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Pierre Campion : Une destinée d'écrivain. La Correspondance de Flaubert, acte V.

Texte mis en ligne le 8 février 2008.

© : Pierre Campion.


Correspondance volume V     Index de la Correspondance

UNE DESTINÉE D'ÉCRIVAIN

La Correspondance de Flaubert, acte V

Gustave Flaubert : Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 5 volumes publiés de 1973 à 2007, édition présentée, établie et annotée par Jean Bruneau et, pour le volume V, par Jean Bruneau et Yvan Leclerc.

Gustave Flaubert : Correspondance, Index de cette édition, par Jean-Benoît Guinot, avec la collaboration de Matthieu Desportes, Marie-Paule Dupuy, Maurice Gasnier, Jean-Paul Levasseur et Christoph Oberle, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

Voilà, c'est fait ! En novembre 2007, trente quatre ans après le premier volume de la Correspondance, le cinquième et dernier est paru, portant sur la période 1876-1880 : à la mort de Jean Bruneau, le premier de ses éditeurs, avec des collaborateurs Yvan Leclerc a repris le travail que le grand érudit avait commencé pour ce dernier volume et il l'a mené à bien. La connaissance qu'il a de Flaubert, l'étendue de ses relations, la publication de la revue Flaubert qu'il dirige sur l'Internet[1], la pratique des brouillons de Madame Bovary que lui et l'équipe de Rouen ont développée[2], le fait d'avoir travaillé avec Jean Bruneau pour ce dernier volume, tout cela le désignait à cet héritage : il l'a assumé avec brio.

Voilà que nous avons désormais pour Flaubert un ensemble de lettres parfaitement digne des éditions de la correspondance de Voltaire (dans la Pléiade, 1977-1993, 13 volumes) ou de celle de Proust (chez Plon, 1970-1993, 21 volumes), étant noté que la première adapte celle de Theodore Besterman procurée à la Voltaire Foundation d'Oxford et que la deuxième est due à l'érudit américain Philip Kolb… Hors tout préjugé national, on est content que ce beau travail ait été accompli par des chercheurs français.

L'index de l'édition

En même temps paraît, sous un format réduit et broché, sans emboîtage — mais c'est une vraie Pléiade pour le papier, la typographie et la mise en pages —, le volume de « l'index des noms de personnes, de personnages et de lieux, et des titres d'œuvres cités par Flaubert et par ses correspondants » (par une équipe groupée autour de Jean-Benoît Guinot), avec, en prime, une table alphabétique des correspondants, due à Yvan Leclerc. Dans cette table, du bien connu à l'inconnu, ces correspondants sont tous là, et notamment les écrivains : Banville, Baudelaire, Coppée, Daudet, Dumas fils, Anatole France (mais oui ! en 1876, envoyant l'un de ses premiers livres à Flaubert, il a déjà plus de trente ans, et le grand romancier lui répond bien aimablement), Fromentin, Théophile Gautier, les frères Goncourt, Hennique, Heredia, Victor Hugo, Huysmans, Leconte de Lisle, Mallarmé (une lettre), Maupassant évidemment, Catulle Mendès, Michelet, Renan, Sainte-Beuve, George Sand devenue une amie, Taine, Tourgueniev (Flaubert écrit Tourgueneff) ami et correspondant important à partir du volume III, Zola à partir du volume IV.

Dans cette petite Pléiade, la seule à ma connaissance de son espèce dans le genre, se manifestent le travail et la patience, l'ingéniosité et l'élégance de tous ces flaubertiens, mais surtout le riche paysage de la correspondance de Flaubert — cette profondeur de champ, ces nuances dans les couleurs et ce piqué dans les détails, cette intégration des personnages dans le décor, que procure sur l'ampleur des cinq volumes la qualité d'un objectif photographique parfaitement ajusté.

À notre disposition, à travers des milliers de références à l'édition de la Correspondance, souvent sous une formule brève et parlante, nous avons, nous simples lecteurs plus ou moins avertis, les éléments d'une biographie de Flaubert que nous nous ferions nous-mêmes au besoin de nos recherches ou de nos fantaisies, et les tenants et aboutissants de l'œuvre proprement dite : la famille proche et les apparentés (les cousins Bonenfant, les oncle et tante Parain, la tribu des Hamard…) ; le paysage rouennais au sens large (la ville par ses rues, places, monuments, institutions ; et Croisset, bien sûr, avec plus de trois pages) ; Paris (seize pages pour le Paris de la Correspondance !) ; les amitiés de l'homme, souvent anciennes (Pagnerre, Le Poittevin, Bouilhet, Du Camp, la princesse Mathilde…) et celles de l'écrivain (des Goncourt à Tourgueneff et à George Sand : différence d'âge, il l'appelle chère maître et la vouvoie, elle le tutoie), amitiés parfois peu dissociables quand le correspondant s'appelle Bouilhet, Sand ou Guy de Maupassant, son « disciple » et pourvoyeur de renseignements pour Bouvard et Pécuchet, son fils moralement et littérairement adopté[3] ; les journaux courtisés ou haïs (du Moniteur universel au Journal de Rouen) et les revues ; les éditeurs et tous les ennuis afférents (Charpentier, Jacottet, Lemerre, les frères Lévy, Calmann et Michel) ; les lectures (Rabelais et Montaigne ; Cervantès ; Corneille, Racine et Molière ; Shakespeare et Voltaire ; Spinoza : « IV, 72. Spinoza, quel homme, quel cerveau, quelle science et quel esprit ! » nous cite l'Index…) ; et puis évidemment, chacun à sa place dans l'ordre alphabétique, les titres de Flaubert, publiés ou non. Bref, en un livre qui va réellement dans la poche, les traits marquants ou infimes, les plus et les moins significatifs, de toute une existence de papier, achevée de fait par le dernier billet avant la mort subite (vol. V, p. 898, à Claudius Popelin, 6 mai 1880 : « Vous me verrez ou dimanche soir, ou lundi matin. Mais j'espère bien que cet été j'aurai votre visite, et un peu longue »), et commencée à l'âge des premiers vœux de bonne année à la grand-mère (vol. I, p. 3, 1er janvier 1830), — l'existence d'un écrivain, où l'on entre effectivement par n'importe quelle porte, et vraiment « comme dans un moulin[4] ».

