Le Pascal de Laurence Devillairs
Quelques approches
Dans son livre Philosophie de Pascal, Laurence Devillairs construit une vision philosophique de Pascal,
complexe et forte. Je me bornerai à en tenter quelques approches, notamment à
travers des observations sur l'Avant-propos, l'Introduction, et l'organisation d'un
livre à lire en tout état de cause, et pas seulement par des philosophes.
La hauteur de la vue réside dans un déplacement des
perspectives habituelles sur Pascal.
On n'est pas dans le personnage de Pascal, dans sa psychologie
ou dans son « effrayant génie » (Chateaubriand), ni dans l'apologie
de la religion chrétienne, ni dans une théologie, ni dans une politique, ni
dans une poétique, toutes perspectives possibles qui ont leur intérêt et qui ont
été parcourues bien des fois. On est immédiatement et exclusivement dans une
philosophie, laquelle d'ailleurs, selon la vocation souveraine de la discipline,
engloberait ici toutes les autres perspectives ou le pourrait.
On est dans le thème philosophique de l'inquiétude, tel qu'il
est traité à une époque de la philosophie, le XVIIe siècle, explicitement dans
Malebranche, Locke et Leibniz. C'est un deuxième déplacement.
Dans le thème philosophique de l'inquiétude, le troisième déplacement
se fait essentiellement à travers un rapport privilégié à Leibniz, par récurrence.
Cela se produit dès le début, en moins de deux pages, et la référence de Leibniz
reviendra souvent par la suite :
[Dans Leibniz] l'inquiétude désigne le rapport de l'homme à
sa fin, en conjuguant désir et bonheur dans une indépassable absence de repos.
Elle est ce « progrès », le plus souvent imperceptible, ces « ressorts »
qui font agir et qui dessinent le lieu même de notre liberté, c'est-à-dire de
notre détermination au souverain bien et à la félicité. Elle s'oppose alors à
toute idée d'une liberté entendue comme indifférence. […] Si Leibniz peut
aisément associer inquiétude et bonheur, c'est parce qu'il hérite d'une histoire
ayant érigé l'inquiétude en notion cardinale de la connaissance de soi et du
souverain bien. Au sein ce cette histoire conceptuelle, Pascal est le plus souvent
négligé, sinon tout simplement oublié. (Avant-propos, p. 9-10)
Dans le projet de Laurence Devillairs,
il y a quelque chose comme une réparation, l'idée de rendre justice à Pascal, dans
l'histoire de la philosophie, au risque peut-être de l'enfermer dans un canton
de cette histoire où Voltaire et les Lumières les retrouveront l'un après l'autre,
Pascal et Leibniz — celui-ci d'ailleurs encore plus significativement que
celui-là —, pour régler les comptes entre l'inquiétude et le bonheur.
Après cet Avant-propos, une Introduction, sous le titre polysémique
d'un Que dois-je faire ?
Ce titre est une phrase extraite d'une pensée (« Ordre
par dialogues », S 38 L 2), laquelle groupe quelques
fragments, séparés les uns des autres par un trait, dont il faut citer complètement le
premier, écrit par Pascal entre guillemets :
« Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu'obscurité.
Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis dieu ? »
Sur le théâtre ainsi dressé dans une obscurité totale,
cette pensée inaugure une
action ou plutôt la question d'un comment agir, laquelle enveloppe deux
questions exclusives l'une de l'autre, sur l'identité du sujet qui la pose.
Laurence Devillairs :
La philosophie pascalienne commence au milieu d'un drame :
la situation est intenable, elle réclame une décision, sinon une solution. Il
faut agir — mettre fin au trouble, donner des réponses, indiquer une place
et une destination, faire la lumière sur ce qui est. Rien de comparable avec
un énoncé serein de définitions ou la claire conception d'essences et de
substances. (p. 23)
Cependant cette scène comportait au moins deux personnages, un
Moi et un Autre, ou deux instances d'un Moi. Au commencement, il y a donc une relation
tendue et des enjeux et, dans cette relation, une thématique et un conflit d'interprétations,
sur l'identité de ces personnages : un
qui suis-je ? et deux réponses, antagoniques Au vrai, ce passage n'évoque
pas le thème de l'inquiétude — ou pas encore ou pas directement —, mais
l'incertitude qu'engendre une obscurité totale, entre les personnages et portée
au-dedans de chacun. L'un se demande s'il n'est rien, l'autre s'il est dieu,
mais nous n'avons pas les tirets de dialogue qui distingueraient vraiment entre
les paroles de chacun… Dans l'in medias res d'une
exposition et non au milieu du drame, la question surgit d'un faire qui
inaugurerait une action complète avec son début, son milieu et sa fin : on
cherche à entrer dans la rationalité d'un drame. Mais justement, toute fin manquant
à cause de l'obscurité qui empêche de l'apercevoir, l'action ne peut pas se
constituer, bien qu'on en ait le désir, le désir d'un commencement qui n'irait
pas sans celui d'une fin et d'un chemin pour y parvenir.
