RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du livre de Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940.
Texte mis en ligne le 4 mai 2006.

© : Pierre Campion.

Je remercie vivement Michel Jullien et les Éditions de l'Amateur de m'avoir autorisé à reproduire, dans le corps du texte ci-dessous, quatre de leurs admirables photos.

 Chandelle du Portalet Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien, Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris, Les Éditions de l'Amateur, 2006.

À lire : l'article de Catherine Kintzler sur ce livre (note du 8 septembre 2007).


LA PHOTOGÉNIE DE LA MONTAGNE

Critique d'une notion reçue

Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien, Philippe Poncet : Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris, Les Éditions de l'Amateur, 2006, 248 pages, nombreuses photographies.

Déballons ce paquet lourd et solide, prenons en mains ce livre d'un déjà grand format — ce pan de matière —, et considérons d'abord la jaquette de la couverture : cette image que nous n'oublierons pas de sitôt, cette masse verticale de rocher puissamment nervurée, nettement échancrée vers le haut et à peine rattachée par le bas, vers la droite, à son massif d'origine, au bord de laquelle presque tout juste, et encore proche du sommet, s'enlève à contre-jour et descend, ne tenant qu'à un fil par ses deux mains et par le coup de reins et les deux pieds comme pris dans la masse, un petit personnage à béret, cependant que s'inscrivent, dans ce bloc de rocher et en blanc brillant, les lettres du titre, — verticalement les unes (alpinisme) et horizontalement les autres, celles-ci suivant deux lignes, et trois tailles de caractères (et photographie 1860-1940) —, ainsi que, dans l'air gris, à gauche et en haut, les noms des trois auteurs, en noir et en plus petites capitales. Au dos du volume, le titre à nouveau signalé pour la commodité de nos bibliothèques, s'égrenant presque tout entier lettre par lettre (le et seulement y échappe : deux lettres intercalées, en bistre), au dessus de la raison sociale de l'éditeur, lequel réserve ce seul endroit pour signer son travail — dont nous saluons une fois pour toutes l'inspiration, l'intelligence et le soin. Et puis, en quatrième de couverture, non pas un texte de présentation mais, commentaire plus suggestif, le détail d'une photo de montagne, détaché et monté en bandeau vertical de manière à représenter en abîme, selon un champ d'une grande profondeur, le couple d'un photographe fort affairé à son lourd appareillage (trépied, chambre photographique, voile noir…) et d'une femme vêtue à l'ancienne, de pied en cap, le bâton d'alpiniste à la main et le visage tourné vers l'autre photographe, celui qui prend la scène — ce bandeau libérant sur sa droite assez de blanc et en tout cas bien plus qu'il n'en fallait pour satisfaire, tout au bas de la page, à l'obligation légale et commerciale de certain code à barres[1].

Et maintenant, ayant déjà noté en pensée le mot et l'impression irrésistible d'un beau livre, plongeons dans l'épaisseur de ce volume.

Images de l'alpinisme

Avant que le lecteur n'ait démêlé, dans leur profusion, l'existence en effet et l'ordre de certaines séries, les photos de ce livre, signées ou anonymes, professionnelles ou non, lui manifestent ensemble et très diversement la gloire de la montagne et celle de la photographie au moment de leur âge classique, la gloire des grimpeurs et photographes connus et inconnus, mais aussi celle de l'édition et de l'imprimerie dans le nôtre.

Toutes les sépias et tous les supports des tirages photographiques ; toutes les profondeurs de champ, toutes les contraintes envisageables et tous les angles possibles (ils ne sont pas en si grand nombre) : la montagne proposait aux photographes des défis techniques hors de l'ordinaire, des sujets vertigineux et des personnages hors normes (humains surhumains, ou trop humains), à montrer en leurs gestes, à portraiturer, et même assez souvent à ironiser[2].

