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Pierre Campion : étude du livre de Nicolas Deleau, Anne Douaire-Bany et Claire Malary, Aimé Césaire. Vivre debout.

Mise en ligne le 3 novembre 2022.

© : Pierre Campion.

Césaire Nicolas Deleau, Anne Douaire-Bany et Claire Malary, Aimé Césaire. Vivre debout, Flammarion, 2022.


Césaire, en mouvement

Un graphisme superbe, mais ce n'est pas une bande dessinée. La vie d'un personnage des Lettres et de l'Histoire écrite par scènes, et ce n'est pas exactement une biographie.

La couverture, en nuances de noirs, bleus et blancs : Césaire debout, en action d'enseignement (?), se reflète dans le ciel de la Montagne Pelée ; il a lui-même son ciel et ses nuages. La page 2 de couverture (deux pages en fait), c'est les figures et notices des protagonistes historiques ; la page 3 (elles sont deux encore), même jeu pour les proches. La page 4 de couverture : un pavé irrégulier de figures, la déclaration d'intention, les noms des trois auteurs : Claire Malary, pour ses noirs et ses blancs, la profusion de la forêt martiniquaise, la particularité de chaque petit portrait… ; Anne Douaire-Bany, professeure d'université (et exerçant dans d'autres carrières), et Nicolas Deleau écrivain et professeur de lycée (exerçant de par le monde).

L'élégance du livre

Présenter en couvertures toute l'information nécessaire sur cette vie. Résumer en quatre épigraphes une histoire du mot nègre et une histoire de la négritude, quatre moments tirés du Dictionnaire de Trévoux vers Corps perdu d'Aimé Césaire, en traversant le Bug-Jargal de Victor Hugo et Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud.

Créer une table des matières aérée et fluide, en deux pages, sous un fleuve de bleus, laquelle serve aussi de chronologie, celle-ci réduite à la composition d'une action : en treize courtes colonnes, chaque scène du drame, dotée de sa date et de son lieu et de son argument.

L'économie de l'élégance : traiter les utilitaires comme des aspects du livre. Sous une maquette allongée, et partout les inventions graphiques par les moyens du numérique. Rien à voir avec la sévérité de nos grandes biographies, avec leurs rubriques sans fantaisie et leur cahier central de photos tristes.

Et puis le principal, texte et images : l'espèce de roman Aimé Césaire. Vivre debout.

Sous peine de le statufier, faire vivre le personnage, en marcheur. Césaire ne sait pas danser, il marche : presque au cœur du livre, pleine page, une gravure d'après l'homme qui marche de Giacometti, avec la légende, tirée du Cahier d'un retour au pays natal : « Un homme qui crie n'est pas un ours qui danse. »

D'où la trajectoire : un seul acte en treize scènes. Un récit tout en péripéties, réduit à sa nature de drame. Un fil directeur, le Cahier d'un retour au pays natal. Une prose et un graphisme tendus, lyriques, un travail d'admiration.

Quelques péripéties

La scène inaugurale. Substitué à la naissance et à l'état-civil familial, au berceau et aux palmes, c'est l'embarquement, « à bord du Pérou, 24 septembre 1931 », le voyage transatlantique qui s'en va porter Aimé Césaire vers Le Havre. Quel nom ce cargo mixte, marchandises et passagers, qui s'appela d'abord le Fort de France et qui, maintenant, emporte l'Amérique latine avec le héros !

Sait-il, le gamin, qu'à bord on rapatria du front de la Grande Guerre les soldats antillais, guyanais, malades et blessés, traumatisés, gueules cassées, et qu'enfin sauvés de l'enfer ils moururent de grippe, de pneumonie, de la rougeole ou de la dysenterie ? Sait-il que le navire, flancs lourds de morts, pondit son lot de petits linceuls blancs et oblongs comme des œufs de mouche tout le long de la traversée ? […] Sait-il, enfin, que deux ans seulement avant lui, un autre gamin, de douze ans celui-là, un gars de Guyane accoudé exactement là où il est, gagnait l'Europe pour la manger de son sourire et de son talent, et qu'on le connaîtrait quelques années plus tard sous le nom d'Henri Salvador ?

Le récit le sait, pour le héros et pour les lecteurs. À tout moment, il surplombe le passé, le présent et l'avenir en images et en phrases, portées à la hauteur de la circonstance : dans le contexte littéraire actuel où l'on prétend plutôt au minimalisme et à une fausse modestie, il n'a pas peur de l'éloquence, de sa rhétorique et de ses clausules. Les trois auteurs mettent en ordre les pensées de ce garçon, que personne ne démêlait et même pas lui-même. Le drame leur donne la forme et le style dignes de ce moment dans cette vie. Le mouvement conclut ces premières pages sur un poème de Césaire, écrit bien plus tard, une « Prophétie » (dans Les Armes miraculeuses, 1946), et par une gravure du Pérou, vent arrière aidant la fumée de ses machines à fendre l'Océan : cette histoire se lira d'Ouest en Est, aller puis retours, à l'endroit et à l'envers.

