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Pierre Campion : Une histoire russe en forme de roman français.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 3 janvier 2023.

EmpoliGiuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2022.


Une histoire russe en forme de roman français
Note sur Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli

« Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l'auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s'agit néanmoins d'une véritable histoire russe. »

Note liminaire de Giuliano da Empoli

C'est un roman, déclaré comme tel, rédigé avant la guerre d'Ukraine et que nous lisons pendant cette guerre. Un roman écrit en français par un écrivain binational italien et suisse. Le premier roman d'un écrivain qui s'est frotté à la politique dans l'un de ses pays et qui s'y est fait remarquer par des essais consacrés à la question du pouvoir.

C'est un grand roman à la française, d'un classicisme achevé et en quelque sorte provocant dans l'un des pays qui inventèrent le genre et où celui-ci, soumis à la critique du soupçon, fut déclaré mort en ses formes officielles et ressuscité sous des espèces éphémères et parfois illisibles, puis abandonné aux malheurs et bonheurs des individus et des familles : domaine restreint et petites ambitions.

 

Bref, voilà un objet inattendu.

Un style au phrasé limpide et profond. Un drame au scénario rigoureux où les nuances de l'analyse sont confiées aux mouvements des phrases, quand tombe la pluie légère, pénétrante et glaciale des vérités.

Un pays exotique, la Russie immédiatement contemporaine. Une ville fascinante, Moscou. Le centre historique d'un pouvoir, le Kremlin.

Un personnage, Vladimir Poutine, alias le Tsar. Des circonstances réelles. Des scènes fortes et des phrases historiques.

Un point de vue, celui d'un confident supposé du Tsar.

Un enjeu, la nature du pouvoir sous certaines de ses formes extrêmes. Un thème que l'auteur connaît bien mais qui exige maintenant, pense-t-il, la forme du roman, tellement tant d'événements et si imprévisibles, tant de raisons et de déraison requièrent les vérités de la fiction.

C'est un projet audacieux, de haute volée et, peut-être, dangereux pour son auteur.

Un problème

Il y a un narrateur premier, un Français arrivé à Moscou pour percer le mystère d'un confident de Poutine, dont la rumeur fait grand cas : un certain Vadim Baranov. Presque tout de suite, le jeune Français passe la parole, pour tout le livre, à ce Baranov.

À cet instant, on se demande si l'accès rocambolesque de ce garçon auprès de Baranov n'est pas trop facile, et trop facile le récit que celui-ci va faire en narrateur exclusif, et si, au fond, quand on a un personnage aussi mystérieux, on ne devrait pas plutôt le maintenir comme l'horizon obscur du roman. Mais nous, lecteur, ne sommes pas admis en conseiller dans l'esprit du romancier. Tant que celui-ci, à supposer qu'il le dise par raisons claires et distinctes, n'aura pas raconté comment il s'y est pris, nous en sommes réduit à considérer son problème et les décisions qu'il a prises par la face où son problème fut résolu.

Là, nous devons avouer que la création de ce narrateur deuxième fut, de fait, la bonne décision. Car le personnage fictif de Baranov, figuré d'après celui qui joua réellement ce rôle auprès de Poutine, connaît, lui, toute l'histoire telle qu'elle s'est déroulée jusqu'au jour de sa retraite, en tant qu'il y a participé. Mais il n'en connaît pas tous les tenants et aboutissants, cela pour deux raisons. Il ne sait pas le dénouement de l'histoire et il n'en connaît même pas tous les ressorts : car ceux-ci fonctionnent en Vladimir Poutine, dont il fut le confident et l'exécutant mais non le maître et encore moins le créateur.

Or un autre s'était pris pour ce créateur et maître, celui qui se fit accompagner du jeune Baranov — comme témoin de son habileté, ou comme garant de sa démarche, voire de sa sécurité ? —, pour rencontrer le directeur du FSB, le chef des siloviki « les hommes de la force », Vladimir Poutine, en vue d'en faire son instrument, quand il fallut susciter l'énième premier ministre d'Eltsine. Cet autre est l'un des oligarques de l'entourage d'Eltsine, Boris Berezovsky, personnage réel, qui s'est approprié à 49% la télévision d'État, et qui a tout, pense-t-il, pour être le successeur d'Eltsine.