Dans ce livre, nous voyons probablement tous les marrons du marron, tous les gris du gris, tous les noirs du noir, tous les blancs, toutes les densités des masses que nos presses savent distinguer, et bien plus sans doute que nos logiciels ne peuvent encore en numériser (la photogravure, elle, abouche l'image à l'objet). Toutes ces formes violentes et ces volumes bizarres, toutes ces matières de la haute montagne en tous leurs états : ces grains des choses, ces consistances, ces faillages et ces soufflures ; toutes ces ombres et ces lumières, tous les genres d'obstacles qui projettent les unes par la force indéfiniment variée et modelée des autres ; toutes ces circonstances atmosphériques ! Toutes les déclinaisons et modalités de ces substances qui règnent en haute altitude : rochers, glaces, neiges, air et nuages, mais aussi corps humains, masculins et féminins, avec leurs attributs de cordes, échelles et bâtons, et jusqu'aux cuirs des brodequins, aux velours des pantalons, aux feutres des chapeaux et aux textures de la cigarette insolente que Georges Livanos vient d'allumer en plein relais (p. 241, cette cigarette qui, sans le vouloir, offense au passage nos préjugés d'époque)… Ici la photo a enregistré l'infinie variété de la montagne et les modalités de la présence humaine quand celle-ci ose s'y employer, et l'artisanat du livre a porté, lui, très loin sa capacité industrieuse à reproduire l'application mécanique et chimique de la photographie au réel.

Toute l'histoire de l'alpinisme à son moment critique, de ses costumes, de ses techniques et appareillages, de son idéologie. Toute la gamme des problèmes pratiques à résoudre en haute montagne et de leurs transformations au gré des progrès des métaux, textiles ou cordages, et celle des postures et attitudes possibles, les unes et les autres formalisées jusqu'à la démonstration. D'où ces groupes en ascension ou en marche dans des paysages bouleversants, et leur imposant leur ordre ; ces ordonnancements schématiques et conceptuels de figures humaines ; ces ballets à un, à deux ou à trois personnages, qui proposent telles figures de la montée ou de la descente à travers telles situations et telles solutions ; et cette élégance, jusque dans les photos maladroites ou manquées, que produit l'adéquation du geste entre la fin et les moyens, dans l'ordre de la photographie comme dans l'ordre des choses. Dans nombre de ces images, et pas seulement dans celles qui représentent l'alpinisme acrobatique apparu à partir des années 1880, « les alpinistes déroulent […] une chorégraphie où l'on voit les membres de la cordée dans une attitude qui vaut pour tout grimpeur au même endroit : la difficulté du pas et surtout sa morphologie — dalle, fissure, surplomb… —, reliées aux techniques d'escalade utilisées — adhérence, opposition, coincements divers, escalade artificielle… — pour franchir ce type de difficultés modèlent la posture de l'alpiniste en cet endroit » (Philippe Poncet, « L'alpiniste photographié », p. 76). Ces analyses posées des groupes, ces catalogues raisonnés des attitudes appelées par tel ou tel problème, ce graphisme étudié des personnages enlevés sur les lumières violentes des glaciers, tout cela évoque en effet immanquablement la beauté des scènes où l'on danse[3]. Je n'en veux pour preuves que les photos des pages 82 à 103 et aussi les innombrables photos d'escalades en rocher et en glace, qui aboutissent aux espèces de figures, très différentes entre elles, du grimpeur anonyme de la page 242 et de Rébuffat dans le Piz Badile (p. 243). Figures légères, ombres chinoises, funambulisme[4], ici le plus souvent éclatent la beauté, volontaire ou involontaire, la sublimation de l'effort et de la souffrance, une sorte de facilité dans la difficulté, lesquelles ne règnent décidément que dans les œuvres de l'art.

Danser au glacier
Anonyme sur le glacier des Bossons, tirage sur papier albuminé, vers 1900
Alpinisme et photographie, p. 89
© Les Éditions de l'Amateur

Entre bien d'autres, il faudrait commenter en détail la chorégraphie de la page 89 : de gauche à droite, trois hommes à canotiers, l'un se préparant de profil à franchir une sorte de brève faille, l'autre enjambant une crevasse, de face et de toute son enfourchure, et le troisième, à nouveau de profil, et engagé dans l'ascension d'un sérac. Trois positions, trois gestes et trois regards, trois utilisations et trois directions du bâton ; et l'élégance de toute la scène concentrée sur la figure centrale que sa posture, son costume complet, sa cravate et sa chaîne de montre rapporteraient tout aussi bien au tableau d'une gondole sur une lagune un tant soit peu mouvementée ou encore à l'un des plateaux d'une comédie musicale : il va chanter.