 

Le retour, « Août 1939 Océan atlantique ». L'argument de la scène : « Ce n'est finalement qu'après la rédaction du Cahier qu'a lieu le retour au pays natal. Jeunes professeurs, Aimé et Suzanne retournent en Martinique ; avec d'autres intellectuels, épris de poésie et de liberté, ils sont déterminés à changer le monde, à anéantir les colonisations et les dominations. »

 

La rencontre, « Avril 1941 Vallée d'Absalon ». L'argument : « La guerre vide l'Europe. Sur les voies de l'exode, la Martinique. Lévi-Strauss, Breton, Lam et tant d'autres y font escale. Un soir, quelques-uns se retrouvent chez les Césaire. Ils découvrent, bouleversés, la vallée d'Absalon, puis le Cahier d'un retour au pays natal. Le long poème prend son envol sous les bras de ceux qui, subjugués, rejoindront Cuba ou les États-Unis et l'y feront traduire. »

 

Moment politique, « Septembre 1956 Paris ». Personnages : Suzanne, Aimé et les enfants. Gravures : vols à travers page de grands oiseaux en nuances de bleu et de blanc. Action : une rupture.

Suzanne entre in medias res. À haute voix elle finit de lire la conclusion de L'Homme révolté. Puis, coup de force, elle poursuit par le texte de Césaire qui, dans son premier drame publié, démarquait ouvertement la fin de L'Homme révolté : « C'est le jour de l'épreuve. Le rebelle est nu. […] Le torse est renversé comme une muraille. La sagaie est levée. » Camus évoquait l'arc tendu du révolté, Césaire armait l'esclave de la sagaie : Suzanne, reprenant les mots de sa Récitante, jette à Aimé ses propres phrases, qui l'obligent (« Et les chiens se taisaient », dans Les Armes miraculeuses). C'est le jour d'une épreuve, dans laquelle elle mène le débat. Quelle épreuve ?

Lui se réjouit en silence qu'ils soient arrivés tous les deux à la même conclusion, et en même temps.

Depuis des mois, ils affûtaient leur pensée, opposaient leurs arguments, débattaient, chiens sur l'os. Quitter le Parti, n'était-ce pas renoncer ? Trahir peut-être ? Ou au contraire tenir le cap difficile de la fidélité aux idéaux pour ne pas à son tour devenir un songe-creux ?

À la fin de cette scène, sur deux pages et sous la phrase de Camus revue par Césaire, un petit personnage escalade un rocher massif, qui se trouve avoir le profil de Césaire : on doit être à la hauteur de son personnage, il faut sauter.

Ce jour-là, et il s'en faut de beaucoup, aucun des trois auteurs n'était né. Ces personnages et ces événements — Camus et Sartre, quatre ans auparavant ; Budapest, le mois prochain ; 1968, encore au loin — sont tombés dans l'Histoire, dans la Littérature, dans les mythologies. Pour eux trois, c'est affaire d'érudition, en garantie. L'essentiel, c'est la confiance qu'ils font à l'imagination, à leurs phrases et à leurs inventions, lesquelles déchaînent, au sein d'une entente amoureuse et familiale, le tumulte d'une rupture historique, à l'égard d'une fidélité publiquement actée.

Décision. On rédige la lettre ouverte à Maurice Thorez. Un fragment était cité, blanc sur fond bleu, page de gauche, à l'orée de ce chapitre : « L'heure est venue d'abandonner toutes les vieilles routes. L'heure de nous-mêmes a sonné. » Le député de la Martinique, le maire de Fort-de-France, le poète quitte le Parti communiste français, en secouant la poussière de ses sandales au son rythmé de ses phrases. Suzanne tient la plume — dans quelques années, elle aura quitté Aimé.

Le portrait de Suzanne et leur mariage avaient occupé tout le chapitre « Paris, 1937 », scènes de ferveur, gravure noir sur blanc de Suzanne aux phalènes. Le chapitre « Océan Atlantique, cap à l'Ouest, août 1939 » avait relaté leur retour réel au pays natal, leurs projets, leur entente : « Ils sont deux, forts l'un de l'autre. »

L'esprit de la rupture avec le Parti communiste français :

Comme d'habitude, revenir à Rimbaud, cet entêté gamin du Nord, pour retrouver la cohérence de ses propres idéaux ; regarder la route déjà parcourue et continuer à tailler son chemin dans la jungle. Puiser dans l'incandescente prose rimbaldienne la force de rester fidèle à ses convictions : qu'il n'y a pas de culture possible, donc de liberté réelle, en situation coloniale ; et que la décolonisation ne se gagnera que par la toute-puissante et horizontale alliance des colonisés.