À ce moment de l'Introduction, rien encore ne permet de
parler du principe d'inquiétude. Cela va venir et d'ailleurs facilement en
somme, dès qu'on citera d'autres pensées (comme S 682 L 428, p. 30), où la
situation d'inquiétude sera entièrement explicitée. Alors la question du « Que
dois-je faire ? » signifiera l'exigence d'une sortie par l'action hors
d'un mouvement désordonné qui n'a ni début ni fin ni péripétie, celui de l'inquiétude.
Dans le détail, au cours du chapitre I, à travers l'analyse
des « fragments sur l'inquiétude », nous apprendrons ce que signifiait
l'idée de drame : au début de tout, il y avait le chaos d'un mouvement perpétuel,
une passion subie de l'inquiétude et l'obligation d'en sortir par un chemin qui
emprunterait toute passion humaine en vue d'en satisfaire une seule, celle du
savoir et du bonheur — de la lumière et du repos.
De fait, quel est le problème à résoudre, par un effort de
pensée qui fonderait une philosophie de Pascal ?
Disons-le. C'est que, tout simplement, il manque un début dans
ce qui s'appelle, depuis la première édition 1670, les Pensées. Cela parce
que, évidemment, la collection des pensées n'est pas un livre. Ce n'est pas
que Pascal n'ait pas cherché l'ordre d'un livre, qu'il voudrait évident,
souverain et imparable. Il évoque en plusieurs fragments cette question de l'ordre,
notamment dans la liasse intitulée par lui A P R, que tous les éditeurs des Pensées
repèrent et dont ils font naturellement grand cas, pour, eux, proposer un ordre.
Faire observer cela, ce n'est pas réduire l'importance ou la
portée de l'œuvre de Pascal. Ce serait plutôt essayer de définir la forme selon
laquelle s'exerce cette pensée, au moment où, depuis Montaigne et témoin La
Rochefoucauld, les conceptions du moi s'effondrent. D'un côté, un livre d'essais,
fièrement assumé comme tel, et constamment augmenté ; de l'autre, un livre
de maximes, où, au fil des éditions effectuées par l'auteur, s'éparpillent les
énoncés d'un soupçon philosophique sur le moi et ses vertus ; du troisième
côté, un livre ardemment attendu par Port-Royal, et qui n'a jamais existé.
D'autre part, il arrive ici ce qu'il se passe dans toute réflexion
qui entend pénétrer dans une expérience complexe dont les occurrences sont
dispersées dans toutes sortes d'événements ou de fragments ou de recueils d'une
œuvre. En ce sens, la phrase Que dois-je faire ? fournit aussi à
Laurence Devillairs l'entrée dans son livre, à travers
la fiction nécessaire et heuristique d'une certaine origine : puisée dans une
certaine scène, réduite à une seule phrase et assumée par l'auteure comme la
sienne propre à l'orée de son travail. De fait, cette phrase retentira dans tout le livre
et jusque dans sa conclusion,
quand il s'agira, pour la dernière fois, d'inscrire la philosophie de Pascal dans
la réalité de
l’homme : « Vivre est le seul impératif, l'unique tâche à
assigner à la philosophie. […] C'est
là que l'inquiétude se convertit en action, la recherche en œuvre » (p. 331 et 346).
Cette fiction indispensable au déploiement de sa réflexion,
elle la relancera au début de son chapitre II (p. 105), en évoquant le concept adéquat
de projet pascalien :
Les développements sur l'inquiétude prennent ainsi place au
sein de la première partie du projet pascalien, consacrée à « la
connaissance de soi-même » et des philosophes qui en ont traité, comme l'indique
le plan programmatique du fragment S 644.