Quelques jours plus tard, Poutine fait convoquer le seul Baranov, et le recrute sans façons, en tant que spécialiste du théâtre qu'il n'est pas encore, pour les tâches à venir de la manipulation.

Ainsi paraît la métaphore de la scène qui imprégnera tout le livre, jusqu'au moment où sera explicité le lien qui unit le conseiller à son prince :

Je crois qu'il percevait en moi une forme de liberté intérieure qui, si elle l'empêchait de se fier totalement à moi, le poussait aussi à rechercher mon conseil. Pour moi, être à ses côtés était un privilège. Non pas pour les avantages qui en dérivaient, les miroirs colorés qui attiraient les grands fauves et les petits charognards de la politique, mais pour l'expérience unique de pouvoir suivre, jour après jour, un drame élisabéthain qui se déployait sur la scène du monde. (p. 210)

Jusqu'au moment où ce lien se sera défait, Vadim Baranov sera donc le narrateur de cette histoire, dont le personnage premier et dernier sera Vladimir Poutine, et dont le créateur est Giuliano da Empoli. Quoi qu'il en soit des événements et des personnages, fictifs ou non, celui-ci est « le poète de cette histoire » (Aristote), fasciné par ses deux héros et cependant suffisamment détaché et libre pour créer une fable en forme de roman français.

Faire simple

Pourquoi compliquer les niveaux du récit quand on peut faire simple et complexe à la fois ?

Concentrer l'attention sur Vladimir Poutine. Ce qui, de fait, révélera les obscurités d'un narrateur capable de dire ceci, quand il reçoit l'ordre de discréditer un ami ancien, Mikhaïl Khodorkovski :

Si Mikhaïl devait devenir l'exutoire de la colère du peuple russe, il fallait que son humiliation fût complète […], à partir de maintenant, que les seules images en circulation soient celles de Khodorkovski en prisonnier derrière les barreaux. Le message devait être clair : de la une de Forbes à la prison, il n'y a qu'un pas si le Tsar décide de le faire franchir. La dégradation publique de Mikhaïl deviendrait un avertissement pour tous les autres oligarques et un spectacle servi en pâture à la rage du bon peuple russe. […] Rien n'est plus difficile que de prendre une décision, mais une fois qu'elle est prise, il faut tout oublier, excepté ce qui peut la faire aboutir. (p. 152-153)

Tout oublier, y compris l'histoire de femme qui opposa Mikhaïl à Vadim Baranov par le passé : ici pas de place pour une vengeance privée. Cette décision-là n'est pas celle de Poutine mais celle de Baranov, en vue de parfaire celle de Poutine. Cela est dit au jeune Français qui voulait connaître Poutine à travers Baranov, et qui connaît ainsi les deux, le maître par l'exécutant, et réciproquement.

Pleins feux sur le Tsar, clartés diffuses sur son narrateur, références littéraires discrètes au romancier russe Zamiatine (1884-1937) et au voyageur français Custine (1790-1857), leçons au jeune Français presque constamment silencieux, et à l'Occident. Cela écrit par un compatriote de Machiavel, dans la langue des moralistes français et sous la couverture blanche de Gallimard. Une ironie tout en nuances délicates ou violentes, distribuée à tous les étages et à toutes fins possibles.

Dans cette séquence décisive, le but de Poutine, aux prises avec une élection difficile, c'est d'atteindre au niveau actuel de Staline en popularité. Celui de Baranov, c'est de réunir en lui-même la figure aristocratique de son grand-père et celle de son père qui exécuta à un haut niveau la politique idéologique du Parti communiste soviétique, et de réaliser le rêve de sa jeunesse désœuvrée : de dévouer sa vie à une grande action.