On se précipite à l'entrée Madame Bovary et l'on trouve, sur plus de quatre pages, successivement les références précises de toutes les allusions de la Correspondance à la rédaction de chaque partie du roman, puis à la publication dans la Revue de Paris, ensuite au procès, à la publication chez Michel Lévy, à la réception du roman, à la réédition chez Charpentier, à la réédition chez Lemerre… Ici, en quelques formules, le roman du roman est retracé à brèves phrases, notre curiosité et notre mémoire rafraîchies et la recherche suggérée, stimulée, facilitée. Par exemple, « F. écrit la visite à la nourrice (16 décembre 1852, chap. III) : [vol. II] 207, 209, 214 (n. 5) », ou bien : « F. a terminé les Comices (8 décembre 1853, chap. IX) : [vol. II] 472-473, 476 », ou bien : « F. voudrait que Lévy lui offre une prime pour le procès de Madame Bovary : [vol. III] 538 », ou encore : « Sans Bouilhet, F. n'aurait pas fait imprimer Madame Bovary : [vol. IV] 531 », ou enfin : « Le Journal de Padoue voudrait publier Madame Bovary en feuilleton : [vol. V] 1019 ; 1078, 1083, 1087. » On n'y va pas nécessairement à tous coups, mais on en rêve.

De même pour l'entrée Éducation sentimentale (L') : par exemple, « F. emprunte de l'argent qu'il rendra dans trois ans, après la publication : [vol. III] 533 (n. 4) » ou bien « Sand a-t-elle des souvenirs personnels de 1848 ? 559, (n. 2) ») ; et pour celle de Bouvard et Pécuchet, du vol. III au vol. V, une épopée d'exaltations, de cris et de dégoûts. Et puis, sur les cinq volumes, tout le saint-frusquin des Tentations, pas moins de trois entrées pour Tentation de saint Antoine (La), une par œuvre ou par épisode de l'œuvre, datées de 1849 à 1874

On s'amuse aussi. Ayant lu à l'entrée Bouilhet (Louis), de dix pages, entre autres occurrences les surnoms dudit qui ont cours dans la Correspondance, on s'en va aussitôt à l'entrée Flaubert (Gustave) et on y trouve en effet tous les surnoms et signatures de Gustave (deux pages et demie à eux seuls, tellement l'inventivité ironique et gaie de Flaubert s'applique à sa propre personne), depuis Abou-Chanab et Agénor jusqu'à Vieux Solide et Vitellius en passant par Karaphon (qu'il partage avec Bouilhet), Oncle en pain d'épice (pour sa nièce Caroline) et Vieux Ganachon ! Aussi précisément recueillies, on y trouve également les mentions qui sont faites de Flaubert dans les documents et lettres jointes aux siennes de certains de ses correspondants : Flaubert, vu par sa famille, par Bouilhet, par Louise Colet et George Sand, par Tourgueneff et les Goncourt, etc.

On suit l'histoire de cette affection qui lia Flaubert et sa nièce Commanville (Caroline Hamard, Mme Ernest), la mère de cette nièce, la sœur si chère à Flaubert, se trouvant, elle, à l'entrée Hamard (Caroline Flaubert, Mme Émile) : trois Carolines, à donner d'abord le tournis, la mère omniprésente, la sœur complice d'enfance et morte à vingt-deux ans quelques semaines après son accouchement, et la nièce si vite orpheline ! Sur les cinq volumes, la voici depuis ses premiers jours (« Le petit enfant tette et crie », vol. I, p. 257) et depuis les vifs conflits entre les Flaubert et son père qui entourèrent cette naissance tragique, jusqu'aux épisodes où l'on verra l'écrivain sacrifier sa propre petite fortune aux besoins d'argent sans cesse renouvelés d'Ernest Commanville, mari toujours entreprenant et toujours incompétent : Caroline enfant et adolescente, que Flaubert aime comme sa fille ; l'instruction de Caroline, le mariage de Caroline ; Caroline peintre et dessinatrice ; ses fréquentations, ses domiciles et ses voyages, le soutien qu'elle apporte à sa grand-mère, laquelle lui lègue Croisset ; sa santé, son ménage, et ses petits noms : Bibi, Bichon, Lolotte, Poulotte, Vasthi[5]… Elle est la confidente de Flaubert, son soutien, sa conseillère informée (elle lui suggère de faire aller Bouvard et Pécuchet à Fécamp), elle nomme Guy de Maupassant « le disciple » de son oncle… Nous n'avons pas ses lettres, détruites par elle sans doute, mais elle est partout dans celles de Flaubert et, légataire universelle de son oncle, elle gardera les brouillons de l'écrivain jusqu'à ce que la bibliothèque de Rouen recueille ceux de Madame Bovary au printemps de 1914, elle écrira ses propres souvenirs, et, non sans interventions certes regrettables, elle veillera aux premières éditions de la Correspondance[6]. L'autre nièce de Flaubert, Roquigny (Juliette Flaubert, Mme), la fille d'Achille, le frère aîné de huit ans, Flaubert (Achille), laquelle connut aussi bien des malheurs, apparaît beaucoup moins que sa cousine. La fille de la jeune sœur disparue et de l'ami d'enfance désavoué, l'enfant recueillie par la mère, la proximité entre sa naissance et la mort du père, Flaubert (Achille-Cléophas), et surtout cette sorte d'adoption, cette espèce de paternité et de fraternité mêlées, tout cela a dû prévaloir… Quant à la mère de Flaubert, à l'entrée Flaubert (Caroline Fleuriot, Mme Achille-Cléophas), elle reçoit l'hommage de six pages de l'Index : après la nièce, elle est le grand personnage de cette Correspondance, par comparaison le nom de Dieu — car il y a une entrée pour Lui — n'en valant que deux, à peine !

