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Pierre Campion : Étude du livre de Laurence Devillairs, Philosophie de Pascal. Le principe d'inquiétude.
Mise en ligne le 1er décembre 2022.

devillairs Laurence Devillairs, Philosophie de Pascal. Le principe d'inquiétude, PUF, 2022.


Le Pascal de Laurence Devillairs
Quelques approches

Dans son livre Philosophie de Pascal, Laurence Devillairs construit une vision philosophique de Pascal, complexe et forte. Je me bornerai à en tenter quelques approches, notamment à travers des observations sur l'Avant-propos, l'Introduction, et l'organisation d'un livre à lire en tout état de cause, et pas seulement par des philosophes.

 

La hauteur de la vue réside dans un déplacement des perspectives habituelles sur Pascal.

On n'est pas dans le personnage de Pascal, dans sa psychologie ou dans son « effrayant génie » (Chateaubriand), ni dans l'apologie de la religion chrétienne, ni dans une théologie, ni dans une politique, ni dans une poétique, toutes perspectives possibles qui ont leur intérêt et qui ont été parcourues bien des fois. On est immédiatement et exclusivement dans une philosophie, laquelle d'ailleurs, selon la vocation souveraine de la discipline, engloberait ici toutes les autres perspectives ou le pourrait.

On est dans le thème philosophique de l'inquiétude, tel qu'il est traité à une époque de la philosophie, le XVIIe siècle, explicitement dans Malebranche, Locke et Leibniz. C'est un deuxième déplacement.

Dans le thème philosophique de l'inquiétude, le troisième déplacement se fait essentiellement à travers un rapport privilégié à Leibniz, par récurrence. Cela se produit dès le début, en moins de deux pages, et la référence de Leibniz reviendra souvent par la suite :

[Dans Leibniz] l'inquiétude désigne le rapport de l'homme à sa fin, en conjuguant désir et bonheur dans une indépassable absence de repos. Elle est ce « progrès », le plus souvent imperceptible, ces « ressorts » qui font agir et qui dessinent le lieu même de notre liberté, c'est-à-dire de notre détermination au souverain bien et à la félicité. Elle s'oppose alors à toute idée d'une liberté entendue comme indifférence. […] Si Leibniz peut aisément associer inquiétude et bonheur, c'est parce qu'il hérite d'une histoire ayant érigé l'inquiétude en notion cardinale de la connaissance de soi et du souverain bien. Au sein ce cette histoire conceptuelle, Pascal est le plus souvent négligé, sinon tout simplement oublié. (Avant-propos, p. 9-10)

Dans le projet de Laurence Devillairs, il y a quelque chose comme une réparation, l'idée de rendre justice à Pascal, dans l'histoire de la philosophie, au risque peut-être de l'enfermer dans un canton de cette histoire où Voltaire et les Lumières les retrouveront l'un après l'autre, Pascal et Leibniz — celui-ci d'ailleurs encore plus significativement que celui-là —, pour régler les comptes entre l'inquiétude et le bonheur[1].

Après cet Avant-propos, une Introduction, sous le titre polysémique d'un Que dois-je faire ?

Ce titre est une phrase extraite d'une pensée (« Ordre par dialogues », S 38 L 2[2]), laquelle groupe quelques fragments, séparés les uns des autres par un trait, dont il faut citer complètement le premier, écrit par Pascal entre guillemets :

« Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu'obscurité. Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis dieu ? »

Sur le théâtre ainsi dressé dans une obscurité totale, cette pensée inaugure une action ou plutôt la question d'un comment agir, laquelle enveloppe deux questions exclusives l'une de l'autre, sur l'identité du sujet qui la pose.

Laurence Devillairs :

La philosophie pascalienne commence au milieu d'un drame : la situation est intenable, elle réclame une décision, sinon une solution. Il faut agir — mettre fin au trouble, donner des réponses, indiquer une place et une destination, ­faire la lumière sur ce qui est. Rien de comparable avec un énoncé serein de définitions ou la claire conception d'essences et de substances. (p.  23)