Certainement, dans ce fragment-là, le titre en effet répété
de « Préface de la première partie » atteste ce projet. Mais
justement ce projet demeure lui-même à l'état virtuel, tant qu'un livre ne l'a
pas réalisé comme sa première partie et ainsi expressément validé.
Comment résoudre les problèmes : autour de et dans l'inquiétude
Les chapitres II à IV vont explorer en tous sens la notion d'inquiétude
en la décrivant dans son espace conceptuel (« entre vanité et désespoir »),
puis en elle-même (« comme impuissance avide »), puis en la confrontant
à l'un des thèmes prégnants des Pensées, le divertissement. C'est une
enquête menée sur l'inquiétude.
Surgit alors, au chapitre V, « l'inquiétude d'une trace
vide ». Cette trace est un concept-image. Il ne décrit plus l'espace où l'homme,
errant dans l'inquiétude, cherchait une ouverture. Il représente l'homme lui-même
comme un lieu : comme l'espace propre dans lequel s'exerce l'inquiétude.
Dans cet espace, il règne maintenant une autre inquiétude, un mouvement
positivement orienté, lequel atteste que « l'homme passe infiniment l'homme »,
vers le savoir et le souverain bien. Sous la forme d'une capacité à remplir, l'homme
peut constater, mais en lui-même, un chemin
à poursuivre, sous la responsabilité de sa liberté. C'est pourquoi il serait
impardonnable de s'en tenir aux mouvements erratiques de l'inquiétude, à s'en
distraire dans le divertissement, à se complaire dans les vanités du monde, à
ne pas écouter, en soi-même, une parole, une voix intérieures :
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même !
Humiliez-vous, raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez
que l'homme passe infiniment l'homme et entendez de votre Maître votre
condition véritable que vous ignorez.
Écoutez Dieu. (S 164)
Dieu ne vous apprendra rien que ce que vos aveuglements vous
cachaient de vous-même.
La philosophie que l'auteure recherche serait-elle donc une
philosophie chrétienne, impossible alors à considérer dans une « histoire conceptuelle
de l'inquiétude » ?
Là-dedans, il y a de la mathématique : d'abord sous la
forme d'un retournement de toutes les données qu'il y avait dans la notion d'inquiétude,
puis sous la forme d'une courbe à dessiner. Dans le personnage qui se voyait
soit en un rien soit en un dieu, il s'opère une révolution pascalienne : l'homme
n'est ni l'un ni l'autre ; il est en procès, dans une inquiétude encore
problématique mais désormais orientée.
Cela ne suffirait pas à lever l'objection, que l'auteure se
fait à elle-même, d'une philosophie chrétienne.
C'est pourquoi, dans sa Conclusion, Laurence Devillairs déploie une chaîne de raisons.
Face aux vérités partielles des philosophies humaines doit
pouvoir se déployer une philosophie de l'état véritable de l'homme. Non pas une
philosophie plus qu'humaine, au sens où elle annulerait la possibilité même de
toute philosophie pour ne laisser place qu'à la Sagesse de Dieu, mais une
philosophie qui s'exclut du cercle infini des philosophies humaines
incomplètes, partiellement vraies et donc irrémédiablement fausses. (p. 328-329)
Le coup suivant : « Vivre est le seul impératif, l'unique
tâche à assigner à la philosophie » (p. 331). C'est la sagesse des
Anciens, de la recherche de la vie bonne et heureuse. C'est aussi la leçon de
la réalité : une fois l'inquiétude passée au fau de la critique et qu'elle
a dépouillé ses illusions, ses erreurs et ses effets indésirables — son
trop humain —, reste le désir du vrai et du bonheur qu'elle atteste et
qui, lui, est réel et vrai. Là est « l'inconsolable de notre condition » :
« C'est là que l'inquiétude se convertit en action, la recherche en œuvre »
(p. 342).
Ici, on opposerait vainement à cette raison-là le fait que,
justement, dans Pascal, l'œuvre, au sens du livre, n'existe pas. Car, dans le
livre des Pensées, il y a une inquiétude
du livre à faire, et cela déjà permettrait d'inscrire Pascal dans une
philosophie de l'inquiétude et dans la culture moderne attachée au souci de l'écriture.