Et puis bien sûr, il y a cette séquence unique de la Correspondance (ouverte dès le volume I, poursuivie avec intensité dans presque tout le volume II, continuée par allusions dans les trois volumes suivants jusqu'aux dernières occurrences, désolées (vol. V, p. 25, 10 mars 1876, à Jules Troubat : « Je viens d'apprendre par hasard la mort de la pauvre Mme Colet. Cette nouvelle m'émeut de toutes façons. Vous devez me comprendre »), — séquence que l'on trouve balisée à l'entrée Colet (Louise Révoil, Mme Hippolyte) de l'Index : en trois pages et demie de références, une aventure en soi, celle du couple, et aussi celle de Madame Bovary, une histoire faite de ferveurs érotiques, de rendez-vous reportés et de ruptures, de petits noms tendres et d'aigreurs mutuelles, d'auto-analyses de Gustave et de récriminations de Louise, de discussions d'écrivains et d'envolées théoriques, puis de silence.

La Correspondance comme lieu géométrique de l'œuvre ?

Dans L'Idiot de la famille, Sartre a beaucoup travaillé la Correspondance, qu'il lisait, comme ses contemporains, d'abord, dit-il, « dans la mauvaise édition Charpentier » puis dans la grande édition Conard[7]. Les premières lignes de la préface exposaient le projet : « L'Idiot de la famille est la suite de Question de méthode. Son sujet : que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? Il m'a paru qu'on ne pouvait répondre à cette question que par l'étude d'un cas concret : que savons-nous — par exemple — de Gustave Flaubert ? » Par exemple !…

Que disait donc Questions de méthode[8] ? Qu'il faut créer une anthropologie « structurelle et historique ». Que, dans cette perspective, « la compréhension de l'homme par l'homme » implique « une relation nouvelle entre la pensée et son objet », c'est-à-dire « une raison dialectique » travaillant réciproquement le sujet et l'objet de la pensée. Que cette raison dialectique doit procéder par des totalisations progressives : de ses objets de connaissance sur eux-mêmes et du sujet et de l'objet de cette connaissance. Que la détermination de la validité et des limites de cette raison dialectique suppose, à la manière kantienne, une critique philosophique (c'est l'objet même de la Critique de la raison dialectique). Pour l'heure, il n'ajoutait pas explicitement que la légitimation de la méthode exigeait aussi des études pratiques, des « cas concrets », par exemple celui de Gustave Flaubert.

Ainsi, dans les années 1955-1965 et toujours sous la même inspiration, le philosophe écrivait et publiait à la fois une anthropologie théorique (Critique de la raison dialectique), et deux travaux de « cas concrets » : sur le Poulou des Mots (quel objet de dialectisation était mieux à sa disposition ?) et sur le Gustave de L'Idiot de la famille (entre Sartre et Flaubert une antipathie changée en empathie ; l'objectivation de la personne dans l'écrivain de Madame Bovary, déclarée par lui-même ; « un sujet facile, qui se livre aisément et sans le savoir »). Pour ce faire, avec les premières œuvres, la Correspondance évidemment constituait « la confidence la plus étrange, la plus aisément déchiffrable : on croirait entendre un névrosé parlant “au hasard” sur le divan du psychanalyste[9] ». Procédant essentiellement de manière chronologique dans l'analyse de cette matière censément toute donnée (allant en principe de 1821 à 1857 et en fait, vu l'abandon de l'œuvre en cours de réalisation, de 1821 à 1847) mais ne s'interdisant jamais les anticipations, la démarche de Sartre s'emploie à totaliser à mesure les événements de l'existence et les déclarations des uns et des autres autour de « la Chute », c'est-à-dire autour de la maladie nerveuse de Flaubert, et ce faisant à mettre au jour une logique au travail dans cette totalité, celle d'un homme enfermé dans une situation familiale et historique qui le contraint à assumer, librement et même de manière forcenée, comme la seule conduite possible, une vocation d'écrivain.

Bien sûr, nous n'avons pas ici à discuter cette méthode, ni dans ses principes ni dans son exécution. Nous nous contentons de noter une certaine lecture et un certain usage, remarquables, de la Correspondance et de suggérer une autre perspective, sur les rapports qu'elle entretient avec l'œuvre proprement dite de Flaubert.

 

Vis-à-vis de celle-ci et en elle-même, la Correspondance se laisse mal « totaliser », ne serait-ce que parce que, même dans cette édition, elle ne pourrait être considérée comme complète, ni en ce qui concerne les lettres de Flaubert ni, à plus forte raison, en pièces complémentaires, ces lettres des correspondants et documents que, dès le départ, Jean Bruneau avait rattachés à elle[10]. En témoignent, dans ce volume V, en appendices, des lettres de Maxime Du Camp à Flaubert et des extraits du Journal d'Edmond de Goncourt et, en supplément, près de deux cents pages de lettres retrouvées portant sur la période 1831-1880 et de lettres de date inconnue ou incertaine : sous ces deux points de vue, on pourra ajouter encore au corpus, et cela est vrai de tous les corpus de ce genre[11]. D'autre part, et surtout, la Correspondance n'est pas l'œuvre. C'est bien pour cette raison qu'il est difficile de totaliser les lettres, les Souvenirs et les livres, au surplus les uns publiés par l'auteur et d'autres non, comme Novembre ou la première Éducation sentimentale.

