Pierre Campion : Novella Cantarutti. Les dimensions d'un grand lyrisme.
Mis en ligne le 1er juillet 2021.
© Pierre Campion.
Novella Cantarutti
Les dimensions d'un grand lyrisme
Presque inconnue en France, Novella
Cantarutti (1920-2009) nous parvient à travers un recueil
de poèmes écrits en frioulan, qu'elle avait réunis provenant d'œuvres de
plusieurs époques et qu'elle avait elle-même traduits en italien, cela dans
l'ouvrage intitulé, en frioulan, Cencia sunsûr (2008). Un titre que commente en ces termes
Serge Airoldi :
Littéralement : Sans
bruit. C'est-à-dire : En silence.
En italien : Rituale sommesso. En
français, plusieurs traductions de cette proposition-là sont possibles,
évidemment. Sourd rituel, Rituel enfoui, peut-être
Rituel intime.
Dans le rituel de ce silence, que se passe-t-il ?
Lisons ces textes tels qu'ils nous sont donnés, traduits et
présentés par Serge Airoldi.
Soit d'abord cette page :
Il prât
Come pavèa
tun prât di erbi' seàdi'
ch'a lénc' i fustegóns
c
Ôa na si pòa,
j'
mi torni a cjantâ
la
flaba muarta:
ce
ch'j na fói
ta
la brama da jessi.
Un prât savût di falc'
e
un svuàl adált.
Il prato
Come farfalla
Su un prato d'erbe
falcate,
che lambisce le stoppie
e non si posa,
torno a cantarmi
la fiaba finita:
quello che non fini
nel desiderio d'essere.
Un prato esperto
di falce
e un volo in alto.
Le pré
Comme un papillon
dans un pré d'herbes
fauchées,
qui longe les
chaumes
et jamais ne se
pose,
je
fredonne
la
fable accomplie :
tout
ce qui n'advint pas
dans
le désir de vivre.
Un pré qui a connu
la faux
et un vol dans les
hauteurs.
Lisant chaque poème de ce recueil, nous entrons dans la fascination
d'une langue apparemment orale et abrupte et dans celle de deux traductions, la
première en italien, que l'on doit donc à Novella Cantarutti elle-même, et la deuxième en français due à
Serge Airoldi. Celle-ci nous fait donc entendre les poèmes à travers le filtre
de l'italien, lequel revêt l'autorité de l'auteur.
C'est la langue parlée dans une large partie de l'Italie du Nord,
la lenga furlana, le frioulan ou furlan,
ou plutôt c'est l'un de ses dialectes, précise Serge Airoldi, en usage dans une
population minuscule de la région du Frioul-Vénétie Julienne, celle de Navarons, hameau isolé dans la commune de Meduno.
Pour qui ne connaît pas l'italien mais peut se fier à
l'espèce de familiarité d'une langue latine — ce recueil est fait
pour lui —, cette page
met à l'épreuve la traduction en elle-même, et il peut s'étonner, par exemple,
qu'en français la fable soit qualifiée d'« accomplie » alors que
l'original la déclare « muarta » et que l'italien
déjà l'atténuait en « finita ». Comment une
fable peut-elle mourir ? En finissant ou en s'accomplissant ou en mourant
d'elle-même, comme meurent les dieux ? Quelle fable ? La traduction doit
se prononcer sur le sens. Celle de Cantarutti
suggérait que l'été déployait des illusions et celle d'Airoldi, jouant sur la
précédente, que l'automne voit la résolution dramatique de cette histoire.
Poursuivons. Dans le fait même des langues qui troublait
Mallarmé et qui est ici au mieux manifesté, comme dans toute édition bilingue, ou
trilingue. « Seulement, ajoute celui qui, à l'épreuve de ce fait, porte le
raffinement de la poésie française à un point peut-être inégalé, sachons, n'existerait
pas le vers : lui philosophiquement rémunère le défaut des langues,
complément supérieur. » Philosophiquement, entendons : selon ses
propres raisons de vers et philosophalement par
celles de l'espèce de magie qui est à l'œuvre dans la suggestion mallarméenne.
Dans les pages de cette édition éclatent donc aux yeux et la
pluralité des langues, et les problèmes théoriques de
la traduction, et le mystère d'une rédemption de Babel par l'opération du vers,
et qu'il ait été écrit des vers dans un dialecte parlé par quelques personnes dans
le canton perdu d'une montagne.
Bien sûr, précise Airoldi, c'est que nous sommes en Italie,
dans un pays pluriel depuis toujours et que là personne ne prendrait cette
poésie comme l'expression d'un provincialisme. Car l'italien vit en lui-même,
respectueusement, le mystère de Babel.
