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Pierre Campion

Chambois.

Note du 11 septembre 2010 : pour une documentation précise, voir l'article Poche de Falaise sur Wikipédia.

Mis en ligne le 26 juillet 2001, modifié le 2 août.

© : Pierre Campion.


CHAMBOIS

Dans les témoignages des habitants, le lieu décisif de la bataille s’appelle Boisjos, un château-ferme sur la commune de Coudehart ; dans la chronique militaire, c’est les cotes 262 nord et 262 sud ; en polonais, c’est Maczuga (masse d’arme). Sur cette éminence communément appelée Montormel, là où la route de la retraite fut coupée aux Allemands, le monument de 1965 ; juste en-dessous, creusé dans la colline, un mémorial inauguré en 1994. Arrivant sur le site, on voit les cinq drapeaux du Royaume-Uni, du Canada, de la France, des États-Unis et de la Pologne, un blindé sur pneus de la France libre tourné vers la contre-attaque venue du nord, et une stèle en trois langues : polonais, français et anglais. Puis un mur de moellons, que l’on franchit par une espèce de large porte. Quand on se retourne, sur le linteau de cette porte, une inscription en lettres majuscules : Pro libertate et pace. Et puis, sur l’esplanade qui découvre au sud un vaste paysage : une sculpture de métal noir assez agressive, une table d’orientation, un char Sherman aux marques de la Pologne, pointant vers le bourg de Chambois.

 

Sous ce nom de Chambois qui était obscur et qui depuis demeure peu connu, une campagne qui n’avait jamais vu cela et qui, selon toutes les probabilités, ne devait jamais le voir.

 

Le dernier soir des quatre dernières journées : entre les chars en feu et les chevaux crevés, pris dans les matériels et les cadavres entassés sur plusieurs épaisseurs au creux des chemins, sous le fracas des bombardements aériens et de tous les calibres ennemis frappant désormais des quatre côtés — les leurs maintenant presque silencieux —, des milliers d’hommes, le temps de ces quelques heures où aucun des réflexes de commandement et d’obéissance éprouvés à l’exercice et dans bien des combats, où le moindre effort de lucidité et de réflexion ni aucun geste de solidarité et d’abnégation même à trois ou quatre soldats, où aucun mouvement ne peut plus sauver personne et où chacun, tous grades et unités confondus, est saisi physiquement de cette évidence. Tous les mots ont perdu leur cours, dans toutes les langues qui se parlent sur le champ de bataille, même ceux de peur ou de panique, ou de périr ou de survivre, ou de terreur ou de pitié : ce n’est plus un combat d’arrière-garde, une bataille perdue, une retraite impossible. Qui nommera l’anéantissement sans phrase, ici et maintenant ?

 

Sainte-Mère-Église ou Arromanches, autant d’endroits qui ne disaient non plus rien à personne et dont le nom est connu jusque dans le Middle West et en Chine. Utah Beach et Omaha, Pegasus Bridge : des codes d’état-major devenus des enjeux de vie ou de mort, puis des dénominations sur les routes et dans la propre langue des habitants. Des plages et des villages sans histoire gagnèrent une identité, sans avoir rien fait pour cela que de s’être trouvés sur l’un des rivages de la Manche. Des lieux simples, et dont le génie résida dans cette platitude offerte aux décisions stratégiques et au choc frontal des deux blocs de pensée et de puissance, puis aux numéros d’acteurs célèbres. Ce n’est pas rien, mais ces lieux n’inquiètent plus vraiment ni l’imagination ni la mémoire : trop d’images sont passées par là, trop d’anecdotes et de citations, trop de phrases qui résument l’esprit ironique de l’Histoire dans le fait que la pointe du Hoc, si chèrement gagnée, n’avait pas reçu ses canons. En ces lieux-là, le bruit de la guerre n’est jamais retombé, entretenu qu’il est dans les mythes de notre époque et jusque par le romantisme des marées et tempêtes. Mais sur la butte de Montormel, le silence immémorial, puis ce fracas pendant si peu de temps, puis ce silence-ci ?

