RETOUR : Études d'œuvres & Notes de lecture

Pierre Campion : Lionel Bourg et l'obscurité.

Mise en ligne le 17 novembre 2023.

© : Pierre Campion.

Bourrg Lionel Bourg,  L'Obscurité, illustrations d'Olivier Jung, Fata Morgana, 2023.

L'obscurité
Note de lecture sur les clartés de Lionel Bourg

 

Dans l'obscurité qui hante l'univers de Lionel Bourg, qu'y a-t-il ? Livre après livre, Lionel Bourg ne cesse de se poser cette question. Encore faudrait-il préciser, pour respecter le style de cette prose lyrique : dans mon obscurité, celle qui règne en moi et autour de moi. Alors on devine les dimensions de cet espace : géographique et géologique ; psychologique, familial et social ; métaphysique même.

Un pays de ténèbres

Dans toutes les acceptions que peut revêtir le mot de pays — enclos natal, unité petite en surface et modeste en ressources, entité définie par l'histoire et la géographie mais aussi par des pratiques d'écriture comme par l'habitus des habitants.

Le pays de Saint-Chamond près Saint-Étienne évoque les saisons ingrates et le sous-sol minier abandonné, l'éloignement des mers scinllaantes et des grandes métropoles, le délaissement que laissent derrière elles les marées de l'histoire : reliefs modestes et confus, objets cabossés et végétations mêlées ; habitants quelque peu ahuris de dépossession et qui ne peuvent même pas dire de laquelle. La faute à la mondialisation, à la désindustrialisation, à des politiques élaborées au loin, à la nature des choses ? Trop de concepts vagues et pas assez de clarté. À ces gens de peu, de très peu, à cette mine de rien, un écrivain de ce rien.

Un univers du sous-sol

«  Je suis de Saint-Chamond » (p. 19). Ici, le moi de l'écrivain est encombré et réduit aux rêves et souvenirs d'un autre temps, aux lueurs d'une enfance et d'une adolescence forcément fantasmées.

On va directement au sous-sol de ce pays et à l'ère où il se forma, « à cinq mille mètres d'altitude sous un ciel voilé de brumes endémiques » (p. 16) :

Lumière exsangue. Crachins acides, rongeurs des pourritures brunes ou blanches. Clarté nimbée de gaze et de dentelles déchiquetées. Bayous dignes d'un tableau de Gaspard David Friedrich, prisonniers de glaces qui s'effondrent. Chaos. Mares, étangs, dépôts de sédiments sous une chape frileuse, ni John Ford ni Cecil B. DeMille n'auraient risqué un dollar sur un théâtre aussi désespérant : la messe à grand spectacle était dite et, piteux, les stars des reptations gluantes ou les aïeux des sauriens les plus photogéniques pouvaient se rhabiller.

Dans l'un de ses livres précédents, Bourg écrivait : « Je vis, respire, écris avec mes morts[1]. Dans celui-ci, il vit dans les hantises de son âge d'enfance et d'adolescence, et dans le désastre du présent.

L'écriture de ce genre du rien

C'est un ressassement du vide, d'un certain vide, peuplé d'images livresques et de la pauvreté de petits faits, à l'air libre : pluies diluviennes, outils abandonnés à la rouille, « territoires jonchés de bidons d'huile, de copeaux métalliques et de carcasses d'engins qui reposaient parmi les immondices comme des cadavres d'alligators ou de corpulents hiboux mutilés ». Voilà le paysage de cette écriture, d'où sourd pourtant une sorte de verve blanche, un style de pensée et d'existence qui finit par créer une espèce de métaphysique. Ce ton de voix ne supporte pas la manière épique ou poétique ou philosophique. Ce serait trop demander de notre part et surtout trop dire de la part de l'écrivain : trop de soleils, trop de lumière aveuglante et de vents dans des voiles (Saint-John Perse), trop d'incidents révélateurs de sens (Nerval) ou trop d'abstraction (Blanchot).

Le modèle, c'est plutôt les catalogues de plantes ou les descriptions de la flore ancienne trouvées dans des érudits sévères : l'allusion à Rimbaud devient inévitable mais fugitive, — ne pas se prendre pour celui qu'on n'est pas.

La métaphysique de Lionel Bourg paraît désormais toute en retenue. Elle évoque des profondeurs de l'existence que l'on mène dans les zones disgraciées où vit l'humanité de petite condition, dans une pensée proche d'un silence gêné et empêché. Elles existent ces raisons, mais elles ne sont pas les plus claires et les mieux partagées. Elles seraient plutôt la forme d'une protestation silencieuse et obscure, la forme d'une pure et simple et modeste négation.

Dans l'univers désolé et désolant du présent,

Marcher.

S'arracher au bourbier primitif.

S'extirper des amas d'anthracite.

Se retourner fréquemment afin d'évaluer la distance parcourue. Repérer dans le dédale suburbain les crassiers, les chevalements dont les silhouettes s'amenuisent.

[…]

Lorsque le moment sera venu, demain peut-être, demain, je souhaiterais que mes cendres y fussent dispersées. Le vent, les ruisseaux auront quelques siècles devant eux pour les restituer à leur babil carbonifère : il n'est de candeur que dans l'obscurité.

Tel est le dernier mot, d'un Candide arpentant cet ingrat jardin dans lequel il est né et où il prévoit de s'abolir sous peu.

Pierre Campion



[1] Lionel Bourg, Où se perdent nos pas, dessins d'Olivier Jung, Fata Morgana, 2020. Lire sur ce site le commentaire : Dans le labyrinthe d'une prose.

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