Cependant cette scène comportait au moins deux personnages, un Moi et un Autre, ou deux instances d'un Moi. Au commencement, il y a donc une relation tendue et des enjeux et, dans cette relation, une thématique et un conflit d'interprétations, sur l'identité de ces personnages : un  qui suis-je ? et deux réponses, antagoniques Au vrai, ce passage n'évoque pas le thème de l'inquiétude — ou pas encore ou pas directement —, mais l'incertitude qu'engendre une obscurité totale, entre les personnages et portée au-dedans de chacun. L'un se demande s'il n'est rien, l'autre s'il est dieu, mais nous n'avons pas les tirets de dialogue qui distingueraient vraiment entre les paroles de chacun… Dans l'in medias res d'une exposition et non au milieu du drame, la question surgit d'un faire qui inaugurerait une action complète avec son début, son milieu et sa fin : on cherche à entrer dans la rationalité d'un drame. Mais justement, toute fin manquant à cause de l'obscurité qui empêche de l'apercevoir, l'action ne peut pas se constituer, bien qu'on en ait le désir, le désir d'un commencement qui n'irait pas sans celui d'une fin et d'un chemin pour y parvenir.

À ce moment de l'Introduction, rien encore ne permet de parler du principe d'inquiétude. Cela va venir et d'ailleurs facilement en somme, dès qu'on citera d'autres pensées (comme S 682 L 428, p. 30), où la situation d'inquiétude sera entièrement explicitée. Alors la question du « Que dois-je faire ? » signifiera l'exigence d'une sortie par l'action hors d'un mouvement désordonné qui n'a ni début ni fin ni péripétie, celui de l'inquiétude.

Dans le détail, au cours du chapitre I, à travers l'analyse des « fragments sur l'inquiétude », nous apprendrons ce que signifiait l'idée de drame : au début de tout, il y avait le chaos d'un mouvement perpétuel, une passion subie de l'inquiétude et l'obligation d'en sortir par un chemin qui emprunterait toute passion humaine en vue d'en satisfaire une seule, celle du savoir et du bonheur — de la lumière et du repos.

De fait, quel est le problème à résoudre, par un effort de pensée qui fonderait une philosophie de Pascal ?

Disons-le. C'est que, tout simplement, il manque un début dans ce qui s'appelle, depuis la première édition 1670, les Pensées. Cela parce que, évidemment, la collection des pensées n'est pas un livre. Ce n'est pas que Pascal n'ait pas cherché l'ordre d'un livre, qu'il voudrait évident, souverain et imparable. Il évoque en plusieurs fragments cette question de l'ordre, notamment dans la liasse intitulée par lui A P R, que tous les éditeurs des Pensées repèrent et dont ils font naturellement grand cas, pour, eux, proposer un ordre[3].

Faire observer cela, ce n'est pas réduire l'importance ou la portée de l'œuvre de Pascal. Ce serait plutôt essayer de définir la forme selon laquelle s'exerce cette pensée, au moment où, depuis Montaigne et témoin La Rochefoucauld, les conceptions du moi s'effondrent. D'un côté, un livre d'essais, fièrement assumé comme tel, et constamment augmenté ; de l'autre, un livre de maximes, où, au fil des éditions effectuées par l'auteur, s'éparpillent les énoncés d'un soupçon philosophique sur le moi et ses vertus ; du troisième côté, un livre ardemment attendu par Port-Royal, et qui n'a jamais existé.

D'autre part, il arrive ici ce qu'il se passe dans toute réflexion qui entend pénétrer dans une expérience complexe dont les occurrences sont dispersées dans toutes sortes d'événements ou de fragments ou de recueils d'une œuvre. En ce sens, la phrase Que dois-je faire ? fournit aussi à Laurence Devillairs l'entrée dans son livre, à travers la fiction nécessaire et heuristique d'une certaine origine : puisée dans une certaine scène, réduite à une seule phrase et assumée par l'auteure comme la sienne propre à l'orée de son travail. De fait, cette phrase retentira dans tout le livre et jusque dans sa conclusion, quand il s'agira, pour la dernière fois, d'inscrire la philosophie de Pascal dans la réalité de l’homme : « Vivre est le seul impératif, l'unique tâche à assigner à la philosophie. […] C'est là que l'inquiétude se convertit en action, la recherche en œuvre » (p. 331 et 346).

Cette fiction indispensable au déploiement de sa réflexion, elle la relancera au début de son chapitre II (p. 105), en évoquant le concept adéquat de projet pascalien :

Les développements sur l'inquiétude prennent ainsi place au sein de la première partie du projet pascalien, consacrée à « la connaissance de soi-même » et des philosophes qui en ont traité, comme l'indique le plan programmatique du fragment S 644.