C'est entendu, de fait et en droit, la Correspondance n'est pas l'œuvre. Mais en elle, qui est aussi un travail d'écriture et désormais reconnu comme tel, se construisent, par le travail insouciant ou réfléchi du lecteur ou du chercheur, des lignes imaginaires de l'œuvre.

Pour Madame Bovary, c'est évident. À travers les lettres à Louise Colet qui jalonnent presque tout le volume II, nous avons bien plus que des documents sur la conception et la rédaction du roman. Du 20 septembre 1851, p. 5 (« J'ai commencé hier au soir mon roman. J'entrevois maintenant des difficultés de style qui épouvantent ») au billet de la rupture définitive (6 mars 1855, p. 572), Flaubert écrit principalement à elle[12]. Parfois au jour le jour, c'est un journal de « la Bovary » : un état de l'avancement des travaux à telle date, des demandes de renseignements aux uns et aux autres sur les affaires financières, sur la chirurgie des pieds bots, sur les empoisonnements à l'arsenic, les émotions du moment entre l'abattement et l'exaltation (« Je me hais, et je m'accuse de cette démence d'orgueil qui me fait haleter après la chimère. Un quart d'heure après tout est changé, le cœur me bat de joie » 24 avril 1852, pp. 75-76, très longue lettre), l'orgueil de l'écrivain (« Nous ne valons quelque chose que parce que Dieu souffle en nous » 27 février 1853, p. 250), et le plus souvent les plaintes : « Que de mal j'aurai eu, mon Dieu ! Que de mal ! Que d'échignements et de découragements ! » (7 avril 1854, p. 544). Certaines pages sont très connues, qui commentent la rédaction de tel passage (l'épisode de la visite avec Léon chez la nourrice, 16 décembre 1852, p. 207 ; la scène de « la baisade », 23 décembre 1853, p. 483 ; la description de Rouen, à Bouilhet, 23 mai 1855, pp. 574-575…). Il formule aussi de nombreuses déclarations de principe sur l'impersonnalité de l'écrivain, sur l'observation des détails et sur la médiocrité de son sujet, sur son personnage principal ; et des jugements sur ses contemporains (6 juillet 1852, pp. 126-128). Par axiomes, il suggère toute une théorie de l'art, à travers une théorie du style : l'équivalence des sujets devant l'artiste (« Yvetot vaut Constantinople […] l'on peut écrire n'importe quoi aussi bien que quoi que ce soit », 25 juin 1853, p. 362), sa dépendance et sa haine à l'égard des images (« Je suis dévoré de comparaisons, comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser ; mes phrases en grouillent » 27 décembre 1852, p. 220), sa volonté de tension (« Il me semble qu'il n'y aura pas [dans ma Bovary] une phrase molle » 23 février 1853, p. 248), la recherche du mouvement (« Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j'en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts des navires quand on veut que les voiles prennent plus de vent. […] ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler » 29 janvier 1853, p. 243), et le fameux « livre sur rien » (16 janvier 1852, p. 31).

En un sens, le lieu imaginaire de Madame Bovary, le lieu où le livre se projette et se pense, et où il aurait pu se perdre, c'est cet ensemble de lettres. C'est là, dans cette figure portée hors de l'œuvre, que se construit le sens du roman, ou au moins plusieurs de ses sens possibles, ceux que procure la vue sous laquelle il apparaît le mieux comme problématique, incertain de ses significations et de son destin. Ce n'est pas la problématisation pour ainsi dire triomphante que la Recherche du temps perdu enclôt en abîme dans Le Temps retrouvé et dans beaucoup de ses pages, dans celle des clochers de Martinville par exemple ou dans les personnages d'Elstir et du narrateur. Ce n'est pas non plus, bien sûr, la problématisation que produisent a posteriori l'analyse et la théorie littéraires, cette problématisation qui, souvent, exclut de son champ la considération de l'imperfection et jusqu'à tout soupçon de l'échec possible — au contraire elle ne se construit que sur la présomption de l'achèvement et de la perfection. Mais, s'écrivant à part et dans les moments du roman, et pour des écrivains (Colet, Bouilhet, Du Camp, ceux-ci fussent-ils bien inférieurs à l'auteur), et l'un de ces écrivains étant une femme aimée, — ici s'effectue la mise en œuvre, au pas à pas, d'un travail souffrant, d'une stratégie hasardeuse dont l'ennemi est souvent désigné (bien plus tard : « Vous me parlez de la Bêtise — générale, mon cher ami. Ah ! Je la connais. Je l'étudie. C'est là l'ennemi. — Et même il n'y a pas d'autre ennemi[13]. ») et les moyens (si pauvres) recensés, d'un projet d'écrivain en son ambition consciente et sciemment démesurée, en ses ambiguïtés, en ses impossibilités : « Je sais comment il faut faire. Oh mon Dieu ! si j'écrivais le style dont j'ai l'idée, quel écrivain je serais ! » (16 janvier 1852). Quand on lit ce deuxième volume de la Correspondance, on sait avec certitude que Madame Bovary n'est pas un ouvrage entièrement gouverné et qu'elle aurait pu rester à l'état des ébauches de la première Éducation et du premier Saint Antoine, desquelles justement elle sortait : « Je t'ai dit que l'Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre. […] Seconde tentative et pis encore que la première. Maintenant j'en suis à ma troisième. Il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre » (16 janvier 1852 encore, pp. 30-31). Et, de le savoir, on retire une autre idée non seulement de Madame Bovary mais de ce que c'est que la littérature : une entreprise poursuivie au risque de l'échec.

