RETOUR : Études

 

Pierre Campion : Compte rendu du recueil de Carles Diaz, Polyphonie landaise.
Mis en ligne le 11 mars 2022.

Diaz Carles Diaz, Polyphonie landaise précédé de Paratge, Gallimard, 2022.


Paratge et parages

Dans la note liminaire de son livre, Carles Diaz définit la notion de paratge et souligne sa fonction dans son recueil : d'en donner la clé et d'articuler entre elles les deux parties, « Polyphonie landaise » et « Paratge » :

Paratge est un vocable de l'ancien occitan, assez fréquent dans la poésie des troubadours, réputé « intraduisible » et sans égal dans d'autres langues. Il désignait à la fois une vertu morale et plusieurs qualités : honneur, droiture, amour, respect de soi et des autres dans tous les domaines,constituant ainsi l'un des fondements de la culture occitane.

Dans une certaine culture, toutes les valeurs se construisent sur le fait d'un lien essentiel posé en nature entre les personnes, dans les relations sociales et entre les choses mêmes (par, c'est dans l'étymologie du paratge), et sur l'évidence qu'en procure l'expérience humaine. Mais quand la mort frappe l'un des pairs — on ne dit pas les égaux —, l'univers et toutes les valeurs s'effondrent.

Deux parties donc dans le livre et, pour ainsi dire, deux recueils. Dans la même notice, l'auteur situait « Paratge » dans le prolongement de la « Polyphonie landaise » (26 proses courtes), alors que le livre commence par « Paratge » (35 poèmes). Pourquoi cet ordre ?

Le désordre

« Paratge » évoque un deuil. Un « je » et un « il », une séparation dans l'inséparable :

Le besoin de hurler comme on pleure.

Que l'oiseau s'envole

Comme s'envole l'ombre perdue du mirage

Sur la trace rompue !

Que le parfum qui se noie dans ta mémoire

Emplisse à nouveau la chambre en secouant

Les pleurs de l'hiver hors de ton linge épais ! (2)

Il y avait, entre les deux, une parité, non pas formée par contrat mais fondée en nature et irréductible à quelque raison ou même à quelque décision, « parce que, écrivait Montaigne non loin des Landes à propos de La Boétie et de lui-même, parce que c'était lui ; parce que c'était moi ». Au point que toute parole rencontre désormais le vide, qu'elle perde sa plénitude et que l'écriture ici soit impuissante :

Au bout de ma langue

Est un temple vide.

Est-ce un dieu aveugle qui apparaît

Quand je retourne la pierre tombale ?

Quand l'augure précipite

L'écriture sur la feuille ?

La nuit commande

Sur n'importe quel tableau,

Et ton ombre devient ma sépulture. (15)

 

Néanmoins, à des moments, le poète, privé de soi-même par la nature, se retourne vers elle :

J'adresse ma prière au vent,

Ma main sur sa peau.

Il tourne autour de moi

En chantant inlassablement

Le nom de l'absent

Comme la cascade appelle l'abîme. (3)

 

Mais encore,

Que vaut une prière

Du bout des lèvres ?

[…]

Une oraison, le sermon du vent ;

Fleuve, chair, pollen

Se dressent vivement

Contre le miroir fêlé,

Suspendu dans la brume.

Je ramasse mon murmure

Et l'offre à l'ardente clarté du matin

Qui règne sans partage. (29)

L'ordre et les voix d'une terre

C'est le retour d'un nouveau paratge, ou sa promesse, dont les proses de la « Polyphonie landaise », à travers maints pas de côté, errances et désespoirs, feront le chemin. Ainsi le mot du paratge à l'étymologie si certaine rejoindra celui de « nos parages », d'origine mal connue, disent certains dictionnaires, et les valeurs d'un monde intégral nouveau trouveront leur garantie dans la géographie des Landes, imposée par les hommes au sable, à la mer et au vent, — leur cheminement dans une géographie poétique.

Au passé, l'écriture dit une odyssée et annonce la voie de la reprise :

Comme abandonné de toute part, cherchant dans le lointain la beauté des grands espaces, un adieu s'échappait de mon âme. Une désolation s'emparait de moi et j'essayais de la noyer en cheminant sur l'épaisse feuillée, à chacun de mes pas dérapant sur ce terrain vague.

[…] Et soudain ma vue est trompée par une illusion : je vois un cortège de bannières à l'étoffe ancienne qui arrive d'un pas rythmé.

[…] Te rogamus, audi nos, répondaient ancêtres et héritiers, à voix basse, aux suppliques du chantre marchant dans la clarté du printemps qui bourgeonne en silence. (Prose X)

Après l'épreuve de la mort, à travers un cheminement entre les illusions et à l'écoute du silence d'un renouveau, un monde va se reconstruire, en cherchant, en tous lieux des Landes et en toutes saisons, une puissance qui porterait le seul nom de la Nature.

La prose XXVI dit comment cela s'est fait, en préparant en elle-même la dernière phrase du livre :

L'ombre bascule et j'aperçois l'éclat des heures. […] Les feuilles jaunies roulent sur les vestiges qui se sont figés le jour où le dieu des vignes s'est éloigné dans le soupir des vents ; idole que nous avons rompue comme le pain et partagée comme le sel ; idole que nous avons brûlée comme aiguilles de pin pour nous éclairer le visage, pour dissiper le cri de la ténèbre logée dans notre mémoire.

Seule la ligne interrompue des dunes, ici, rassemble.

Mais, telles quelles et à la première place que leur assignait la date de leur composition, ces proses ne disaient pas l'épreuve qui les fit naître ni la clé de leur signification. Il fallait inverser l'ordre du livre et présenter d'abord l'événement qui rompit un ordre. In fine, elles disent sur quel renversement elles furent construites et comment elles restituèrent un ordre et à quel prix — celui d'une révolution dans les valeurs qui les rendît à leur vérité. Contre les anciennes, il fallait accréditer des allégeances et une foi nouvelles.

Cette révolution consista à purifier l'ordre ancien et ses significations, en le traversant pour le rendre à son vrai sens et à son vrai lieu. Une idole s'en allait, et il ne s'agissait pas de la fantaisie d'une pensée égarée — c'était le dieu Bacchus, l'une des plus belles créations de l'imagination des hommes et des plus consolantes. Cette figure n'est pas purement et simplement oubliée, morte, liquidée ; elle demeure mais comme ayant passé, et la trace de son départ est ineffaçable.

Simultanément les temps reviennent, un « nous » prend la place du « je » esseulé et du « il » qui, contre la foi jurée, fut contraint à l'abandonner. Et la prose substitue l'ordinaire des choses et de l'écriture au chant de la mort qui exaltait trop souvent la rupture comme insurmontable.

La prose du monde ne doit pas effacer le cri, elle vient après celui-ci dans l'ordre de ses propres tensions et dans le bon ordre du recueil. Elle impose les raisons de ses dialectiques, elle a le dernier mot.

Pierre Campion

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