Certainement, dans ce fragment-là, le titre en effet répété de « Préface de la première partie » atteste ce projet. Mais justement ce projet demeure lui-même à l'état virtuel, tant qu'un livre ne l'a pas réalisé comme sa première partie et ainsi expressément validé.

Comment résoudre les problèmes : autour de et dans l'inquiétude

Les chapitres II à IV vont explorer en tous sens la notion d'inquiétude en la décrivant dans son espace conceptuel (« entre vanité et désespoir »), puis en elle-même (« comme impuissance avide »), puis en la confrontant à l'un des thèmes prégnants des Pensées, le divertissement. C'est une enquête menée sur l'inquiétude.

Surgit alors, au chapitre V, « l'inquiétude d'une trace vide ». Cette trace est un concept-image. Il ne décrit plus l'espace où l'homme, errant dans l'inquiétude, cherchait une ouverture. Il représente l'homme lui-même comme un lieu : comme l'espace propre dans lequel s'exerce l'inquiétude. Dans cet espace, il règne maintenant une autre inquiétude, un mouvement positivement orienté, lequel atteste que « l'homme passe infiniment l'homme », vers le savoir et le souverain bien. Sous la forme d'une capacité à remplir, l'homme peut constater, mais en  lui-même, un chemin à poursuivre, sous la responsabilité de sa liberté. C'est pourquoi il serait impardonnable de s'en tenir aux mouvements erratiques de l'inquiétude, à s'en distraire dans le divertissement, à se complaire dans les vanités du monde, à ne pas écouter, en soi-même, une parole, une voix intérieures :

Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même ! Humiliez-vous, raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l'homme passe infiniment l'homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.

Écoutez Dieu. (S 164)

Dieu ne vous apprendra rien que ce que vos aveuglements vous cachaient de vous-même.

La philosophie que l'auteure recherche serait-elle donc une philosophie chrétienne, impossible alors à considérer dans une « histoire conceptuelle de l'inquiétude » ?

Là-dedans, il y a de la mathématique : d'abord sous la forme d'un retournement de toutes les données qu'il y avait dans la notion d'inquiétude, puis sous la forme d'une courbe à dessiner. Dans le personnage qui se voyait soit en un rien soit en un dieu, il s'opère une révolution pascalienne : l'homme n'est ni l'un ni l'autre ; il est en procès, dans une inquiétude encore problématique mais désormais orientée.

Cela ne suffirait pas à lever l'objection, que l'auteure se fait à elle-même, d'une philosophie chrétienne.

C'est pourquoi, dans sa Conclusion, Laurence Devillairs déploie une chaîne de raisons.

Face aux vérités partielles des philosophies humaines doit pouvoir se déployer une philosophie de l'état véritable de l'homme. Non pas une philosophie plus qu'humaine, au sens où elle annulerait la possibilité même de toute philosophie pour ne laisser place qu'à la Sagesse de Dieu, mais une philosophie qui s'exclut du cercle infini des philosophies humaines incomplètes, partiellement vraies et donc irrémédiablement fausses. (p. 328-329)

Le coup suivant : « Vivre est le seul impératif, l'unique tâche à assigner à la philosophie » (p. 331). C'est la sagesse des Anciens, de la recherche de la vie bonne et heureuse. C'est aussi la leçon de la réalité : une fois l'inquiétude passée au fau de la critique et qu'elle a dépouillé ses illusions, ses erreurs et ses effets indésirables — son trop humain —, reste le désir du vrai et du bonheur qu'elle atteste et qui, lui, est réel et vrai. Là est « l'inconsolable de notre condition » : « C'est là que l'inquiétude se convertit en action, la recherche en œuvre » (p. 342).

Ici, on opposerait vainement à cette raison-là le fait que, justement, dans Pascal, l'œuvre, au sens du livre, n'existe pas. Car, dans le livre des Pensées, il y  a une inquiétude du livre à faire, et cela déjà permettrait d'inscrire Pascal dans une philosophie de l'inquiétude et dans la culture moderne attachée au souci de l'écriture.