La conclusion poursuivra donc, en allant vers un « pascalisme » qui, dans la culture de la modernité,
paraît capable de s'opposer au cartésianisme. Surviennent alors les noms de Camus
et de Merleau-Ponty, de Rousseau et de Nietzsche…
Néanmoins ce parcours suffirait-il à ramener la pensée de Pascal
dans les limites d'« une histoire conceptuelle de l'inquiétude », alors
qu'il y a dans les Pensées la question des miracles, le recours aux
Écritures et, depuis les éditions du XIXe siècle, le « Mystère de Jésus »
et le « Mémorial » d'une expérience mystique ? À ce compte, ne
laisse-t-on pas un reste dans les Pensées ? La voix de Dieu dans l'homme
ne fait-elle que lui signaler sa capacité à l'exercice
de sa liberté ou lui rappelle-t-elle l'événement de la Création et les mystères
de l'Incarnation et de la Rédemption ?
Pour répondre à ces questions, il faut retourner au chapitre
V, quand il est question de la capacité et de l'incapacité de l'homme :
L'éclairement par le péché et la chute ne doit pas occulter
ce que l'étude philosophique de l'homme met au jour, à savoir que, si nous
possédons une image de la vérité et une idée du bien, nous sommes privés de
bonheur et de certitude, vérité et bonheur véritables n'existant en nous que
sous la forme d'un gouffre que rien ne remplit, d'une trace inapte à renvoyer à
sa cause. Certes, Dieu seul « remplit l'âme et le cœur ». Par Jésus-Christ,
il vient « remplir les indigents et laisser les riches vides »
[S 690]. Mais cette vérité théologique
ne doit pas se substituer à la description de l'homme comme inquiet
d'une fin à laquelle il ne peut
parvenir. (p. 273-274)
Telle est l'anthropologie philosophique de Pascal, qui
consonne en effet avec la culture de notre modernité imprégnée des idées de délaissement
de l'homme et des intermittences du moi. C'est au bénéfice de cette distinction
entre l'anthropologie de Pascal et sa théologie que Pascal entre dans « l'histoire
conceptuelle de l'inquiétude ».
La notion philosophique de l'inquiétude
Dans Leibniz comme dans Pascal, l'inquiétude consiste en « une
indépassable absence de repos » et elle « s'oppose à toute idée d'une
liberté entendue comme indifférence » (p. 9). Pascal ne coupe pas court à « la
notion cardinale de la connaissance de soi et du souverain bien », il la subvertit.
Peut-être pressent-il le mouvement d'une sortie du problème « par le haut »,
dirions-nous, par un mouvement de la raison raisonnante que perfectionnera Leibniz,
mais il la dénoncerait d'avance comme l'une des ruses de l'époque qu'il connaît
bien parce qu'il la vit ou qu'il l'a vécue.
Laurence Devillairs :
Le terme d'inquiétude intervient en des points stratégiques
des Pensées, lorsqu'il s'agit de définir le rapport de l'homme au vrai,
donc au bien et au bonheur. […] S'il faut philosopher par ordre et commencer
par prendre en compte la haine de la vérité, il convient également de souligner
l'inquiétude du vrai, qui en représente le contrepoids. (p. 10)
Il s'agit bien d'une stratégie, dont les points de décision sont
dispersés dans les Pensées.
Restent le fait de l'indifférence, et une espèce de haine de
l'indifférence comme étant l'esprit de cette stratégie. Apparemment, Pascal
fait plus que souligner l'inquiétude du vrai et que la traiter en contrepoids de
la haine de la vérité.
Car qui dit « haine de la vérité » suppose non pas
exactement une controverse philosophique ni même un adversaire en raison mais
un ennemi. Et aussi évoquer les « points stratégiques » des Pensées,
points qui y sont certainement et nombreux, c'est noter que cette œuvre inachevée
est conçue comme un combat, et rappeler que, en elle-même, elle ne put trouver le
lieu et la formule de son ordre de bataille. Un ordre que, quelles que soient
leurs conjectures et abords philosophiques, tous les éditeurs cherchent depuis
1670.
