RETOUR : Études

 

Pierre Campion. Sur le livre de Céline, Guerre.

Guerre est le livre publié à partir d'un manuscrit de Céline retrouvé récemment.

Mis en ligne le 19 mai 2022.

© : Pierre Campion.

Celine Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 2022.


Guerre, le manuscrit retrouvé de Céline
Note sur l'ambiance

250 feuillets d'un seul jet à peine corrigé en route, d'une écriture hâtive, parfois illisible — 130 pages dans le livre. L'écrivain se lâche, comme sous la pression d'une inquiétude et d'une urgence. Il écrit dans le moment d'une occasion à ne pas manquer, qui ne se représentera sans doute pas : la plume doit suivre. Pas de patience, pas de stratégie, aucun des délais et retours sur soi que demande toute écriture, c'est l'écriture dans le moment présent d'un moment de vie ancien. D'un moment néanmoins énormément distendu dont les instants ne se distingueraient pas dans la masse, d'un moment de moments.

Qu'est-ce qui presse l'écrivain ? Vingt ans après ces épisodes de la Grande Guerre, justement ce n'est pas la Grande Guerre. Ce n'est pas la guerre, ni une guerre, ni même sa guerre. C'est, dans cet homme, un bloc induré appelé « guerre » qu'on ne devrait pas résoudre en drame, ni en épisodes détachables, ni même en dialogues, ni en tableaux ni en portraits ni en vignettes — ce qui se produit pourtant. Ce bloc tout entier occupe l'écrivain à tout instant, il exigerait d'être écrit tout entier à tout instant : c'est le défi impossible jeté aux principes mêmes de l'écriture. S'ensuit une sorte d'échec.

Il y faudrait une espèce de miracle et, par une tout autre sorte de miracle, l'échec relatif de cette écriture nous est révélé par la réapparition de ce manuscrit que tout le monde et d'abord l'auteur déclarait perdu, volé, jeté à la voierie. Cela s'est produit soixante ans après la mort de Céline et plus de quatre-vingts après sa rédaction.

 

Vers 1935. On est vingt ans après l'événement qu'il raconte.

On est cinq ans avant l'effondrement de l'armée française et de la République, et avant les pamphlets antisémites sous l'Occupation ; dix ans avant la fuite, « l'article 75 au cul », à travers une Allemagne fantomatique vers la prison du Danemark, en compagnie de Lucette et du matou Bébert ; dix-sept ans avant le retour en France après condamnation puis amnistie, celle-ci au titre de grand invalide de guerre…

On est vingt ans avant D'un château l'autre, Nord et Rigodon qui marqueront l'avènement d'une esthétique tout entière dévouée à la phrase, d'une écriture pratiquée, réfléchie et même théorisée, notamment dans les clownesques Entretiens avec le professeur Y.

 

Ce dernier moment-là du style s'annonce dans Guerre. Plus provocant encore que dans le Voyage au bout de la nuit, le manuscrit perdu faisait le choix d'une prose écrite dans la langue immédiate des argots et des bas-fonds, la langue à même la langue, là où elle se forme, une langue ici pensée et travaillée comme une écriture littéraire.

Le choix, encore plus décisif peut-être, c'est de ramener déjà le problème du style au seul niveau où la littérature défie réellement et possiblement le transit de la parole en éruption, le moment où l'écrivain puisse essayer d'approcher et de traiter le mouvement de la phrase comme un seul moment (sujet-verbe-complément), le mouvement de la parole comme un seul et unique moment.

Vers le début du récit, cherchant son chemin pour revenir à son régiment, le blessé le dit, pendant qu'il cherche à se concentrer (p. 27-28) :

[C'était à moi] de penser, même un bout, fallait que je m'y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d'une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l'un après l'autre. C'est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J'ai l'âme plus sûre, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J'ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d'horreur arrachés au bruit qui n'en finira jamais. Passons.

Ne passons pas. Ce bruit que le souffle d'un obus le plaquant contre un arbre a installé pour toujours dans sa tête — Céline laissait croire à une trépanation —, c'est celui qui régnait quand il cherchait sa route entre les morts et qui règne maintenant, quand il cherche la voie de son style. Vingt ans après l'événement, c'est le fracas qui l'oblige encore à penser par moments séparés et à écrire par phrases. C'est une tâche que l'on apprend à la longue et en la pratiquant, et de leur côté les lecteurs des romans de la fin le savent, c'est une action qui fatigue parce qu'il faut à tout instant se remettre dans la voix imaginée par l'auteur et la rétablir de manière imaginaire en nous lecteur. Faute de quoi, le livre écrit dans cette langue pourtant familière et apparemment facile vous tombe des mains.

C'est une disposition morale du style, un athlétisme de l'âme et de l'être. Tout d'un coup, l'adage de Buffon reprend du service : « Le style, c'est l'homme même », l'homme même aux prises avec lui-même.

 

Dans Guerre, il s'en faut encore de beaucoup. Il reste ici de la narration classique : six parties qui sont autant de grands épisodes dans l'aventure du brigadier Ferdinand, une sorte d'autobiographie quand même, une sorte d'intrigue qui traverse le récit autour d'une enquête militaire sur les motivations, ordres et vol de la caisse du régiment, qui ont conduit le bataillon au massacre. Pas de survivant que Ferdinand, pas d'autre témoin à interroger : la menace du tribunal militaire et de l'exécution, de celle que par substitution subira son camarade Bébert.