Je voulais faire partie de mon époque, pas en être le glossateur. Et plus je m'éloignais des étagères de la bibliothèque, plus mûrissait en moi la conviction d'être à la hauteur de n'importe quel destin. J'étais seulement à la recherche de l'instant sur lequel concentrer toute ma vie. (p. 74)

Ksenia partie avec Mikhaïl, Vadim, apprenti théâtreux et philosophe barrésien, s'était découvert libre. (En plusieurs occasions, Ksenia, la figure imprévisible, cruelle et inoubliable de l'amour, reviendra dans la vie et dans le récit de Vadia.)

L'histoire

Vladimir Poutine ne prétend pas créer les circonstances mais les accompagner pour les chevaucher. Il incarnera « le principe de verticalité, c'est-à-dire d'autorité » dont la Russie avait envie à ce moment précis d'un chaos.

La première circonstance qui se présentera au nouveau premier ministre, c'est les attentats de Moscou de l'automne 1999. En visite d'État au Kazakhstan, Poutine donne une conférence de presse. Survient une question un peu vive sur l'ordre qu'il aurait donné de bombarder l'aéroport de Grozny et sur les risques inhérents à cette action :

À ce point, il s'est produit un phénomène qu'aujourd'hui encore je ne saurais tout à fait expliquer. Poutine est resté silencieux pendant un moment. Et quand il a repris la parole, il n'avait pas changé d'expression, mais sa présence avait assumé une consistance différente, comme si son corps avait été immergé dans une cuve d'azote liquide. Le fonctionnaire ascétique s'était soudainement transformé en archange de la mort. C'était la première fois que j'assistais à un phénomène de ce genre. Jamais, même sur les scènes des meilleurs théâtres, je n'avais été témoin d'une transfiguration de ce genre.

« Je suis las de répondre aux questions de ce type, a-t-il sifflé sans même regarder le journaliste qui la lui avait posée. Nous frapperons les terroristes où qu'ils se cachent. S'ils sont dans un aéroport, nous frapperons l'aéroport, et s'ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. » (p. 111)

D'où la leçon que le narrateur — et l'auteur du roman — tirent pour eux-mêmes, et chacun pour son compte :

Quand un metteur en scène se trouve avoir entre les mains un phénomène de ce genre, il n'a presque rien à faire. Il doit se contenter de l'accompagner. Éviter de lui compliquer la vie. Lui donner une petite poussée de temps en temps, légère. (p. 119)

La poussée légère, c'est la construction d'un scénario linéaire et simple transposition de la réalité, aussi discret que possible, et de disposer telle image dans telle phrase. C'est poser la touche d'ironie universelle qui est, en effet, la marque de sa liberté.

La deuxième circonstance. En août 2000, Poutine étant désormais le Président élu, le sous-marin nucléaire Koursk coule corps et biens en mer de Barents. En vacances à Sotchi, harcelé par la télévision nationale de Berezovsky, Poutine tarde à réagir, convaincu que le navire est perdu sans recours et qu'il n'a rien à faire. Forcé cependant par Berezovsky de se rendre à une rencontre avec les parents des marins, Poutine en passe par là, tout en décidant la perte prochaine de Boris Berezovsky. Cela se passera ainsi, le messager de la disgrâce étant Vadim Baranov : Baranov à l'aller accompagnant son ami et protecteur auprès de Poutine, Baranov en retour lui signifiant sa mort politique et peut-être, pour bien plus tard et sans le savoir, sa mort tout court.

Le récit de Baranov comportera bien d'autres épisodes : Poutine à New York pour une assemblée générale de l'ONU (portraits express de l'Amérique et de Clinton), le coup du labrador fait à la chancelière Merkel, les Jeux olympiques de Sotchi à la face du monde…

Le tournant du roman

À partir de la période de la révolution orange en Ukraine (février 2014), le narrateur évoque les bars cosmopolites des grands hôtels de Moscou comme autant d'oasis où « je pouvais, dit-il, faire semblant d'observer de l'extérieur la réalité brutale dans laquelle j'étais immergé ». Ce changement de point de vue et le retour de Ksenia dans sa vie font péripétie et reconnaissance. Désormais et progressivement, la magie de Poutine n'agira plus sur lui, ni sur son récit, ni dans le roman.