 

Un par un, les survivants de la VIIe armée allemande éprouvent l’écrasement de ce grand corps. Depuis des semaines, non sans succès parfois, ils reculaient en bon ordre. Au coin de chaque clos, à l’ombrage de tout chemin creux, munis d’un ou deux lance-roquettes quelques hommes résolus tenaient en respect pendant des jours une colonne de chars et, derrière elle, la masse et le courage physiques des Alliés. Après un mois et demi de piétinements, il avait fallu une matinée de bombardements systématiques — toute la puissance industrielle et logistique des États-Unis concentrée sur la largeur d’un kilomètre —, pour terrasser une brèche dans le bloc que formaient le bocage et les défenses allemandes, et s’ouvrir les deux routes de l’ouest et de l’est.

 

Encore près d’un mois et maintenant, sur le cours insignifiant jusque là de la Dives, dans ce vallonnement ample et peu prononcé qui pouvait procurer à dix divisions d’élite l’échappée de la poche de Falaise, du 19 au 22 août 1944 il se joue une Bérézina d’été : venus comme exprès du Niémen et de l’Alberta, Canadiens et Polonais — ceux-ci réchappés de 39 et partis avant Katyn — ferment enfin, au Mont-Ormel, la route du nord-est et permettent de capturer ou de détruire, non sans avoir eux aussi à en payer le prix, presque tout ce qui restait de la Wehrmacht sur le front de l’ouest. Dix à douze mille morts, l’une des plus grandes batailles d’anéantissement de cette guerre. Où sont les jeunes prisonniers hagards et soulagés ? Où sont passés tous ces cadavres qui perdaient leurs liquides dans les fossés ? Où la poussière et les mouches de l’été 44 ? L’endroit est propre : un monument plutôt bien intégré ; un petit musée enterré, de conception et de techniques modernes ; une campagne peignée. L’exaltation rassise et somme toute modeste des vainqueurs et les meilleures intentions, relayées par notre tout nouveau respect de l’environnement : pas de bruits, pas d’odeurs, le moins possible de présences humaines, pas de tombes. Les stèles les plus discrètes déportent trop encore l’attention sur elles-mêmes.

 

N’empêche, voici l’un de ces lieux électifs, où se composèrent momentanément les nécessités du site, de l’action et de la pensée, sous leurs formes dernières. À l’est et au nord de notre pays, dans les couloirs des invasions, rien que de ces lieux, tous vrais, et tous plus attendus que celui-ci : Bouvines, Rocroi, Valmy, la Somme, Verdun… Moins immédiatement lisible que la leur, la pensée inscrite au paysage de Chambois conjugue néanmoins, selon la logique à elle seule probante de ce qui est arrivé au moins une fois, des forces qui formèrent et sculptèrent les couches de la terre, des circonstances en nombre sans doute incalculable mais fini, et des enjeux politiques et historiques que les unes et les autres articulèrent brièvement au bord d’une province paisible.

 

Comme à Arbèles, sur l’Èbre ou à Stalingrad, comme partout où, à tel moment, elle a rencontré son point d’application, mais moins occultée peut-être qu’ailleurs, notre vérité trouve ici l’une de ses formes, matériellement : selon tel lieu du monde et selon l’événement qui s’y déroula, lequel n’aurait pas été ce qu’il fut sans la configuration que le sol y observe. En retour celle-ci en acquiert sa pleine signification, car la géologie, l’agronomie et l’aménagement du territoire n’épuisent pas désormais le discours muet de ces lignes de collines, de prairies, de champs et de rivière.

 

C’est le paysage qui met en mouvement la pensée, la conduit, et la garantit. Telle qu’elle est sous leurs yeux, sans concept et sans démonstration, mais nettement éclairée au soleil de juillet, la vaste combe de Chambois, vue du verrou de Montormel, rapporte à chacun de ceux qui la regardent, et à l’instant, la preuve irréfutable de ce que nous sommes nous-mêmes : des vivants, que leur appartenance humaine à la réalité expose encore à l’histoire, sans la ressource des échappatoires chères à l’époque.

 

Ce site ne se laisse pas rendre à sa banalité de campagne heureuse. Cependant le monument officiel — tardivement venu — ne suffit pas à son exigence, ni l’ingénieux dispositif muséographique, ni l’érudition historique, ni même les témoignages des combattants ; et la bonne volonté, la compassion et l’effort de l’imagination s’y épuisent tout de suite. Beauté de Chambois, proposée comme une espèce de phrase à la discrétion et au moment de chaque approximation.

 

Pierre Campion


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