Comme toute cette Correspondance le montre à vif, la littérature est donc aussi une affaire d'obstination et de confiance en soi ; elle exige l'espèce d'héroïsme qu'il y a à persister en son projet, et qui dut manquer — saurons-nous à qui ? — à beaucoup d'humains.

Mais plus que chez d'autres écrivains, dans Flaubert elle révèle la nécessité qu'une œuvre revêt dans une vie et, inversement, les effets, éventuellement dévastateurs qu'elle y produit. Dès l'enfance — et c'est le mérite de Sartre, de l'avoir démontré —, il y a dans la personne de Flaubert une verve, une invention et un goût de la provocation, une singularité qui le faisaient distinguer par sa famille et ses amis. Bien sûr le mythe du Garçon ressemble à ceux que les enfants et les adolescents s'inventent entre eux dans leurs jeux mais, s'il a son entrée dans la Correspondance, c'est qu'il persiste dans la vie de Flaubert et dans ses livres[14] et que, dans ce personnage, se concentraient déjà les traits et significations d'une certaine invention dans une certaine situation de protestation par l'imagination : la difformité du caractère, la violence du geste et la verve de la parole, et les ambiguïtés qui marquent toute figure, grotesque ou non, de la vie humaine.

Cette étrangeté de Flaubert, même à lui-même, éclate par exemple dans cette phrase qu'il a « poussée » la veille de la mort de sa sœur, phrase « partie comme un cri et qui révolté tout le monde. On parlait de ma mère : “Si elle pouvait mourir !” Et comme on se récriait : “Oui, si elle voulait se jeter par la fenêtre, je la lui ouvrirais tout de suite.” À ce qu'il paraît que tout cela n'est pas de mode et paraît drôle ou cruel. Que diable dire quand le cœur vous crève de plénitude[15] ? » Cette espèce d'étrangeté se lit et se commente dans les lettres où il s'analyse, notamment dans celles qu'il adresse à Louise Colet dans la première partie de leur liaison. Cette vigueur dans l'amour et cette capacité à maîtriser ses sens (« C'est que j'ai fait depuis longtemps l'éducation à mes nerfs » vol. I, p. 395, 21 octobre 1846), cette certitude, à vingt-cinq ans, d'avoir vécu d'avance tous les malheurs de sa vie (« Avant la mort de mon père et de ma sœur j'avais assisté à leur enterrement, et quand l'événement est arrivé je le connaissais[16] » ibid.), cette inventivité et cette cruauté plus ou moins délibérée dans la provocation, que Louise Colet appelle la fantaisie de son amant ou qu'elle attribue à sa « monstrueuse personnalité[17] », et même si, comme Sartre, on fait la part de « la mauvaise foi » qui n'est nullement de l'insincérité, tous ces traits de l'imagination dénotent une vie d'écrivain vécue à part soi, et jusque dans les périodes où il n'envisage plus de pouvoir publier un jour[18].

Et puis il y a certaines scènes de la vie vécue, décrites comme telles et qui font comme annoncer, dix ans auparavant, celles de Madame Bovary, par exemple ce récit de l'enterrement de Caroline (vol. I, p. 258, à Du Camp, 25 mars 1846) :

C'est hier à 11 heures que nous l'avons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d'immortelles et de violettes. […] Hamard a voulu venir avec nous. — Arrivés là-haut […], sur le bord de la fosse [Hamard] s'est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. — La fosse était trop étroite, le cercueil n'a pas pu y entrer. On l'a secoué, tiré, tourné de toutes les façons, on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus (c'était la place de la tête) pour le faire entrer. — J'étais debout à côté, mon chapeau dans les mains, je l'ai jeté par terre en criant.

Et d'ajouter, toujours ce goût de la provocation : « J'ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que ça te ferait plaisir. Tu as assez d'intelligence et tu m'aimes assez pour comprendre ce mot de “plaisir” qui ferait rire le bourgeois. »

Voici encore, au même Du Camp et quelques jours après, le récit très flaubertien du baptême de sa nièce (vol. I, p. 262, 7 avril 1846) :

L'enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré ne comprenaient pas plus l'un que l'autre ce qu'ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous je me faisais l'effet d'assister à quelque cérémonie d'une religion lointaine exhumée de sa poussière. C'était bien simple et bien connu et pourtant je n'en revenais pas d'étonnement, le prêtre marmottait au galop un latin qu'il n'entendait pas, nous autres nous n'écoutions pas, l'enfant tenait sa petite tête nue sous l'eau qu'on lui versait, le cierge brûlait et le bedeau répondait amen. Ce qu'il y avait de plus intelligent à coup sûr, c'était les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose.

C'est bien cette mélancolie de tempérament, teintée d'une sorte de philosophie à l'orientale[19], qui fournira la toile de fond des œuvres de la maturité et notamment de ce Saint Antoine poursuivi pendant tant d'années jusqu'à sa publication, en 1874.