En 2013, la mort de Berezovsky, que Baranov avait visité à Londres quelques jours auparavant, mort peut-être déguisée en suicide, et le commentaire ambigu que lui en fait Poutine avaient précipité l'évolution du narrateur :

Poutine n'était pas un grand acteur, comme je le croyais, mais seulement un grand espion. Métier schizophrénique, qui requiert, c'est certain, des qualités d'acteur. Mais le véritable acteur est extraverti, son plaisir de communiquer est réel. […] Mais, si Poutine n'était pas un grand acteur, moi non plus je n'étais pas un grand metteur en scène, tout au plus un complice. (p. 231)

L'illusion grandiose qui l'avait porté depuis le début de l'aventure se dissipe.

Bientôt, personnellement interdit de voyage en Europe par les premières sanctions de l'Occident et privé de ces respirations, Vadim Baranov va quitter de lui-même le cercle étouffant des serviteurs où règne Poutine : « Soudain j'ai vu ma vie pour ce qu'elle était : une lutte sans fin avec l'ange de la négligence, de la brutalité injustifiée et des appétits ingouvernables. Vingt années consacrées à cela. Comme vingt jours, comme vingt minutes » (p. 264).

La fin du récit délivre une méditation du narrateur sur le pouvoir et le temps à l'ère des nouvelles technologies, quand celles-ci bientôt permettront d'éliminer tout événement et partant toute histoire :

« Une mouche qui vole hors de propos pendant une cérémonie humilie le tsar », dit Custine. Même le plus petit événement, soustrait à son contrôle, peut coïncider avec la mort, ou la possibilité de la mort, pour le pouvoir. (p. 269)

Cependant… La petite fille que Baranov a eue avec Ksenia vient interrompre l'entretien. Vadim Baranov au jeune Français, en guise d'adieu : « Elle m'a fait don du présent, que je ne connaissais pas, ayant toujours habité le futur. »

Et maintenant…

En février 2022, l'auteur et l'éditeur eurent peut-être à choisir entre abandonner la publication ou laisser le livre courir ses chances, de livre et de document écrit à l'intention de l'Occident.

Pour le roman, ce fut un succès dans le parcours des prix et en librairie.

Reste le rapport, dont personne après un an ou presque de guerre en Ukraine ne connaît la valeur exacte de renseignement ni le mode d'emploi. Il y manque la guerre d'Ukraine, laquelle ne sera pas sans doute le dénouement de cette histoire.

Selon le roman, à l'époque de Maïdan l'obsession de l'Ukraine occupait déjà l'esprit de Poutine et les ressources de son obligé. Aux deux tiers du récit, c'est la matière de 3 chapitres sur 31. À ce moment-là, et juste avant de décrocher, le discours de Baranov adhère encore et même de plus en plus à celui de Poutine et ses initiatives se donnent libre cours pour organiser, en Russie même, les forces disponibles des souterrains en vue de leur offrir « une véritable alternative face au matérialisme occidental » : « La Russie, dit Baranov à l'un de ses protégés, doit devenir un lieu où on peut défouler sa rage contre le monde et rester un fidèle du Tsar. »

Son dernier voyage est pour le Donbass occupé, où il assiste — show cauchemardesque organisé à son intention —, au déchaînement des forces qu'il a lui-même suscitées.

 

Dans les ateliers de l'Occident et du monde, on lit peut-être ce roman comme l'une des toiles de fond sur lesquelles s'enlèvent chaque jour débats et décisions politiques, analyses d'états-majors et notes des renseignements[1].

Dans la littérature et dans l'Histoire, aura-t-il le sort de L'Espoir, dont le titre, en 1937, recevait presque immédiatement le démenti du désespoir et ne fut vraiment justifié, beaucoup plus tard, que par la mort de Franco et par les prodromes d'une Espagne alors imprévisible ?

Pierre Campion,
le 3 janvier 2023



[1] J'emprunte la métaphore de l'atelier international en temps de crise au livre de Tilo Schabert, Mitterrand et la réunification allemande. Une histoire secrète (1981-1995), [Wie Weltgeschichte gemacht wird. Frankreich und die Deutsche Einheit, 2002], traduction de l'allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2005. Voir sur ce site.

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