Ce récit du débat entre Suzanne et Césaire embarque aussi les trois auteurs. On n'est pas, on ne peut pas, on ne doit pas être toujours dans l'Éternité. On la retrouve, en citant Césaire et Rimbaud, dans les traces qu'ils laissent à nos débats et discours actuels, cela en pratiquant le style indirect libre, le bien-nommé. Dans la prose française, ce mode de la narration, qu'elle emprunta aux récits des Latins, peut être aussi celui d'une distance légèrement marquée ou non, et nécessaire.

 

Veillée d'un mort, « Janvier 1967 Gros-Morne ». L'argument de la scène : « Aristide Maugée meurt. Dans la nuit de veillée funèbre, Césaire convoque les fantômes de tous ceux qui l'inspirent et qui ont disparu. »

 

Vient la vieillesse, « 1994 Fort-de-France ». La Martinique, à l'approche, selon des vues de plus en plus resserrées :

On la reconnaît de loin, tache d'émeraude dans l'immense Atlantique, ses épaules dressées au nord, ses flancs s'allongeant doucement dans la mer des Caraïbes.

Au creux de la baie des Flamands, entre la pointe de la Vierge et l'ancien Fort-Royal, Fort-de-France déroule lentement ses perspectives […].

À la mairie, dans son bureau, « Césaire, inlassable veilleur, ne perd rien des mouvements du monde ». Reportage :

Il y a, dans la miraculeuse harmonie du vieil homme et de son bureau, quelque chose de l'architecture parfaite du coquillage.

La noria des visiteurs le fatigue, bien sûr. Mais çà et là, à quelques-uns que poussent opiniâtreté et passion, il accepte de donner davantage.

Il sait ce qu'est le pouvoir et aux bords de quels gouffres on l'exerce. La solitude de Christophe en Haïti, sa volonté inflexible et le danger extrême auquel il s'exposa de devenir un despote, Césaire les comprenait intimement, et les avait évités. Ses visiteurs du monde politique lui semblent parfois avoir fréquenté ces gouffres. ; ils sont alors comme de vieux amis. Les autres, il les écoute poliment…

Hommes de pouvoir ou rois de théâtre, Césaire les a écoutés, il les a fait parler dans son bureau et sur les plus grandes scènes. Et progressivement, lui et Pierre Aliker, fondateurs du Parti progressiste martiniquais, se détachent de la politique.

Dans cette pièce, « le maître des lieux se laisse un peu plus aller à l'esprit, à la confidence — à la rumination aussi parfois ». Et comme pour couper court à l'abandonnement, la page politique se referme sur un poème. Plus d'oiseaux bleus, place à l'âge et à l'œuvre complète, le domaine immatériel et inexpugnable du roi Césaire.

 

La mort de Césaire, « Avril 2008 Fort-de-France ». L'argument de cette scène : « Lorsqu'il s'éteint, en 2008, l'immense et fervent hommage qui lui est rendu est celui de tout un peuple, dans une unité qu'il aura toute sa vie cherché à bâtir. »

La négritude

Autre forme de son unité et de son économie par scènes, le récit, presque partout, évoque la négritude, son histoire, ses spécificités et les malentendus qu'elle suscita autour de son nom et de ses significations. En long comme drame, en large comme portée et en profondeur comme humanité, il raconte la notion de négritude. Dès l'épisode d'Absalon, la plus regrettée de ces incompréhensions, fut celle de Breton. La plus fatale, celle des communistes français, qui s'adressait aussi bien à Césaire qu'à Breton.

La Négritude, c'est le Prolétariat de Césaire, de Senghor et de leurs amis. Elle se fonde dans la liaison que, dans leur groupe, personnifiait Césaire, entre une poétique et une politique. Elle a son style, lyrique. Son extension l'assigne à tous les hommes, à toutes les couleurs de peaux, à toutes les peaux : en poésie comme au théâtre, son style se tient à la fleur de la peau. Sa vocation est d'incarner, dès maintenant, l'humanité à venir, de tous les hommes. Dans cette notion, il y a une philosophie, une métaphysique et un messianisme. Et peut-être cet emballement, que Malraux, à la génération précédente, avait dénoncé sous le nom d'illusion lyrique, et auquel pourtant il céda jusqu'à la fin de sa vie. Et les techniques glaciales des révolutionnaires professionnels ont-elles mieux réussi ?

