RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Maryline Desbiolles, Dans la route.
Mis en ligne le 16 juillet 2012.

© : Pierre Campion.

Maryline Desbiolles a déjà publié une œuvre importante. Avec Anchise, elle a obtenu le prix Femina 1999. Depuis, se sont succédé notamment Primo (2005), Les Draps du peintre (2008), Une femme drôle (2010), La Scène (2010)…
Entre 1990 et 1993, elle a dirigé la revue La Mètis, dont plusieurs articles ont été repris sur ce site, avec son accord.

Voir par ailleurs sur ce site le compte rendu de La Scène (2010).

route Maryline Desbiolles, Dans la route, Seuil, collection Fiction & Cie, 2012.


Archéologie d'une route

Non pas sur la route, mais dans la route !

Alertées sans doute par la fréquence des accidents à cet endroit et saisies peut-être aussi par le syndrome des aménageurs, les autorités font construire, au lieu-dit La Fontaine de Jarrier (Alpes-Maritimes), l'un de ces ronds-points qui, pour la gloire des édiles et des Ponts et Chaussées, signalent et « sécurisent » les nœuds de la circulation. Sur cent cinquante mètres de chaussée, à grand fracas et pendant plusieurs mois, on rabote et on excave, on profile, on remblaie et puis, en trois nuits, on dépose un enrobé. Le photographe de Nice-Matin n'a plus qu'à enregistrer le nouveau paysage.

Ouvrir la route. Non pas comme la voiture du sous-préfet un jour d'inauguration et encore moins comme les ingénieurs et les ouvriers qui, en plusieurs fois, tracèrent, dégagèrent et empierrèrent le chemin qui conduisait de Nice à Turin… Mais littéralement l'éventrer en ce point kilométrique-là et mettre au jour le feuilleté de ses couches successives jusqu'à son sol premier, pour asseoir définitivement le nouvel équipement. Ce geste brutal qui s'accomplit un peu en dessous de chez elle, Maryline Desbiolles s'en empare pour écrire à la fois l'archéologie de ce lieu et celle de son imaginaire d'écrivain.

Les prochains

Les fouilles du rond-point, c'est d'abord l'histoire des trois maisons construites au bord immédiat de cette route. Depuis Anchise (1999), ce lieu (« col de Nice, alt. 372 m, sur la D 2204, à 17 km de Nice, dans les terres »), ces habitants et ces maisons nous étaient déjà connus, celle d'Anchise notamment dont nous avions pu lire la vie et la mort, treize ans auparavant. Mais là, maintenant, nous faisons le tour du quartier : des origines de propriété et des changements de propriétaires, des intrigues et des humeurs, des habitudes, des figures : la Thomas et Madame Laurent, Sasso, Gaby et son Méchant changement… Dans la route met au jour les tenants et aboutissants, c'est le cas de le dire.
Et puis le cercle s'étend. D'abord aux deux jeunes scootéristes venus mourir d'accident non loin du carrefour (La Scène, 2010) et, à leur pendant, le fils Organini, tué par les Allemands : « N'aie pas peur Gaby, de chaque côté de ta maison, des jeunes morts montent la garde » (p. 82). Enfin à Reine, la patronne somptueuse de la pizzeria d'en bas ; elle se tâte : achètera-t-elle la maison abandonnée ?

Par les travaux du rond-point, ils sont tous les uns aux autres des prochains, y compris les ouvriers du giratoire : « Mana, Brahim, Abdel, Youssef, Chokri et de nombreux intérimaires qui ne sont parfois restés que deux ou trois jours, tous Tunisiens et aussi bruns que le jeune chef de chantier, Grégory, est blond, pas de nuance » (p. 94).

C'est que les travaux du rond-point ont révélé le principe de la route, qui est d'abord de fédérer entre eux ses riverains et ses travailleurs, mais les uns et les autres de manière toute différente : les ouvriers furent les agents de cette révélation (métonymie : la route, par ceux qui la font) et, grâce à cette révélation, les habitants revêtirent la raison de leur proximité, plus profonde que les hasards qui les amenèrent au même lieu ou que les manies qui les isolent : les habitants, par la route, à défaut de leur fontaine éponyme qui ne coule plus. Car, au lieu de les séparer par le ruban dangereux de la circulation, la route est le facteur de leur communauté. Ou plutôt : ces travaux ont livré les fondements de la route à l'imagination de l'écrivain, lequel n'a plus — façon de parler — qu'à l'instituer dans l'écriture d'un roman, c'est-à-dire à transposer ce principe d'immobilité en mouvement et, d'autre part, à reprendre à fond dans ce mouvement les récits déjà racontés ou esquissés : d'Anchise, des Sasso, des jeunes morts… Dans l'histoire brève des travaux qui se déroulent du printemps à l'automne, insérer celles des riverains selon un principe savant d'allusions et de retours, déployer l'emboîtement des personnages les uns dans les autres (la Laurent, la Thomas et Gaby, poupées gigognes « dans le grand corps de Reine », p. 121), dynamiser les phrases longues et sinueuses que l'on a appris à lire dans les précédents romans de Maryline Desbiolles.