« L'homme précaire et la photographie »

Aussi quand nous entrons dans l'essai de Pierre-Henry Frangne, à la page 45, sommes-nous surpris, décontenancé puis carrément arrêté, et pour un long moment. Non pas par le triple exergue — trois paroles : d'un guide, d'un alpiniste illustre et d'un poète, qui posent d'emblée à la réflexion des dimensions vastes et des sollicitations fortes —, ni non plus par l'avertissement, repris de Jean-Marie Schaeffer, à l'égard de celui qui ouvre un livre de photographies comme de celui qui entend en écrire[5], mais par la manière dont l'auteur aborde ces photographies, dans ce livre que déjà nous venons de feuilleter : par l'affirmation selon laquelle celles-ci « ne sont pas faites pour être [belles et sublimes] puisqu'elles sont des documents ou des images-souvenirs ; puisqu'elles sont les empreintes, les traces ou les témoignages d'un moment, d'un geste, d'un événement constitutifs d'une course en haute montagne ».

Qu'est-ce qui est beau dans ces images qui ne sont pas des œuvres d'art et qui possèdent cependant une puissance d'évocation même pour ceux qui n'ont jamais fait l'expérience de la sauvagerie de la montagne […] ? Qu'est-ce qui est beau dans ces photos qui échappent aux genres de la peinture classique, qui ne sont ni de purs paysages composés comme des tableaux où la grandeur de la nature serait le motif principal, ni de purs portraits où émergerait, solitaire, le visage expressif de l'homme […] ? Qu'est-ce qui est beau dans toutes ces ambivalences ou ces ambiguïtés : les photographies elles-mêmes, ou la réalité dont elles sont les traces légères ? La représentation ou son objet ? La vue, ou ce sur quoi elle porte ? (p. 46)

Or, regardant ces photos, justement nous aurions juré qu'elles dépassent, et d'origine, la photo-souvenir et le document, qu'elles ont un prix par elles-mêmes, qu'elles sont des œuvres de l'art et même que la plupart se veulent comme telles ou, en tout cas construites et réfléchies, que, d'autre part, leur réunion et leur disposition en ce livre, à elles seules, leur conféreraient ce caractère d'œuvres et que, enfin et à la limite, cette question de la distinction de valeur esthétique entre la photographie et son objet pourrait se poser à propos de toute photo représentant tout objet. Assez vite, nous comprendrons que ces questions servent ici à Pierre-Henry Frangne à repérer un problème historique, à créer les distinctions nécessaires à son propos, à invoquer les références de pensée indispensables, bref à construire l'édifice impressionnant des dépassements que nous allons examiner tout à l'heure[6]. Mais une espèce d'inquiétude demeurera encore sur la raison profonde qui lui fait dénier à ces images leur caractère d'œuvres, et il nous faudra plus de temps pour entrevoir — pour supposer, à nos risques et périls — l'expérience qui pourrait bien commander et cette dénégation et ce détour, et la nature de ce qui distinguerait la montagne de toute image de la montagne, artistique ou non, et peut-être ce qui distinguerait l'expérience de la montagne de toute autre expérience, — et, finalement, ce qui distinguerait fondamentalement toute expérience de sa représentation, quelle qu'elle soit.

 

La périodisation (1860-1940) que déterminent le volume tout entier et, en son sein, l'essai de Pierre-Henry Frangne, tend à mettre en évidence une révolution qui se déroule à la fois dans la considération de la montagne, dans la photographie et dans toute l'esthétique, dans la philosophie elle-même : telle est l'assise historique, solide et indubitable du titre et de la pensée dans cet ouvrage. La première référence invoquée est celle de Michel Foucault, en un passage où celui-ci décèle, dans les années 1860-1880, l'époque d'une passion des images[7]. Mais toutes, qu'elles soient de Théophile Gautier, de Baudelaire, de Nadar ou de sir Leslie Stephen, ou de Foucault, toutes soulignent en cet âge le moment de quatre « premières fois » :

Première fois de la vision d'une nouvelle réalité jusque là inconnue (celle de la haute montagne), première fois d'une nouvelle activité où l'homme engage une inédite conception de son corps et du rapport de son corps au réel (l'alpinisme), première fois d'une nouvelle image de cette nouvelle réalité et de cette nouvelle activité (la photographie), première fois enfin d'une nouvelle modalité de cette image : la photographie instantanée, prise sur le vif, capable comme jamais auparavant de capturer d'un coup, d'une part l'immobilité de la montagne […] et, d'autre part, la fugacité, le mouvement du geste de l'alpiniste accroché à elle […]. (pp. 47-48)

Voilà fondée solidement et distinctement la nouveauté absolue d'un mouvement en effet inattendu et fascinant, où se lient curieusement les destins de l'alpinisme et de la photographie[8] et dont l'auteur va éclairer les implications techniques et scientifiques, mais surtout philosophiques, esthétiques et éthiques, implications qui assigneront au couple de la photographie et de l'alpinisme une signification majeure dans l'histoire récente de la pensée, et qui seront toutes renversantes.