C'est aussi sur ce fond que la Correspondance entière met en scène l'œuvre de l'écrivain. Selon ce scénario, qu'il joue en privé pour ses correspondants et avec eux, Gustave est d'abord l'auteur de livres non publiés, l'observateur et le théoricien de ses échecs : Smar ou Smarh, « un vieux mystère », « un inconcevable galimatias » ; L'Éducation sentimentale, la première, dont il leur parle et dont ils lui parlent ; Novembre, qu'il communique à ses proches et à Louise Colet[20], et dont il se propose de lire des extraits à Baudelaire. Puis, comme on l'a vu à propos de Madame Bovary, ce sera l'écrivain cyclothymique, épris de style, acharné à l'écriture de Salammbô, de L'Éducation sentimentale, de Bouvard et Pécuchet. C'est aussi un écrivain attaché, presque autant que Proust, aux intérêts de son œuvre : il prépare le procès de Madame Bovary, il commente les articles des critiques et, au besoin, les sollicite[21]. Au volume IV, on lit l'odyssée du Candidat jusqu'à sa chute et, du volume III au volume V, on suit le feuilleton du Château des cœurs, la féerie qu'il a écrite en collaboration avec Louis Bouilhet et Charles d'Osmoy : les difficultés de l'écriture à plusieurs, les tentatives de représentation et les rebuffades des directeurs des théâtres, les avatars de la publication…

(N'oublions pas les notules de l'édition, dont Jean Bruneau, dès le départ, avait fixé le format et les normes. Chacune assure brièvement l'authenticité de la lettre puis, au besoin, sa lisibilité : par l'explicitation d'un mot d'époque ou d'une allusion, par un renseignement, par une référence bibliographique. Et, sachant comment le lecteur entre et se déplace dans une Correspondance, Bruneau précisait à nouveau, chaque fois que nécessaire, telle ou telle information[22].)

 

Au total, cinquante ans, une époque et une vie. Une vie qui se veut à contre-courant de l'époque : une existence chagrinée d'artiste en butte à la bêtise presque universelle, à celle des bourgeois bien sûr mais aussi des hommes politiques, des éditeurs et des hommes de théâtres, de Rouen et de Paris, de la ville et de la campagne…

La politique… De février à juin 1848, nous avons peu de lettres. Il y est question surtout de problèmes privés et elles marquent plutôt de l'indifférence à l'égard de l'événement : ainsi le 4 juillet 1848 (vol. I, pp. 500-501), à son ami Ernest Chevalier, évoquant fugitivement « les atrocités qui viennent de se passer à Paris », il se montre surtout préoccupé des ennuis que leur cause, à lui et à sa famille, Hamard, le père de la petite Caroline. Entre octobre 1849 et juin 1851, il est en Orient, où il voit de fort loin ce qui se passe en France. Au 2 décembre 1851, Flaubert est à Paris. Le 8 il écrit à Henriette Collier (vol. II, pp. 19-20) : « J'allais me mettre à vous écrire jeudi dernier, quand le canon a commencé, suivi de feux de peloton, feux de file, etc. Nous allons en France entrer dans une bien triste époque. Et moi je deviens comme l'époque. — À mesure que je vieillis je m'assombris, je fais comme les arbres, chaque jour je perds de mon feuillage et je me creuse en dedans. » Un mois et demi après les événements, vers le 15 janvier 1852, dans une période où il se préoccupe surtout de ses retrouvailles avec Louise Colet et de sa Bovary, il donne quelques détails à son oncle Parain (vol. I, pp. 28-29) : « J'ai manqué d'être assommé plusieurs fois […]. Mais aussi j'ai parfaitement vu : c'était le prix de la contremarque. La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a toujours soin de m'envoyer aux premières représentations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci je n'ai pas été volé ; c'était coquet. » Le regard décidément n'est pas politique : tout cela ira à la fresque de L'Éducation sentimentale. Sous l'Empire, la Correspondance s'en prend parfois à Badinguet mais Flaubert est reçu chez la princesse Mathilde et cela fait que ses appréciations sur l'Empire ne vont pas à l'éreintement[23]. La guerre de 1870 et la Commune de Paris le toucheront beaucoup plus. Dès les premiers jours des opérations, il est anxieux puis, devant la tournure des événements, hors de lui à force d'inaction et de stupeur. La chute de l'Empire, l'impuissance de la République, le siège de Paris le précipitent dans des visions d'apocalypse (« Quoi qu'il advienne, le monde auquel j'appartenais a vécu. Les Latins sont finis ! Maintenant c'est au tour des Saxons, qui seront dévorés par les Slaves. Ainsi de suite » vol. IV, p. 245, à Caroline, 5 octobre 1870). En proie à Croisset aux fausses nouvelles, à l'indiscipline de la compagnie de garde nationale où, volontaire pour se battre, il a été élu lieutenant, aux bandes de pauvres qu'il faut nourrir, aux désagréments que lui cause une partie de la famille réfugiée de Champagne, il attend les Prussiens, qui finissent par arriver vers la mi-décembre et à qui il faut abandonner Croisset. Maudissant à la fois la férocité de l'ennemi et l'incurie de la République, déçu de Bazaine et de Trochu, Flaubert s'enfonce dans le chagrin[24]. Jamais il n'avait vraiment porté un jugement politique sur les événements de son époque, mais là on le trouve au-delà de toute analyse, dans le plus grand désarroi, en pleine fin d'un monde. De manière paradoxale, la Commune le laissera d'abord presque froid, au point qu'il se reprend à travailler (« Ces continuelles horreurs me dégoûtent encore plus qu'elles ne m'attristent, et je me plonge de toutes mes forces dans le bon Saint Antoine » vol. IV, p. 316, à Caroline, 30 avril 1871). Et, pour finir, après l'écrasement de l'insurrection, Flaubert renvoie dos à dos les deux partis dans une commune bêtise : « J'arrive de Paris, et je ne sais à qui parler. J'étouffe. — Je suis accablé ou plutôt écœuré. L'odeur des cadavres me dégoûte moins que les miasmes d'égoïsme s'exhalant de toutes les bouches. La vue des ruines n'est rien auprès de l'immense bêtise parisienne ! À de très rares exceptions près, tout le monde m'a paru fou à lier » (vol. IV, p. 331, à George Sand, 11 juin 1871).