Dans les pas des passants

Cependant : le fait de fouiller une route en un point donné, celui-ci fût-il crucial, révèle un autre principe de la route, bien plus fondamental encore. Le rond-point n'est pas seulement le monument singulier élevé en ce carrefour à la sécurité de ses voyageurs et à la proximité de ses prochains, il est le symbole de la circulation. Et ce que révèlent les affouillements, ce sont des traces de passages, des vestigia au sens propre et étymologique, des empreintes innombrables, marquées dans les strates de son sol.

Aux deux extrémités de la route, et la commandant : Nice, tellement proche et en tout si différente, berceau des études de l'écrivain (Une femme drôle, 2010) ; Turin, la capitale de l'ancien royaume de Savoie, sa patrie maternelle (Primo, 2005).

« La route du sel, la route de ceux qui marchent, chevauchent, roulent sur elle depuis des siècles, la route des contrebandiers, la route d'un haut fait divers, la route des morts, accidents et drames des deux guerres mondiales, la route de ceux qui l'ont construite, ouverte et l'ouvrent une fois de plus aujourd'hui » (quatrième de couverture). Le fait divers se produit le 18 mai 1815 à La Fontaine de Jarrier, là où il n'y avait encore aucune maison, quand quelques bandits d'opérette détroussent un petit convoi, celui qui suivait une lady sur le chemin qu'elle empruntait en son voyage de Nice à Turin. Bien vite capturés, les trois cousins Bellon furent jugés, condamnés et pendus, et leurs têtes exposées sur les lieux de leur exploit. Repris plus tard, les autres s'en tirèrent mieux…

C'est la route royale des souverains de Savoie et Sardaigne, lesquels se suivent et se remplacent dans les cheminements de l'écrivain, au gré de l'une de ces longues phrases à la Maryline Desbiolles, dont le mouvement forme à lui seul tout un récit écrit en langue parlée, emmêlant les lieux et les temps, les personnages et les conditions, les goûts et les couleurs, les tons et les genres, du roman de chevalerie à la littérature de gare — cela à un degré d'intégration tel qu'on ne peut pas en détacher un membre. Plus de deux pages, réglées à la virgule près :

Route royale que je vois peinte en rouge, écarlate sur ma carte secrète, car à défaut de roi, c'est un comte qui l'a voulue, le comte rouge, Amédée VII de Savoie, après qu'il a négocié la dédition de Nice à la Savoie en 1388, ce que rappelle l'aigle rouge des armoiries de la ville, comte rouge parce qu'il portait des habits rouges comme son père, Amédée VI, le comte vert avait revêtu des habits verts, l'armure, la livrée et la lance, lors d'un tournoi à Chambéry, à moins que ce preux chevalier ne portât cette couleur parce qu'elle était celle des chevaliers errants, ainsi qu'un anneau de fer entourant sa cuisse, comte non seulement vert mais ferré, lui qui partait sur les mers, sa galère peinte en vert bien sûr, pour combattre les Turcs à Constantinople ou pour mourir de la peste à Naples, loin de chez lui, plus errant et vert que jamais, je préfère le rouge du fils qui ne doit pas son surnom au sang qui constellait son armure bien qu'il fût amateur de joute et grand chef guerrier, mais au drap cramoisi de son surcot, au vermeil de sa cotte, de ses poulaines, à la garance de sa tunique, au pourpre de sa houppelande, de son manteau, de sa toque, au carmin de ses hauts-de-chausse, je pourrais l'apercevoir qui flambe entre les arbres, qui flambe et qui caracole sur son cheval bai, il va sans dire, au beau milieu de la route qu'il a voulue pour relier Nice à Turin, sa capitale, il ne la verra jamais car trois ans plus tard il meurt, à trente et un ans, dans des circonstances étranges, caracole, caracole pendant qu'il en est encore temps, on accuse son médecin Jean de Grandville de l'avoir empoisonné et l'apothicaire qui a préparé les potions, on le décapite, et on l'écartèle, mais non Gaby, la tête de celui-là on ne l'a pas exposée à La Fontaine de Jarrier au bout d'une lance peinte en rouge, et ses membres on les a pas jetés dans le ruisseau, pas du tout, ne t'enfuis pas Gaby, ne prends pas tes jambes à ton cou, tu ne l'as jamais aimée cette maison que d'emblée tu as trouvée maléfique, porte-poisse, et peut-être, au fond, tu n'avais pas tort, après avoir bétonné sa cour, un mois entier, du matin au soir, à tort et à travers, après avoir fermé la bouche de la maison sous la chape de béton, et s'être exténué tout seul en pure perte, Méchant changement s'en est allé, on l'a revu de loin en loin, gueulant parfois qu'il allait leur montrer, leur faire voir, on ne savait pas bien qui était ce « leur », la mairie, les autorités, les autres, le monde, et puis on ne l'a plus revu, mais on ne serait pas étonné qu'il revienne quelque jour, encore plus jeune et plus musclé, et qu'il reprenne ses gesticulations, et toi Gaby, c'est lui que tu reprendras, tu es comme ça, tu ne sais pas dire non, tu le regarderas avec tes grands yeux énamourés, tes yeux qui font pipi d'amour, mais sans la joie et le bonheur qui vont avec, tu n'es pas dupe, tu en as trop vu, trop de désillusions, mais tu l'auras repris, il te mènera en bateau et tu feras semblant de marcher, de courir même, comme certains le dimanche, été comme hiver, dans leurs habits de coureur, collants noirs, short moulant et maillot assorti, de couleur vive, dans oublier le bandeau en éponge autour de la tête afin que la sueur ne coule pas dans les yeux, comme la vieille dame naguère ils sont frôlés par les voitures, mais eux ne sont pas déclarés fous, et certes ils ne ramassent pas du petit bois pour en faire un fagot, coureurs à pied, cyclistes et même quelques cavaliers qui ne désirent pas la route tel notre chevalier à la livrée rouge, elle est déjà à leur botte, de toute éternité croient-ils, pliée elle aussi à la toute-puissance des loisirs. (pp. 63-65)