Dans ce récit d'un bloc de douleurs, il y a aussi une dérive ou plusieurs. D'un réveil au milieu du désastre aux délires et hallucinations de la fièvre, de la faim et de la soif ; d'une tonalité autobiographique à la fiction[1] , à des inventions où se succèdent les scènes d'hôpital, où la brutalité le dispute à une sexualité débordante.

Là où il n'y a pas d'ordre dramatique, le récit lui-même constitue son mouvement narratif en quelque sorte naturel, organique ou générique. Un torrent l'emporte entre les lieux, entre les noms, entre les situations. Non pas de Méséglise à Guermantes ni du tête-à-queue entre Odette de Crécy et Mme Swann, mais d'Ypres à Peurdu-sur-la-Lys, de Melle L'Espinasse et de ses obsessions à Angèle, de Bébert le voisin de lit au soldat Gontran Cascade et à son destin. Quels noms !

C'est là que nous retrouvons la phrase. Entre les phrases, il n'y pas encore les furieux trois points, qui les suspendront chacune et les porteront sans cesse au-delà d'elles-mêmes[2]. Mais celles de Guerre les préfigurent en raison de la vitesse qui les transporte de l'une à l'autre. Dans leur syntaxe native et leurs accents d'oralité, voilà l'énergie qu'elles véhiculent et la dépense qu'elles exigent déjà de tout lecteur bénévole.

Phrases de Céline

À la table du patron de son père, « M. Harnache il s'appelait l'agent de La Coccinelle » leur compagnie d'assurances, on fête la médaille et la citation de Ferdinand. On évoque les atrocités commises par les Allemands. L'une des convives évite le ton général :

Melle L'Espinasse hésitait un peu, c'était visible pour nous deux, Cascade et moi, à s'indigner autant que les autres. Elle nous observait et nous on était bien déférents. Ils parlaient tous une langue bizarre à vrai dire, une grande langue de cons.

Et puis déboulent les pensées de Ferdinand, celles d'alors et celles de maintenant, en débordement de mots. Longue phrase cette fois, qui ne se laisse pas segmenter et qu'un mot parfois vient surprendre, recherché ou trivial :

De mon oreille on ne parlait jamais, c'était comme l'atrocité allemande, des choses pas acceptables, pas solubles, douteuses, pas convenables en somme, qui mettaient en peine la conception de remédiabilité de toutes choses de ce monde. J'étais trop malade, j'étais pas assez instruit surtout à l'époque pour déterminer dessus de ma tête très bourdonneuse l'ignominie dans leur comportement à mes vieux et à tous les espoirs, mais je sentais ça sur moi à chaque geste, chaque fois que je vais mal, comme une pieuvre bien gluante et lourde comme la merde, leur énorme optimiste, niaise, pourrie connerie, qu'ils rafistolaient envers et contre toutes les évidences à travers les hontes et les supplices intenses, extrêmes, saignants, hurlants sous les fenêtres mêmes de la pièce où nous bouffions, dans mon drame à moi dont ils n'acceptaient même pas toutes les déchéances puisque les reconnaître c'était désespérer un peu du monde et de la vie et qu'ils ne voulaient désespérer de rien envers et contre tout, même de la guerre qui passait sous les fenêtres de M. Harnache à pleins bataillons et qu'on entendait ronfler encore à coups d'obus et plein d'échos dans toutes les vitres de la maison. (p. 106-107)

Le banquet va tourner au cauchemar quand Cascade et sa femme qu'il prostitue se défient violemment et qu'elle le détruit.

 

Quelques phrases où s'inventent les trouvailles dont la langue française est capable, quand elle lâche en liberté sa syntaxe et ses pensées. Le dénuement : « Mais j'avais pas la santé, pas l'argent, pas rien ». Angèle : « Je l'ai vue s'éloigner à travers la place Majeure. Elle passait entre les bataillons au repos comme l'esprit même de la joie et du bonheur. C'était un sillon gracieux ses fesses qu'elles dessinaient au milieu de cent mille kilos puants de fatigue vautrés là dans vingt mille hommes, altérés à mort » ; dans l'amour, « elle avait de l'intrigue dans les mots qu'elle se servait, j'écoutais qu'elle m'y faisait sautiller de joye l'imagination ».

Le départ de Boulogne pour l'Angleterre :

Les deux jetées sont devenues toutes minuscules. La ville s'est ratatinée derrière. Elle a fondu dans la mer aussi. Et tout a basculé dans le décor des nuages et l'énorme épaule du large. C'était fini cette saloperie, elle avait [répandu] tout son fumier de paysage la terre de France, enfoui ses millions d'assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerdes. Y en avait plus, la mer avait tout pris, tout recouvert. Vive la mer ! (p. 155)

C'est la prose d'un grand blessé : de la guerre, de la famille et de la vie, de la langue et de la littérature.

Dans la fabrique de la légende de Céline et dans l'histoire de son œuvre, Guerre apporte l'un des chaînons manquants.

Pierre Campion



[1] François Gibault, dans son avant-propos à la publication de Guerre.

[2] Dans le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon (1991), Céline a droit à toute une séquence du chapitre sur les points de suspension.

RETOUR : Études