Mis en ligne le 3 janvier 2022.
Jacques Drillon est mort le 25 décembre 2021.
© : Pierre Campion.
Une célébration de la ponctuation française
Pour saluer Jacques Drillon
Apollinaire décide, sur les épreuves d'Alcools, au dernier moment, que les vers et les poèmes sont à
eux-mêmes leurs propres et suffisantes ponctuations. On peut, comme Hugo ou
Mallarmé (ou La Fontaine), jouer plutôt sur les tensions que l'ordre métrique
impose à la syntaxe et garder à celle-ci la force de ses ponctuations. On peut,
comme les grands prosateurs, noter des musiques purement mentales selon les
signes et signaux de la ponctuation et, au besoin, comme Céline, inventer un certain
usage des points de suspension…
Céline à qui Jacques Drillon fait l'hommage d'une dédicace
pour la première partie de son livre : « A la mémoire de Louis-Ferdinand Céline !… » Une dédicace doublement
et distinctement provocante : à l'égard de l'œuvre de Céline, l'ironie est
sympathique (elle souligne l'usage que Céline fait du point d'exclamation et
des trois points de la suspension) ; en même temps, elle s'adresse de
manière insolente à ceux des lecteurs qui reprochent à la mémoire de Céline de
déshonorer la littérature.
Passer la littérature française au
tamis de ses phrases et au sarclage des petits signes qui les règlent, telle
est l'idée de ce livre-là. Car c'est bien un livre, très écrit et d'autant plus
écrit qu'il travaille, pour les écrivains et pour lui-même, les unités les plus
réduites où s'exerce l'effet littéraire. En de multiples domaines, Drillon
était — il demeure — un jardinier à la fois minutieux et soucieux
de perspectives larges.
Son traité est un discours au sens que donnaient à ce mot
Rousseau ou Rivarol : un morceau d'apparat et de logique rigoureuse,
d'éloquence aussi, adorné de sa péroraison et de son avant-propos (de son
avant-dire, de sa praefatio).
C'est aussi une défense et illustration de la ponctuation
française, de ses guillemetages français et anglais, de ses espaces (nom
féminin), de ses virgules et points-virgules, etc., tous signes bien rangés
comme pour une revue des outils du jardin avant déménagement ou de petits soldats
dans le bac à sable. C'est évidemment un hommage aux grands imprimeurs, et aux
protes de l'aristocratie ouvrière.
Dans l'histoire des idées et du livre, c'est le moment des
questions et du lyrisme qui convient :
A l'heure où,
en quelque sorte, l'Europe est aux portes de la France, il y a on ne sait quoi
de dérisoire à consacrer plusieurs centaines de pages à la ponctuation
française. La vie sociale tout entière, de l'industrie à la bande dessinée, est
conditionnée par des exigences de plurilinguisme ; la langue informatique
— une sorte d'américain de bazar — est en passe d'être la
seule qu'on sache écrire et lire ; pourquoi discuter la légitimité d'un
point-virgule, ou l'emplacement d'un guillemet fermant ?
Je ne sais pas. (p. 445)
Il le sait, mais
à la manière allusive, scandée et passionnée des poètes : « […] la
mutation qui nous est imposée nous force à combattre notre ange tutélaire, non
pour l'occire, mais au contraire pour en éprouver la force et l'endurcir ;
nous le mettons à l'épreuve, nous lui regardons sous les ailes. Notre ange, la
langue. »
Évoquant Ponge, Drillon ajoute : « Pour les aimer
mieux, nous voulons savoir comment marchent ces choses, et comment il faut les
faire marcher. »
Aimer l'astérisque et l'alinéa, le point d'interrogation, le
tiret, les parenthèses et les crochets… Aimer la machinerie et la pratiquer
soi-même : vérifier son bon fonctionnement et la maintenir en état de
marche. Aimer la virgule !
Comment fonctionnent les virgules ? Un long chapitre,
de la page 143 à la page 255, bien plus développé que ceux du point, de la
parenthèse ou même du guillemet.
Prologue, sur le mode épique :
Grandeur de la virgule.
De tous les signes de ponctuation, la virgule est le plus intéressant (à
l'usage comme à l'analyse), le plus subtil, le plus varié. Son usage obéit à
des règles absolues ; à des règles moins absolues ; à des règles pas
absolues du tout. A quelque chose qui ressemble au goût — celui
qu'on dit bon.
Sur le mode érudit : la note de bas de page attachée à
ce prologue, laquelle renvoie à deux éditions savantes de Baudelaire et conclut
par : « Baudelaire est sans doute l'écrivain français qui a le mieux
employé ce signe délicat. »
Sur le mode dictionnaire : définitions de la virgule
tirées des grands lexicographes et de Grevisse ; citations très nombreuses
tirées des grands auteurs et d'inconnus (« Un dictionnaire sans exemple est un
squelette sans os », Pierre Larousse).
Apparaissent, au gré
de l'analyse, Flaubert et Paulhan, Alexandre Dumas, Baudelaire et Huysmans,
Antoine Blondin et Michel Mouton, Pierre Guyotat et
Jean Genet, La Fontaine et Racine, et bien d'autres…
Sur le mode encyclopédique et
méthodique : le tableau, page 144, du plan qui sera suivi dans cette
entrée.
Sur le mode savant :
informé de la science linguistique, mais non jargonnant.
Et, comme partout dans le
livre, sur le mode ludique, pratiqué dans tous les sens du mot de jeu : on
se distrait et on s'amuse ; on profite des espaces inévitables qu'ouvre à
la liberté la rigueur des lois et des jurisprudences ; on jouit des
rapprochements, attendus et inattendus.
Sans oublier le mode de l'instruction : bibliographie
et index, ni celui de la philosophie (théorie des signes, histoire de la langue
et profondeur des temps). Quitte à ergoter, non sans humour, sur et avec Descartes :
Descartes aurait pu écrire son cogito « je
pense : je suis » et faire l'économie du « donc » ;
car le deux-points, comme la reine des échecs, peut marcher en avant, en
arrière et en diagonale. Or je suis parce que je pense, mais je pense parce que
je suis ; et même je pense et je
suis. Le deux-points symbolise à la perfection l'ambiguïté de l'ego cartésien. (p. 19-20)
Dans cet opus comme dans tous les exercices
auxquels il s'est livré, et aussi bien dans les mots croisés qu'il donna à une
époque toutes les semaines, Drillon écrivait dans l'amour de la langue et de la
littérature françaises.
Si, comme le soutient Gilles Philippe en
reprenant une formule de Voltaire, la langue française est bien cette
« gueuse fière, indigente orgueilleuse », alors Jacques Drillon
s'inscrit dans la tâche qu'assument les écrivains français et alliés, de faire
avec la pauvreté de son lexique et les rigueurs de sa syntaxe, pour élever
le français à la dignité de sa
littérature.
Pierre Campion