 

Dans cette existence qui, l'une des premières et du début à la fin, fut comprise, assumée et délibérément menée comme une destinée d'écrivain, surfant par l'Index au sein de la Correspondance, chacun entre, en effet, « comme dans un moulin ». Cela parce que cette correspondance est bien, écrite au jour le jour et hors toute considération de publication, et se donnant à lire de même, le lieu où la vie de Gustave Flaubert s'affirme de toutes les manières, aux yeux de ses témoins amis et connaissances, confrères, femmes aimées et incompréhensives (l'une pourtant et non la moins revendicatrice se posant comme un écrivain), et à ceux de la nièce Caroline (autrement appelée par Vieux ou Nounou : Caro, mon loulou, ma pauvre fille, pauvre chat…) — cette vie se représentant ainsi elle-même —, comme dévouée à la seule littérature.

Deux observations pour finir.

La Correspondance, on l'a dit, est inachevable. Sans cesse en mouvement et sans cesse construit (improvisé à mesure par Flaubert et par les autres acteurs de la correspondance, constitué avec méthode mais provisoirement par ses éditeurs et parcouru par le zapping de ses lecteurs), ce lieu géométrique paradoxal — cette scène ouverte sur une œuvre devenue coulisses — éclaire le caractère d'inachèvement de l'œuvre elle-même et, par ses propres effets, participe à cette indétermination.

D'autre part, en raison des problèmes qu'elle pose et notamment de celui qu'on vient de dire, cette articulation entre l'œuvre et la correspondance n'est pas pour rien dans la faveur que le nom et l'œuvre de Flaubert ont rencontrée auprès des théoriciens de la littérature, entre ceux de Proust, de Kafka ou de Joyce, dans la période de trente glorieuses que cette théorie a connue.

Pierre Campion



[1] Voir sur le site Flaubert de l'université de Rouen, rubrique Revue.

[2] Voir brouillons de Madame Bovary, remarquablement édités par l'université de Rouen sous la direction de Danielle Girard.

[3] Dans la famille Maupassant, on nomme aussi le grand-père et la grand-mère de Guy, son père Gustave « assez pauvre sire » (vol. V, p. 599, à Edma Roger des Genettes, 7 avril 1879) et sa mère née Laure Le Poittevin, sœur de l'ami Alfred et amie de Caroline Flaubert, (« J'aime son fils tendrement parce qu'il ressemble à son oncle Alfred Le Poittevin » ibid.), son frère Hervé.

[4] Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Gallimard, 1971, coll. Tel, préface, p. 8.

[5] La première lettre à Caroline est du 25 avril 1856 (elle a donc dix ans, vol. II, p. 611) : « L'as-tu bien soignée [ta bonne maman qui a été souffrante] ? as-tu été bien gentille pour elle ? — Il faut que tu remplaces ta pauvre mère qui était si bonne, si intelligente et si belle. » Lettre signée « ton vieux ».

[6] Sur l'histoire complexe des éditions des lettres de Flaubert et notamment sur le rôle qu'y a joué Caroline, la nièce de Flaubert devenue en secondes noces Madame Franklin Grout, voir l'étude d'Yvan Leclerc. Sur le rôle de Madame Franklin Grout dans la conservation et la transmission des manuscrits de Madame Bovary, voir Marie-Dominique Nobécourt-Mutarelli, Les manuscrits de Madame Bovary  : histoire d'une transmission.

[7] Œuvres complètes de Gustave Flaubert, nouvelle édition augmentée, Paris, Louis Conard, 1926-1933, 25 vol. Correspondance, 9 volumes, 1926-1933, même éditeur.

[8] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, tome I Théorie des ensembles pratiques, Gallimard, Bibl. des Idées, 1960. Le tome II n'est pas paru, sinon posthume et inachevé. Reprenant dans le livre sur Flaubert le titre de l'ouvrage de 1960, Sartre met Question de méthode au singulier.

[9] Sartre, L'Idiot de la famille, loc. cit.

[10] La Correspondance, telle qu'elle est ici éditée, c'est plus que la simple correspondance de Flaubert. Ce sont aussi, suivant les périodes considérées, des lettres de Maxime Du Camp à Flaubert ou à Louise Colet, des mementos de Louise Colet, les poésies de la même qui sont discutées par Flaubert dans ses lettres, des lettres de Louis Bouilhet à Flaubert, des extraits du Journal des Goncourt et même une correspondance entre Louise Colet et Alfred de Musset.

[11] Yvan Leclerc, dans sa préface au volume V, page XI : « Il en va de cette correspondance comme de Bouvard et Pécuchet interrompu, dont Flaubert disait qu'il était interminable. Puisse-t-elle ne pas présenter d'autres défauts que son impossible clôture. » Dans un entretien paru dans Florilettres, la Lettre d'information de la fondation La Poste animée par Nathalie Jungerman (n° 91, janvier 2008), il précise : « Depuis que la mise en page du tome V a été définitivement fixée, au printemps dernier, nous avons retrouvé une vingtaine de lettres inédites de Flaubert. » Sous sa direction, le centre Flaubert de l'université de Rouen prépare une mise en ligne de la correspondance, suivant les mêmes principes que ceux qui ont inspiré la publication des brouillons de Madame Bovary. « Chaque élément de notre site, dit-il, se dirige vers l'horizon d'un HyperFlaubert, dans lequel la Correspondance sera l'un des nœuds de signification, au croisement de chemins reliant les sources primaires : les livres lus et parfois annotés par Flaubert, les carnets de notes, les dossiers documentaires, les manuscrits des œuvres. »

[12] Par une sorte de hasard, Flaubert commence Madame Bovary au moment où il se réconcilie avec Louise Colet, après une longue rupture. La rupture définitive interviendra en mars 1855, mais, déjà, depuis avril 1854, on n'a plus de lettres à Louise Colet. Entre mai-juin 1854 et la publication de Madame Bovary, c'est à Bouilhet et à Du Camp que désormais Flaubert écrit principalement. Il est question du roman, mais de manière plus allusive. Il est vrai que Flaubert et Bouilhet se voient souvent en cette période, justement pour parler de « la Bovary ».