« Elle s'en fiche, Gaby, des gens célèbres qui sont passés devant sa maison, l'empereur Charles Quint, la princesse Pauline, la reine Marie-Louise d'Espagne et toute sa suite, et même Casanova » (p. 66), mais elle songe au comte rouge, lequel songeait à une route qui réunirait ses fiefs sous ses couleurs. Descendre dans les rêves d'Amédée VII à travers ceux de Gaby, l'esthéticienne.

D'une neutralité éthique

Le détachement attendri que Maryline Desbiolles entretient à l'égard de ses personnages n'est pas sans rappeler le genre de curiosité qui motive l'archéologue au travail de sa fouille. Là où il existe certains humains vivant à leur manière — on les emploie au besoin, à gratter la terre ou à porter des paniers, on les photographie mêlés à l'équipe des savants —, il y en eut d'autres, nombreux et bien différents entre eux. Le fouilleur les envisage tous mais non sans les distinguer entre leurs époques, leurs mœurs et conditions et en les réunissant dans une sorte de compassion pour ainsi dire professionnelle, à travers l'épreuve laborieuse et technique d'une curieuse proximité[1]. Il croit à un lieu de la terre et il en attend toujours quelque surprise. À la différence de l'historien qui reconstruit le temps par périodes d'événements et raisonnements de causalité, l'archéologue descend au présent dans les strates du passé. Il pense par tableaux et conjecture des existences : d'un détail infime, il tire un monde. Ainsi le romancier, descendant dans les couches de son sol mental, avec circonspection et maniant les outils délicats de son style : dégageant à petits gestes les choses et les êtres au long de ses phrases patientes, les laissant venir au jour de leur et de sa conscience, et les traitant sans complaisance mais avec le respect d'un artisan des mots.

Il y a une éthique du romancier, qui a à voir avec celle de l'archéologue, c'est-à-dire : une neutralité de principe qui, sans du tout oublier le présent où il écrit et l'œuvre qu'il construit, ne juge pas de haut ses personnages ni les époques traversées. Même s'il n'en pense pas moins, le romancier ne dit pas aux comtes de Savoie, ni aux petits malfrats, ni aux paysans qui aidèrent à les attraper, ni aux juges de Nice, ni à la Thomas ou à Gaby ce qu'ils auraient dû penser, dire ou décider. Comme le dramaturge conséquent, il les aime chacun d'une affection de créateur attentif, il donne sa chance à chacun, même à Méchant changement. Il ne fait pas la leçon aux mœurs des temps.

Pierre Campion



[1] Ainsi l'ethnologue souvent, et singulièrement Lévi-Strauss à l'égard des Nambikwara, dénués de tout et serrés les uns contre les autres auprès d'un feu. Humain, à l'épreuve professionnelle de l'humanité.

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