La conclusion poursuivra donc, en allant vers un « pascalisme » qui, dans la culture de la modernité, paraît capable de s'opposer au cartésianisme. Surviennent alors les noms de Camus et de Merleau-Ponty, de Rousseau et de Nietzsche…

 

Néanmoins ce parcours suffirait-il à ramener la pensée de Pascal dans les limites d'« une histoire conceptuelle de l'inquiétude », alors qu'il y a dans les Pensées la question des miracles, le recours aux Écritures et, depuis les éditions du XIXe siècle, le « Mystère de Jésus » et le « Mémorial » d'une expérience mystique[4] ? À ce compte, ne laisse-t-on pas un reste dans les Pensées ? La voix de Dieu dans l'homme ne fait-elle que lui signaler sa capacité à l'exercice de sa liberté ou lui rappelle-t-elle l'événement de la Création et les mystères de l'Incarnation et de la Rédemption ?

Pour répondre à ces questions, il faut retourner au chapitre V, quand il est question de la capacité et de l'incapacité de l'homme :

L'éclairement par le péché et la chute ne doit pas occulter ce que l'étude philosophique de l'homme met au jour, à savoir que, si nous possédons une image de la vérité et une idée du bien, nous sommes privés de bonheur et de certitude, vérité et bonheur véritables n'existant en nous que sous la forme d'un gouffre que rien ne remplit, d'une trace inapte à renvoyer à sa cause. Certes, Dieu seul « remplit l'âme et le cœur ». Par Jésus-Christ, il vient « remplir les indigents et laisser les riches vides » [S 690]. Mais cette vérité théologique ne doit pas se substituer à la description de l'homme comme inquiet  d'une fin à laquelle il ne peut parvenir. (p. 273-274)

Telle est l'anthropologie philosophique de Pascal, qui consonne en effet avec la culture de notre modernité imprégnée des idées de délaissement de l'homme et des intermittences du moi. C'est au bénéfice de cette distinction entre l'anthropologie de Pascal et sa théologie que Pascal entre dans « l'histoire conceptuelle de l'inquiétude ».

La notion philosophique de l'inquiétude

Dans Leibniz comme dans Pascal, l'inquiétude consiste en « une indépassable absence de repos » et elle « s'oppose à toute idée d'une liberté entendue comme indifférence » (p. 9). Pascal ne coupe pas court à « la notion cardinale de la connaissance de soi et du souverain bien », il la subvertit. Peut-être pressent-il le mouvement d'une sortie du problème « par le haut », dirions-nous, par un mouvement de la raison raisonnante que perfectionnera Leibniz, mais il la dénoncerait d'avance comme l'une des ruses de l'époque qu'il connaît bien parce qu'il la vit ou qu'il l'a vécue.

Laurence Devillairs :

Le terme d'inquiétude intervient en des points stratégiques des Pensées, lorsqu'il s'agit de définir le rapport de l'homme au vrai, donc au bien et au bonheur. […] S'il faut philosopher par ordre et commencer par prendre en compte la haine de la vérité, il convient également de souligner l'inquiétude du vrai, qui en représente le contrepoids. (p. 10)

Il s'agit bien d'une stratégie, dont les points de décision sont dispersés dans les Pensées.

Restent le fait de l'indifférence, et une espèce de haine de l'indifférence comme étant l'esprit de cette stratégie. Apparemment, Pascal fait plus que souligner l'inquiétude du vrai et que la traiter en contrepoids de la haine de la vérité.

Car qui dit « haine de la vérité » suppose non pas exactement une controverse philosophique ni même un adversaire en raison mais un ennemi. Et aussi évoquer les « points stratégiques » des Pensées, points qui y sont certainement et nombreux, c'est noter que cette œuvre inachevée est conçue comme un combat, et rappeler que, en elle-même, elle ne put trouver le lieu et la formule de son ordre de bataille. Un ordre que, quelles que soient leurs conjectures et abords philosophiques, tous les éditeurs cherchent depuis 1670.

Quoi qu'il en soit du statut qu'il assigne à l'indifférence comme adversaire philosophique ou même comme ennemi, l'ordre de Leibniz, lui, existe, y compris dans la mathématique qui en fait partie.