Quoi qu'il en soit du statut qu'il assigne à l'indifférence
comme adversaire philosophique ou même comme ennemi, l'ordre de Leibniz, lui, existe,
y compris dans la mathématique qui en fait partie.
Une philosophie de combat
S'il existe un traité des facultés chez Pascal, il se formule
en termes de rapports de force : entre nature et raison, raisonnable et
juste, justice et droit, coutume et loi, loi et justice. (p. 17)
Ajoutons : entre des hommes. Car il en existe qui préfèrent
un état de quiétude à toute inquiétude, cela en toute connaissance de cause, et
qui offrent à tous les hommes une justification réfléchie de leur quiétude sous
le nom de l'indifférence en matière de religion. Ils savent pourquoi et Pascal
les connaît bien. Il fut des leurs et, même s'il a rompu avec les passions et
la gloire de la République des lettres, il sait ce que les grands de cet État représentent
de dangers non seulement pour ses conceptions mais pour la vie et le bonheur
des hommes. À son « Que dois-je faire ? », il sait que quelqu'un
peut répondre : je suis un dieu, en repos dans ma divinité, ou le je ne suis
rien, dans le repos de mon nihilisme.
Parmi les philosophies, il existe des philosophies de
combat, qui ne cessent pas pour autant d'être des philosophies. Les Lumières tout
entières seront combattantes, dans leurs principes, dans leurs notions et dans
leurs moyens d'action.
Un combattant, on le combat. Quels seraient dans Pascal les
principes d'une philosophie de combat ? Elle présumerait des ennemis, qu'elle
incarne notamment dans la figure du libertin et celui-ci apparaît sous le nom et
dans la personne de Mitton. Lesquels ennemis, dans le
cas de Pascal, opposeraient au principe d'inquiétude un principe d'indifférence,
né et entretenu dans l'exercice d'une triple concupiscence : libido sciendi, sentiendi, dominandi.
Dans les Provinciales, les ennemis étaient intérieurs
à l'Église, nommément désignés et combattus par tous les moyens : par le
dogme mais aussi par les moqueries et la caricature, par l'ironie et par une
écriture d'attaque, ainsi que par une évidente mauvaise foi. Les ennemis d'alors,
c'étaient les Jésuites et ils l'étaient à la proportion des enjeux du moment, frères
ennemis mortels. On pouvait en faire un livre, par lettres, à eux adressées.
Désormais, la situation s'est modifiée. Il y a d'autres
frères ennemis, plus dangereux, pour l'humanité. Le combat, c'est encore une
manière d'œuvrer dans le monde réel.
Dans les Pensées, quels sont les arguments, les raisons ?
Le fondement de ces raisons, c'est une anthropologie, de combat.
L'anthropologie comme science est le terrain même de l'ennemi, consciemment choisi
chez les plus habiles, référence chez tous. L'anthropologie de Pascal s'oppose
à toute anthropologie qui viserait à demeurer dans la quiétude de l'indifférence.
C'est la tension qui l'instruit et qui l'anime.
L'accusation portée contre l'ennemi, c'est celle d'une
mauvaise foi ou d'une inconscience délibérée, ou d'une volonté perverse, ou de
l'inutilité en présence de la vie telle qu'elle est. Ce sont évidemment des arguments
de combat, comme le seront ceux de Voltaire contre Pascal.
La note célèbre sur Descartes : Descartes inutile,
lui le philosophe de l'utilité pratique ; Descartes incertain, lui
le philosophe qui entend établir de la manière la plus réfléchie et la plus
rigoureuse les certitudes de la raison. Contre Descartes, se porter au cœur de
Descartes. D'un trait de plume, rayer Descartes ?
L'arme décisive, c'est une forme de l'ironie, qui éclate
dans l'argument du pari, où l'on est au plus loin de la vie heureuse et bonne,
c'est-à-dire chrétienne — en faveur de laquelle on raisonne pourtant, par un
calcul de probabilités. L'on y est au plus loin d'une argumentation chrétienne,
c'est-à-dire que l'on est dans l'univers compromettant de l'ironie, où le combattant
se poste dans le langage de l'ennemi, à ses propres risques et périls.