Qu'est-ce qu'une biographie ?

Le plus souvent, la biographie témoigne d'une rencontre entre une vie et un écrivain. Il en va de même ici, avec la particularité que nous lisons une vie et trois auteurs, deux écrivains et une graphiste, et surtout un style de vie par un style d'écriture.

L'originalité de ce style : une identification au style d'une écriture et d'une politique, celles de Césaire, l'une et l'autre conduites, par Césaire et par ce livre, dans l'incandescence d'une conviction. Cette Vie met en cause le genre de la biographie.

Comme toute identification, celle de nos trois auteurs à leur héros suppose une distinction sans laquelle on irait à une confusion. Le moyen de cette distinction tient essentiellement à l'appartenance du style de ce livre à celui de notre époque, à ses thèmes, à ses accents, à ses discours.

Dans le projet et sur ce point de son unité, il faut souligner une ambiguïté entre le personnage central et celui de « Suzanne Roussi, épouse Césaire… Suzanne Césaire ». Elle a sa scène, « Paris 1937 », dans laquelle on peut lire :

On peut l'avancer sans risque : il y a eu entre eux à ce moment précis, un serment, une promesse évidente, secrète, tacite, farouche et vitale : un engagement pour la Vie et pour la Poésie. Ensemble, ils seront créateurs, artisans infatigables de la fin du « grand camouflage » — ainsi le dit-elle. […] Ce serment leur appartient à eux seuls. Le monde en aura seulement son signe : cérémonie civile à la mairie du XIVe arrondissement.

Ce serment est à l'épreuve dans « Septembre 1956 Paris », qui, à travers la péripétie d'une politique, relate un moment des forces dans un couple. Suzanne mène l'action : en le renvoyant à sa propre écriture, elle provoque Aimé à rompre un autre serment, à leur Parti. Il se tait, mais il acquiesce au long processus qui arrive à son terme. Elle tient la plume de la lettre. Ce que le récit suggère en cette scène, c'est cette vérité de la tragédie : qui rompt une fidélité peut rompre l'autre. Pour Suzanne, « l'heure de soi-même » sonnera bientôt : « Épuisée par trop de renoncements, sacrifiant tout depuis trop longtemps, elle s'était résolue à le quitter. »

En fait, ce qui se laisse entendre ici, c'est le ton d'une tout autre époque, la nôtre, en ses exaltations et ses perplexités. Encore le chapitre « Paris 1937 », l'intime pensée de Césaire :

Ma femme. Elle l'avait choisi. Lui. Elle, l'insaisissable […]. Elle et noire, et libre.

Suzanne. sa femme.

Suzanne, tourbillon partenaire.

Et, un peu plus loin, le commentaire :

Sa femme. Cela sonne tout de même bien étrangement, et bien faux : il le sait. Suzanne ne peut « appartenir » à personne, même si elle se lance déjà à corps perdu dans leur mariage, prête à tout y engager. Suzanne s'appartient, tout le reste en découle — liberté, pugnacité, douceur — et sa beauté même.

À nos yeux, maintenant, là serait l'erreur ou la faute d'Aimé Césaire (il le sait, ou il devrait le savoir), là est l'une de ces angoisses qui le réveillent la nuit. L'autre, c'est le souci de son œuvre, de laquelle il est et sera seul à répondre. Cependant le récit va souligner la nature du lien qui les unissait dès l'origine, lyrique mais non fusionnel :

Ce qui les tient ensemble les relie sans les fondre : leurs chemins vont dans la même direction, c'est tout. Aux tresses même on distingue des brins. (« Océan Atlantique, cap à l'Ouest, août 1939 »)

Ce n'est pas une coïncidence qui les a réunis, puisque c'était l'amour, mais dans cet amour chacun avait son projet et sa vie. Entre Aimé Césaire et Suzanne Roussi, à un moment essentiellement politique, le récit a paru hésiter à choisir son héros. Mais c'est le nom et l'œuvre de Césaire qui l'emportent, et l'idée force de la négritude qui a donné le sens à son action en fédérant des amitiés et des diversités. Cela jusqu'à ce que, au Sénégal ou en Guinée, Senghor ou Sékou Touré incarnent l'indépendance de leur pays : ce fut le moment du grand découragement de Césaire. Il rebondit par le théâtre.

 

Le récit a un héros et un seul, mais il ne se confond pas avec son héros. Le secret de cette Vie réside dans son histoire et dans l'Histoire, que les auteurs ont construites dans leur récit.

Pierre Campion

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