupait jusque là l'esprit de Bergounioux : « Je me faisais de cette activité une idée à ce point inaccessible, et jugeais si sacrilège de m'en mêler, que lui donner les moments ou j'avais, à défaut de tout, la possibilité de comprendre ce que d'autres avaient pensé, écrit, revenait à gâcher, à perdre le peu de bon dont j'étais susceptible. C'est à temps perdu, entre deux parties de pêche, de chasse aux insectes, que j'ai commencé, en me cachant, à noircir du papier » 8 mai 1990, 2, 888. Pour celui qui a placé tout son espoir dans le savoir accumulé aux livres des autres, le commentaire d'accompagnement peut-être exorcise déjà le sacrilège de rivaliser avec eux.

[5] Pierre Bergounioux, La Cécité d'Homère, Circé, 1995, pp. 7-8.

[6] Du point de vue qui nous occupe, la présence de cette photo en couverture de l'édition Folio pose un double problème. D'une part, elle a été colorisée ; d'autre part, elle modifie nettement le rapport imaginaire du lecteur au texte de Miette : on se reporte directement à elle, au lieu de se la figurer à travers l'écriture de sa description.

[7] Agir, écrire, op. cit., p. 41.



POST-SCRIPTUM, le 26 janvier 2012, pour le volume du Carnet de notes 2001-2010

Dans ce troisième volume de carnets, le mardi 16 décembre 2008, Pierre Bergounioux relève : « Vingt-huit ans aujourd'hui que j'ai entamé ces cahiers, rsolu de prendre note de ce qui se passait pour seconder la mémoire vive, repousser l'oubli, porter au jour ce que nos existences charrient d'essentiellement obscur » (p. 938). Le programme demeure, la personne aussi : « Aussi loin que je remonte, je cultive une dissidence ouverte ou larvée, récuse (avec raison) les préceptes qu'on prétend m'inculquer, me pais de chimères, d'idées folles, forme des projets extravagants, sacrifie à des occupations insanes, voudrais savoir, entreprends de me changer, me condamne à des travaux sans fin, à un mécontentement éternel, au désespoir » (28 juillet 2008, p. 890)
Parmi ces travaux, en 2006 la transcription des cahiers de 1991 (p. 637), et en 2009 ceux de l'anne 2006 : « Quelle triste fantaisie ! Je passe mon temps noter que mon temps se passait noter le passage du temps » (p. 949).

Cathy et « les petits » même s'ils ont maintenant l'âge d'homme, la famille et les gnrations, les proches et les amis, les relations…, ils reviennent tous en ce volume, les vivants et les disparus. Et toujours l'écriture « à la table de peine », où s'élaborent ce qui va prendre forme sous le nom de B-17 G, et le biface Le Récit absent/Le Baiser de la sorcière, ou Agir, écrire… Toujours les lectures monstrueuses et mêlées, le travail du fer (mais beaucoup moins qu'auparavant), l'heure du lever, le temps qu'il fait. Au 31 décembre 2010 (p. 1263), la dernière ligne de ce carnet : « Le ciel bas, la froide grisaille font écho à la désolation de l'âge qui est désormais le mien. »

Toujours la question des origines, et de ce qui est arrivé, à lui-mme et à une génération, à leur pays ancien : la rencontre de « la princesse mandchoue », la décision de tout savoir de ce qui peut se savoir, la sortie éperdue hors de l'arriération mortifère. Toujours l'écrivain et son métier nourricier, mais il va passer du collège aux Beaux-Arts de Paris, à son grand soulagement. Car ces années-ci marquent un éloignement de plus en plus grand à l'égard des élèves et de leurs parents, une amertume et un sentiment qui confine au mépris envers ce sous-prolétariat et contre les groupes de jeunes adultes qu'il croise sur les places, dans les supermarchés, à la poste ou dans les gares et les aéroports, et qui le font parler d'une « mutation anthropologique en cours » (p. 671). C'est que, dit-il, la gauche a perdu la bataille de l'époque. Rude épreuve, en tout cas, pour un homme qui, dès l'âge de dix-sept ans, a mis toute sa dignité et celle de l'humanité dans le projet de voir clair et distinct dans les choses, dans les événements et en soi-même, à ne pas « laisser l'énigme du monde, de nos vies, à elle-même » (1er juin 2010, p. 1162).
Autour de lui, les maladies et les deuils. Pour lui, l'âge, les malaises et les hospitalisations, l'épuisement dû aux déplacements incessants et aux « parlottes », articles et préfaces, entretiens et colloques que lui valent mille sollicitations, tout cela colore en noir des jours que rachètent mal les heures de joie et de beau temps : même la canicule de 2003 participe à la tonalité d'accablement.

Ce qui est nouveau, avec les graves incidents cardiaques des deux dernières années, c'est le regard porté maintenant sur le golem intime, sur ce nouvel inconnu à épier, en soi-même, et à maîtriser si possible, sur l'approche de « la parfaite absence dont on nous a tirés sans notre assentiment » (2 novembre 2008, p. 923) : « Il m'en coûtera de mourir comme j'ai trouvé coûteux, continuellement, de vivre » (10 juin 2010, p. 1167).

Reste une tout autre énigme : comment, à leur tour, ces douze cent soixante-trois pages d'un récit souvent répétitif se font-elles lire d'un trait ? Sans doute l'intérêt de suivre les travaux et les jours d'une famille d'émigrants et de sa band of brothers, narrés maintenant sur trente ans. Mais surtout : Bergounioux aurait-il trouvé le secret d'une écriture qui ne raconte pas le temps mais s'en imbibe à même, en déplaçant le style d'une prose, sensible à la virgule, sur les plus ou moins vives aspérités du quotidien ? Car, s'il veut se réapproprier sa vie  la vie, entière , l'écrivain ne doit-il pas ressaisir aussi les moments présumés nuls : lancer une lessive, conduire une voiture au garage, aller chercher quelqu'un ou le reconduire à la gare… ?
Et puis, tout d'un coup, parmi les rares instants de grâce, un portrait passionné de Cathy (23 juin 2009, p. 1016), ou bien telle séquence aux accents proustiens, qui joue les puissances de la musique, du temps et de la féminité, non sans une note d'ironie tendre, pour évoquer un pur bonheur survenu « incroyable, resplendissant, ressuscité, sur la route de Romorantin » (6 et 7 avril 2008, pp. 846-848).

Pierre Campion

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