La moisson est faite, les foins sont rentrés, la fable de la
Pentecôte est passée. Et néanmoins, dans cette terre désolée de ses rares productions,
une voix s'élève sous la forme de vers. Cela dans une langue de feu, puisqu'il
est question du désir de vivre et de sa déception. C'est comme si l'esprit
descendait sur une bergère dans son pré, sous les espèces d'un papillon tardif
et perdu, et que celle-ci, se chantonnant à elle-même la mort de ses illusions,
parlait à tous les hommes dans sa langue enclavée.
Une étoile
L'ultima stela
Tu chi tu disfluris
sora la croda
— ultima stela —
fermati.
Tal céil sblancjt
da
l'alba,
j'ài
póura
di
un'âtra di da vivi.
L'ultima stella
Tu che sfiorisci
sopra la rupe
—
ultima stella —
fermati.
Nel cielo sbiancato
dell'alba,
ho paura
di'un
altro giorno da vivere.
Ultima stella
Toi qui t'évanouis
par-delà
la paroi
— toute
dernière étoile —
arrête-toi.
Dans le ciel blême
de
l'aube,
je
redoute
le
jour nouveau qu'il faudra vivre.
Pour tout homme, où que ce soit sur la terre, il y a une
étoile dont l'effacement ravive la peur « di un'âtra di da vivi ».
C'est donc un ordre à elle intimé, dans le furlan de
ce canton, puis en italien, puis à travers la médiation du français, mais
toujours au nom de tous les hommes.
Cette pensée de l'instant, modulée au sein d'une hantise du poids
de la vie, suit la définition même du lyrisme : d'exprimer l'universel
dans le plus particulier.
En dépit de cette peur et d'une solitude essentielle, au
moment où une montagne va jouer le rôle d'un écran stellaire, dans une formule
ordonnée un être humain entend forcer l'horlogerie universelle. Dans une
bataille silencieuse où se jouent la vie et la mort, Novella
Cantaruttti veut empêcher le soleil d'apparaître, alors
que Josué, en plein fracas des armes et avec l'aide de l'Éternel, parvint à l'arrêter.
C'est une voix puissante, à écouter, selon le vœu de Walter
Benjamin que Serge Airoldi rappelle dans sa préface, celui de « découvrir
l'intention, visant la langue dans laquelle on traduit, à partir de laquelle on
éveille en cette langue l'écho de l'original ».
Remontant les deux traductions, le lecteur francophone doit se figurer
la voix originale. C'est la voix d'un corps, une parole, formée dans un lieu particulier,
à travers la langue maternelle — Novella Cantarutti, citée par Airoldi :
« C'est ici, en ces lieux,
que s'avance l'âme de ma mère. »
Même dans l'une de ces populations minuscules où les unités
de mesure des parcelles peuvent varier à l'intérieur d'une entité
administrative, le vers peut rémunérer la fracture des langues et l'isolement d'une
bourgade dans le cosmos.
Une autre étoile
Il cigu
Na tu lu sint
il cigu
da l'anima ch'a si disnìmbra,
come il sclòp
da la stela alta ch'a
si crèva
c
'a sfrisa il céil
par scóndasi a muri.
Il grido
Non lo senti
il
grido
dell'anima che
si lacera,
come
la schianto
della stella
che s'infrange
e
sola il cielo
per
nascondersi a morire.
Le cri
Tu n'as pas entendu
le
cri
de
l'âme déchirée, comme le fracas
de
l'étoile lointaine qui saigne
et
traverse le ciel
pour
aller mourir en secret.
De l'étoile lointaine, en ce furlan,
apparemment on dit d'abord qu'elle crève, comme de l'animal familier, vache ou
cheval, si précieux — ce que ni l'italien ni le français ne peuvent
plus se permettre. Néanmoins dans le mouvement du poème, cette étoile
s'humanise pour mourir à l'écart du ciel. Entre l'âme et le cosmos, par ce
mouvement même, il se forme une réciprocité dans la douleur.
À Novarons, l'angoisse mortelle d'une âme se dit et
se pense sur le fond d'une catastrophe cosmique, l'une et l'autre inouïes.
Serge Airoldi :
« Quand on lit Novella Cantarutti, on peut faire sien ce distique de Giuseppe
Ungaretti qui écrivait en 1917 :
M'illumino
d'immenso
Je m'éblouis
d'infini »
Et, en effet, l'immenso, non pas sous son nom abstrait de l'immensitá, ni non
plus sous la notion mathématique de l'infini, entre en son neutre grammatical, tout
vif qu'il soit, tout nu, tout destructeur, et s'humanise, pour finir, dans le furlan de Novella Cantarutti.
Pierre Campion