Paratge
et parages
Dans la note liminaire de son livre, Carles Diaz définit la notion
de paratge et souligne sa fonction dans son
recueil : d'en donner la clé et d'articuler entre elles les deux parties, « Polyphonie
landaise » et « Paratge » :
Paratge est un vocable de l'ancien occitan, assez fréquent dans la poésie des
troubadours, réputé « intraduisible » et sans égal dans d'autres
langues. Il désignait à la fois une vertu morale et plusieurs qualités :
honneur, droiture, amour, respect de soi et des autres dans tous les domaines,constituant ainsi l'un des fondements de la
culture occitane.
Dans une certaine culture, toutes les valeurs se construisent sur
le fait d'un lien essentiel posé en nature entre les personnes, dans les relations
sociales et entre les choses mêmes (par, c'est dans l'étymologie du paratge), et sur l'évidence qu'en procure l'expérience
humaine. Mais quand la mort frappe l'un des pairs — on ne dit pas les
égaux —, l'univers et toutes les valeurs s'effondrent.
Deux parties donc dans le livre et, pour ainsi dire, deux
recueils. Dans la même notice, l'auteur situait « Paratge »
dans le prolongement de la « Polyphonie landaise » (26 proses courtes),
alors que le livre commence par « Paratge »
(35 poèmes). Pourquoi cet ordre ?
Le désordre
« Paratge » évoque un deuil.
Un « je » et un « il », une séparation dans l'inséparable :
Le besoin de hurler comme on pleure.
Que l'oiseau s'envole
Comme s'envole l'ombre perdue du mirage
Sur la trace rompue !
Que le parfum qui se noie dans ta mémoire
Emplisse à nouveau la chambre en secouant
Les pleurs de l'hiver hors de ton linge épais ! (2)
Il y avait, entre les deux, une parité, non pas formée par
contrat mais fondée en nature et irréductible à quelque raison ou même à
quelque décision, « parce que, écrivait Montaigne non loin des
Landes à propos de La Boétie et de lui-même, parce que c'était lui ;
parce que c'était moi ». Au point que toute parole rencontre désormais
le vide, qu'elle perde sa plénitude et que l'écriture ici soit impuissante :
Au bout de ma langue
Est un temple vide.
Est-ce un dieu aveugle qui apparaît
Quand je retourne la pierre tombale ?
Quand l'augure précipite
L'écriture sur la feuille ?
La nuit commande
Sur n'importe quel tableau,
Et ton ombre devient ma sépulture. (15)
Néanmoins, à des moments, le poète, privé de soi-même par la
nature, se retourne vers elle :
J'adresse ma prière au vent,
Ma main sur sa peau.
Il tourne autour de moi
En chantant inlassablement
Le nom de l'absent
Comme la cascade appelle l'abîme. (3)
Mais encore,
Que vaut une prière
Du bout des lèvres ?
[…]
Une oraison, le sermon du vent ;
Fleuve, chair, pollen
Se dressent vivement
Contre le miroir fêlé,
Suspendu dans la brume.
Je ramasse mon murmure
Et l'offre à l'ardente clarté du matin
Qui règne sans partage. (29)
L'ordre et les voix d'une terre
C'est le retour d'un nouveau paratge,
ou sa promesse, dont les proses de la « Polyphonie landaise », à travers
maints pas de côté, errances et désespoirs, feront le chemin. Ainsi le mot du paratge à l'étymologie si certaine rejoindra celui
de « nos parages », d'origine mal connue, disent certains
dictionnaires, et les valeurs d'un monde intégral nouveau trouveront leur
garantie dans la géographie des Landes, imposée par les hommes au sable, à la
mer et au vent, — leur cheminement dans une géographie poétique.
Au passé, l'écriture dit une odyssée et annonce la voie de la
reprise :
Comme abandonné de toute part, cherchant
dans le lointain la beauté des grands espaces, un adieu s'échappait de mon âme.
Une désolation s'emparait de moi et j'essayais de la noyer en cheminant sur l'épaisse
feuillée, à chacun de mes pas dérapant sur ce terrain vague.
[…] Et soudain ma vue est trompée par une illusion : je
vois un cortège de bannières à l'étoffe ancienne qui arrive d'un pas rythmé.
[…] Te rogamus, audi
nos, répondaient ancêtres et héritiers, à voix basse, aux suppliques du
chantre marchant dans la clarté du printemps qui bourgeonne en silence. (Prose X)
Après l'épreuve de la mort,
à travers un cheminement entre les illusions et à l'écoute du silence d'un
renouveau, un monde va se reconstruire, en cherchant, en tous lieux des Landes
et en toutes saisons, une puissance qui porterait le seul nom de la Nature.
La prose XXVI dit comment cela s'est fait, en préparant en
elle-même la dernière phrase du livre :
L'ombre bascule et j'aperçois l'éclat
des heures. […] Les feuilles jaunies roulent sur les vestiges qui se sont figés
le jour où le dieu des vignes s'est éloigné dans le soupir des vents ;
idole que nous avons rompue comme le pain et partagée comme le sel ; idole
que nous avons brûlée comme aiguilles de pin pour nous éclairer le visage, pour
dissiper le cri de la ténèbre logée dans notre mémoire.
Seule la ligne interrompue des dunes,
ici, rassemble.
Mais, telles quelles et à la première place que leur assignait la
date de leur composition, ces proses ne disaient pas l'épreuve qui les fit naître
ni la clé de leur signification. Il fallait inverser l'ordre du livre et
présenter d'abord l'événement qui rompit un ordre. In fine, elles disent
sur quel renversement elles furent construites et comment elles restituèrent un ordre et à quel prix —
celui d'une révolution dans les valeurs qui les rendît à leur vérité. Contre
les anciennes, il fallait accréditer des allégeances et une foi nouvelles.
Cette révolution consista à purifier l'ordre ancien et ses
significations, en le traversant pour le rendre à son vrai sens et à son vrai
lieu. Une idole s'en allait, et il ne s'agissait pas de la fantaisie d'une
pensée égarée — c'était le dieu Bacchus, l'une des plus belles créations
de l'imagination des hommes et des plus consolantes. Cette figure n'est pas purement
et simplement oubliée, morte, liquidée ; elle demeure mais comme ayant passé,
et la trace de son départ est ineffaçable.
Simultanément les temps reviennent, un « nous » prend
la place du « je » esseulé et du « il » qui, contre la foi
jurée, fut contraint à l'abandonner. Et la prose substitue l'ordinaire des choses et
de l'écriture au chant de la mort qui exaltait trop souvent la rupture comme
insurmontable.
La prose du monde ne doit pas effacer le cri, elle vient après celui-ci
dans l'ordre de ses propres tensions et dans le bon ordre du recueil. Elle impose
les raisons de ses dialectiques, elle a le dernier mot.
Pierre Campion