C'est un calcul contesté et contestable, qui spécule sur le
vice le mieux avéré du libertin et chargé de lui conserver sa quiétude, le goût
du jeu et la recherche illusoire de la martingale, un calcul de probabilités qui
fait bon marché du certain tel qu'il est dans la réalité de l'existence, quand
l'indifférence en matière de religion rabaisse l'ordre mathématique à la hauteur
de passions trop évidemment humaines, et quand le défenseur de Dieu abaisse le
genre de sa théodicée à la proportion des raisons de son ennemi.
Dans Pascal et par un autre paradoxe dans une œuvre qui en
use fréquemment, l'autre manière de sortir de la théologie, c'est l'anthropologie
de combat.
Une œuvre impossible ?
L'échec de Pascal à constituer les Pensées en œuvre positive
(en livre) serait-il une preuve de son caractère non philosophique ?
Non pas. Un non qui est soutenable dans le langage de la philosophie, et que Laurence Devillairs soutient brillamment et rigoureusement, par et dans
le mouvement de son livre, en revenant sans cesse sur la description philosophique
de l'inquiétude pascalienne, par ses tenants et aboutissements conceptuels et
par le genre de logique qu'ils supposent, et en le situant ainsi dans l'ampleur
d'« une histoire conceptuelle de l'inquiétude ».
Cependant ce non pourrait s'exprimer dans un tout autre ordre,
où son genre d'échec trouverait même, peut-être, un autre genre de nécessité,
celui de la Beauté — ou d'une certaine beauté, celle d'un style d'écriture,
de pensée et de vie. Cette voie, par exemple, nous serait suggérée par l'échec
de Mallarmé. Dans son cas, il y eut des publications et des tentatives de
publication, lesquelles échouèrent. Car, au bout du compte, il y a du reste :
des papiers, et notamment ceux d'une Hérodiade et même d'un Livre à venir.
Ces papiers, contre sa volonté expresse, furent sauvés car Marie, son épouse,
et Geneviève, sa fille, ne suivirent pas l'instruction qu'il laissait, qu'il
fussent brûlés. Dans cette instruction, il y avait ce mot : « ce
devait être très beau ». Et, tel quel, dans l'ordre de la beauté elle-même,
c'est très beau. Un autre, c'est La Rochefoucauld, lui multipliant de son
vivant les éditions de ses Maximes — cinq fois plutôt qu'une —,
en sacrifiant au passage son ouverture ancienne sur l'amour-propre : trop
longue, trop rhétorique, trop assurée ; trop explicite ?
Dans Pascal, il y a la beauté ambiguë d'une écriture tout en
gestes dramatiques : impatiences et brusqueries ; défis, provocations,
dénégations ; refus de transiger et dédain de s'expliquer ; oppositions
tranchées à deux ou à trois termes ; passages en force, immédiatement portés
à des limites indépassables ; recherche de redditions inconditionnelles en
rase campagne…
La volonté d'enfermer l'ennemi dans des apories définitives
et de s'y enfermer soi-même — comme si on attendait avec confiance une
résolution finale, le miracle promis à la puissance de l'écriture.
En Pascal, par un retour constant et destructeur, le vieil
homme revient, de prince qu'il était dans cette République des lettres où règne
le combat sans pitié des intelligences, en porte-parole d'un Royaume où la Charité
se définit exclusivement par la distinction d'avec la brutalité des trognes
armées et l'arrogance bornée des savants (S 339).
Une fureur de rigueur. Le contraire de la rigueur que Leibniz
justement mettait à rechercher des transitions dans les disproportions, à définir
ces progressions, à les rendre utiles en inventant les raisonnements nécessaires.
Deux manières de rendre justice à Dieu. L'un décrira le calculateur du meilleur
des mondes possibles, que Voltaire ne pourra combattre qu'en ôtant le mot des
possibles, en toute connaissance de cause et mauvaise foi. L'autre maintiendra
un Dieu caché et, dans deux fragments (S 749 et 751), les mystères bouleversants
de l'incarnation et de la rédemption dans la personne de Jésus-Christ.
La grandeur de Pascal ? De s'être mesuré à une tâche
plus grande que lui, impossible ?
En Europe, au XVIIe siècle, on pratiquait au sein des Lettres
ce que nous distinguons entre sciences, littérature et philosophie. Notamment
quand il s'agit de Pascal, nos deux disciplines de la philosophie et de la littérature,
chacune dans son ordre, peuvent être concourantes.
Pierre Campion