[13] Correspondance, vol. V, pp. 534-535, à Raoul-Duval, 13 février 1879.

[14] « Le personnage ridicule de mon roman [Madame Bovary] est un voltairien, philosophe matérialiste (comme le Garçon !) » vol. II, p. 657, à Pagnerre, 31 décembre 1856. Il s'agit de disculper Madame Bovary de l'accusation d'offense à la religion.

[15] À Louise Colet, vol. I, pp. 288-289, 11 août 1846. Peu avant ce passage : « Tu dis que je m'analyse trop ; moi je trouve que je ne me connais pas assez ; chaque jour j'y découvre du nouveau. » Toutes ces lettres ont été commentées par Sartre pour qui elles sont comme pain bénit.

[16] Et encore : « C'est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J'ai eu tout jeune un pressentiment complet de la vie. C'était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s'échappe par un soupirail. On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire vomir » vol. I, à Du Camp, p. 261, 7 avril 1846.

[17] À Louise Colet, vol. I, p. 493, mars 1848 : « […] Ma monstrueuse personnalité, comme vous le dites si aimablement, n'est pas telle qu'elle efface en moi tout sentiment honnête, humain si vous aimez mieux. » Lettre écrite pendant leur première rupture.

[18] « Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu'on ne peut atteindre. Plus que celui d'un autre, mon cœur a battu à ce mot-là. J'ai passé autrefois de longues heures à rêver pour moi des triomphes étourdissants, dont les clameurs me faisaient tressaillir comme si déjà je les eusse entendues. Mais je ne sais pourquoi, un beau matin, je me suis réveillé débarrassé de ce désir, et plus entièrement que s'il eût été comblé » vol. I, p. 396, à Louise Colet, 23 octobre 1846.

[19] « […] j'étudie le buddhisme [sic]. Je vis seul, très seul, de plus en plus seul. Mes parents sont morts. Mes amis me quittent ou changent : “Celui, dit Çakya-Mouni, qui a compris que la douleur vient de l'attachement se retire dans la solitude comme le rhinocéros.” Je t'expliquerai le sens du mot “attachement” qui est tout spécial » vol. I, p. 265, à Du Camp, mai 1846. Rappelons que, à cette date, de ses deux parents, au sens strict, il n'a perdu que son père et qu'il a vingt-cinq ans. Le thème de la solitude reviendra dans les lettres, jusqu'à la fin. Notons aussi que la Correspondance mentionne très peu Schopenhauer sinon une fois pour se plaindre qu'il écrit mal et une autre fois, tardivement et s'agissant des lectures qu'il fait pour Bouvard et Pécuchet, pour en dire du bien : « Connaissez-vous Schopenhauer ? J'en lis deux livres. — Idéaliste et pessimiste, ou plutôt bouddhiste. — Ça me va » vol. V, p. 659, à Edma Roger des Genettes, 13 juin 1879.

[20] « J'ai relu Novembre, mercredi, par curiosité. J'étais bien le même particulier il y a onze ans qu'aujourd'hui ! […] Par ci, par là, une bonne phrase, une belle comparaison. Mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le chemin de L'Éducation sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment » vol. II, pp. 459-460, à Louise Colet, 28 octobre 1853.

[21] S'épuisant en démarches de toutes sortes, il veille aussi aux intérêts des œuvres et de la mémoire de Bouilhet, après la mort de celui-ci. Ainsi de l'automne de 1871 au printemps de 1872, il s'active auprès des éditeurs et des théâtres à rassembler et éditer les Poésies complètes de son ami et à faire jouer sa calamiteuse Mademoiselle Aïssé. L'entrée Bouilhet (Louis) de l'Index comporte un véritable catalogue des œuvres dudit, telles qu'elles sont évoquées dans la Correspondance (six pages !). Une autre entrée, Bouilhet (monument de), est consacrée uniquement au projet d'érection d'un monument à Rouen en l'honneur de Bouilhet (une fontaine avec un buste !) : de la première allusion (vol. IV, 26 juillet 1869) au succès constaté (vol. V, 14 mars 1880), toutes les traverses d'un projet animé par Flaubert et dont il ne verra pas la réalisation achevée (1882).

[22] « Jean Bruneau a toujours annoté les lettres en les traitant comme des textes autonomes, de telle sorte que chacune porte en elle-même les informations utiles à sa compréhension, hors contexte, sans qu'il soit nécessaire de connaître la série des lettres antérieures » Yvan Leclerc, préface du vol. V, p. XIII.

[23] Lire à ce sujet les extraits du Journal d'Edmond de Goncourt dans le volume IV, pp. 1024-1026.

[24] « Vous dire ce que j'ai souffert est impossible ; tous les chagrins que j'ai eus dans ma vie, en les accumulant les uns sur les autres, n'égalent pas celui-là. Je passais mes nuits à râler dans mon lit comme un agonisant ; j'ai cru par moments mourir et je l'ai fortement souhaité, je vous le jure. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou ! Je n'en reviendrai pas ! à moins de perdre la mémoire de ces abominables jours » vol. IV, p. 281, à la princesse Mathilde, 18 février 1871. Et encore, à cette date, n'a-t-il pas tout vu…


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