Une philosophie de combat

S'il existe un traité des facultés chez Pascal, il se formule en termes de rapports de force : entre nature et raison, raisonnable et juste, justice et droit, coutume et loi, loi et justice. (p. 17)

Ajoutons : entre des hommes. Car il en existe qui préfèrent un état de quiétude à toute inquiétude, cela en toute connaissance de cause, et qui offrent à tous les hommes une justification réfléchie de leur quiétude sous le nom de l'indifférence en matière de religion. Ils savent pourquoi et Pascal les connaît bien. Il fut des leurs et, même s'il a rompu avec les passions et la gloire de la République des lettres, il sait ce que les grands de cet État représentent de dangers non seulement pour ses conceptions mais pour la vie et le bonheur des hommes. À son « Que dois-je faire ? », il sait que quelqu'un peut répondre : je suis un dieu, en repos dans ma divinité, ou le je ne suis rien, dans le repos de mon nihilisme.

Parmi les philosophies, il existe des philosophies de combat, qui ne cessent pas pour autant d'être des philosophies. Les Lumières tout entières seront combattantes, dans leurs principes, dans leurs notions et dans leurs moyens d'action.

Un combattant, on le combat. Quels seraient dans Pascal les principes d'une philosophie de combat ? Elle présumerait des ennemis, qu'elle incarne notamment dans la figure du libertin et celui-ci apparaît sous le nom et dans la personne de Mitton. Lesquels ennemis, dans le cas de Pascal, opposeraient au principe d'inquiétude un principe d'indifférence, né et entretenu dans l'exercice d'une triple concupiscence : libido sciendi, sentiendi, dominandi.

Dans les Provinciales, les ennemis étaient intérieurs à l'Église, nommément désignés et combattus par tous les moyens : par le dogme mais aussi par les moqueries et la caricature, par l'ironie et par une écriture d'attaque, ainsi que par une évidente mauvaise foi. Les ennemis d'alors, c'étaient les Jésuites et ils l'étaient à la proportion des enjeux du moment, frères ennemis mortels. On pouvait en faire un livre, par lettres, à eux adressées.

Désormais, la situation s'est modifiée. Il y a d'autres frères ennemis, plus dangereux, pour l'humanité. Le combat, c'est encore une manière d'œuvrer dans le monde réel.

Dans les Pensées, quels sont les arguments, les raisons ?

Le fondement de ces raisons, c'est une anthropologie, de combat. L'anthropologie comme science est le terrain même de l'ennemi, consciemment choisi chez les plus habiles, référence chez tous. L'anthropologie de Pascal s'oppose à toute anthropologie qui viserait à demeurer dans la quiétude de l'indifférence. C'est la tension qui l'instruit et qui l'anime.

L'accusation portée contre l'ennemi, c'est celle d'une mauvaise foi ou d'une inconscience délibérée, ou d'une volonté perverse, ou de l'inutilité en présence de la vie telle qu'elle est. Ce sont évidemment des arguments de combat, comme le seront ceux de Voltaire contre Pascal.

La note célèbre sur Descartes : Descartes inutile, lui le philosophe de l'utilité pratique ; Descartes incertain, lui le philosophe qui entend établir de la manière la plus réfléchie et la plus rigoureuse les certitudes de la raison. Contre Descartes, se porter au cœur de Descartes. D'un trait de plume, rayer Descartes ?

L'arme décisive, c'est une forme de l'ironie, qui éclate dans l'argument du pari, où l'on est au plus loin de la vie heureuse et bonne, c'est-à-dire chrétienne — en faveur de laquelle on raisonne pourtant, par un calcul de probabilités. L'on y est au plus loin d'une argumentation chrétienne, c'est-à-dire que l'on est dans l'univers compromettant de l'ironie, où le combattant se poste dans le langage de l'ennemi, à ses propres risques et périls.

C'est un calcul contesté et contestable, qui spécule sur le vice le mieux avéré du libertin et chargé de lui conserver sa quiétude, le goût du jeu et la recherche illusoire de la martingale, un calcul de probabilités qui fait bon marché du certain tel qu'il est dans la réalité de l'existence, quand l'indifférence en matière de religion rabaisse l'ordre mathématique à la hauteur de passions trop évidemment humaines, et quand le défenseur de Dieu abaisse le genre de sa théodicée à la proportion des raisons de son ennemi.

Dans Pascal et par un autre paradoxe dans une œuvre qui en use fréquemment, l'autre manière de sortir de la théologie, c'est l'anthropologie de combat.

Une œuvre impossible ?

L'échec de Pascal à constituer les Pensées en œuvre positive ­­­(en livre) serait-il une preuve de son caractère non philosophique ?

Non pas. Un non qui est soutenable dans le langage de la philosophie, et que Laurence Devillairs soutient brillamment et rigoureusement, par et dans le mouvement de son livre, en revenant sans cesse sur la description philosophique de l'inquiétude pascalienne, par ses tenants et aboutissements conceptuels et par le genre de logique qu'ils supposent, et en le situant ainsi dans l'ampleur d'« une histoire conceptuelle de l'inquiétude ».

 

Cependant ce non pourrait s'exprimer dans un tout autre ordre, où son genre d'échec trouverait même, peut-être, un autre genre de nécessité, celui de la Beauté — ou d'une certaine beauté, celle d'un style d'écriture, de pensée et de vie. Cette voie, par exemple, nous serait suggérée par l'échec de Mallarmé. Dans son cas, il y eut des publications et des tentatives de publication, lesquelles échouèrent. Car, au bout du compte, il y a du reste : des papiers, et notamment ceux d'une Hérodiade et même d'un Livre à venir. Ces papiers, contre sa volonté expresse, furent sauvés car Marie, son épouse, et Geneviève, sa fille, ne suivirent pas l'instruction qu'il laissait, qu'il fussent brûlés. Dans cette instruction, il y avait ce mot : « ce devait être très beau ». Et, tel quel, dans l'ordre de la beauté elle-même, c'est très beau. Un autre, c'est La Rochefoucauld, lui multipliant de son vivant les éditions de ses Maximes — cinq fois plutôt qu'une —, en sacrifiant au passage son ouverture ancienne sur l'amour-propre : trop longue, trop rhétorique, trop assurée ; trop explicite[5] ?

Dans Pascal, il y a la beauté ambiguë d'une écriture tout en gestes dramatiques : impatiences et brusqueries ; défis, provocations, dénégations ; refus de transiger et dédain de s'expliquer ; oppositions tranchées à deux ou à trois termes ; passages en force, immédiatement portés à des limites indépassables ; recherche de redditions inconditionnelles en rase campagne…

La volonté d'enfermer l'ennemi dans des apories définitives et de s'y enfermer soi-même — comme si on attendait avec confiance une résolution finale, le miracle promis à la puissance de l'écriture.

En Pascal, par un retour constant et destructeur, le vieil homme revient, de prince qu'il était dans cette République des lettres où règne le combat sans pitié des intelligences, en porte-parole d'un Royaume où la Charité se définit exclusivement par la distinction d'avec la brutalité des trognes armées et l'arrogance bornée des savants (S 339).

Une fureur de rigueur. Le contraire de la rigueur que Leibniz justement mettait à rechercher des transitions dans les disproportions, à définir ces progressions, à les rendre utiles en inventant les raisonnements nécessaires. Deux manières de rendre justice à Dieu. L'un décrira le calculateur du meilleur des mondes possibles, que Voltaire ne pourra combattre qu'en ôtant le mot des possibles, en toute connaissance de cause et mauvaise foi. L'autre maintiendra un Dieu caché et, dans deux fragments (S 749 et 751), les mystères bouleversants de l'incarnation et de la rédemption dans la personne de Jésus-Christ.

La grandeur de Pascal ? De s'être mesuré à une tâche plus grande que lui, impossible ?

 

En Europe, au XVIIe siècle, on pratiquait au sein des Lettres ce que nous distinguons entre sciences, littérature et philosophie. Notamment quand il s'agit de Pascal, nos deux disciplines de la philosophie et de la littérature, chacune dans son ordre, peuvent être concourantes.

Pierre Campion



[1] Robert Mauzi fera le point sur la question dans L'Idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie siècle, Paris, Armand Colin 1960, nombreuses rééditions.

[2] L'auteure renvoie constamment à l'édition Sellier et à l'édition Lafuma.

[3] S 182. Selon Sellier, cette pensée fait partie des notes que Pascal avait prises « lors de l'agencement des vingt-sept rubriques provisoires de l'Apologie ».

[4] Cf. Pierre Campion, une note sur Les Pensées de Pascal sur le théâtre de leurs éditions, notamment sur la polémique entre Sainte-Beuve et Victor Cousin à l'occasion de l'édition Faugère en 1844.

[5] Pierre Campion, Lectures de La Rochefoucauld, Presses universitaires de Rennes, 1998.

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