Dans le domaine de la science et des techniques et sous l'invocation principale d'Heidegger, les « Temps Modernes » sont ici analysés comme « la première époque par laquelle le monde n'existerait et ne serait disponible pour l'homme qu'en tant que ce dernier détient le pouvoir réfléchi, critique et contrôlé, de le transformer en images » (p. 48). Dans cette révolution « un sujet-spectateur s'empare d'un monde-image par des moyens scientifiques, techniques, industriels et artistiques que les hommes du XIXe siècle ont immédiatement compris » (p. 49). Ainsi, en quelques années, l'humanité s'est-elle procuré, sous le format portatif d'images indéfiniment classables et interrogeables, les formules de la Terre et les modes de la présence que les hommes y entretiennent, cela en général et ici, particulièrement et de manière significative, les enregistrements de l'un de ces milieux étrangers où ils se sont à cette époque aventurés[9]. (Probablement les analyses et les conclusions de Pierre-Henry Frangne vaudraient-elles aussi pour les photos et les films, sensiblement plus tardifs, des déserts, de la mer et des grands fonds.)

D'autre part, et encore plus fondamentalement, on ne peut réintégrer la beauté moderne — dont la photographie est l'une des expression les plus provocantes — dans la sphère de l'esthétique et dans celle de l'éthique qu'au prix d'un travail de retournement dans les notions du beau, du sublime et de la liberté. Parce que la photo d'alpinisme expose les choses nues à la seule matérialité d'une surface sensible à l'impression de la seule lumière réelle et parce qu'elle expose l'homme à même les choses et sans autre recours que lui-même, que ses cordes et pitons et que ses appareils de prises de vues, il faut bien que la liberté reçoive une définition autre que métaphysique, que le sublime soit réintégré dans l'immanence d'une expérience rigoureusement humaine du dépassement de soi, que la beauté ne fasse plus que couronner la réalité des choses et du geste humain pris en leur présence. Évidemment cette époque ne marque pas seulement la rencontre quasiment miraculeuse de l'alpinisme et de la photographie en leur histoire à l'un et à l'autre : elle est aussi le tout dernier moment révolutionnaire de l'esprit humain, dont les noms emblématiques sont principalement ceux de Nietzsche, de Sartre et de Mallarmé (secondairement, entre autres, ceux de Burke et de Stephen, de Benjamin et de Barthes) et dont les expressions décisives et presque toujours privatives sont celles d'art sans art[10], de sublime sans transcendance ni même de transcendantal, de beauté sans répondant idéal ni modèle rhétorique, de la vie morale entendue comme « cet effort en quoi consiste la situation de l'homme cherchant l'impossible et définitive synthèse de l'en-soi et du pour-soi, cette puissance et cette précarité où se détachent et s'embrouillent inextricablement l'homme et les choses, le sujet et l'objet, la liberté et la nécessité » (p. 54).

Le sublime photographique consisterait alors, non en un accès à l'ordre transcendant de la spiritualité par-dessus une réalité sensible immaîtrisable complètement, mais en la monstration d'expériences sensibles et affectives qui choquent nos modes habituels de perception du monde et qu leur font violence alors même que c'est la réalité qui est enregistrée et qui est ainsi montée comme le lieu d'une infinité d'expériences possibles. […] L'image photographique est sublime à condition qu'elle produise le sentiment d'irréalité de la réalité même. (p. 62)

On voit mieux, dès lors, ce que Pierre-Henry Frangne entendait faire en posant d'emblée le caractère non artistique de ces photos, c'était de commencer à les porter dans la zone d'une nouvelle frontière de l'art :

Fragments de fragments, ces séries foncièrement ouvertes de photographies documentaires sont cependant des œuvres d'art parce que désormais les œuvres d'art « en tant que photographies » comme dit Benjamin, nous livrent une beauté moderne, c'est-à-dire une beauté qui ne fuit pas les désordres du monde matériel, qui ne les transfigure pas par la grâce d'un style, qui ne les embellit pas non plus par les moyens d'une composition organique ou par ceux de la nature harmonieuse du symbole : un art sans art, un art qui contient en lui le non-art et l'informe si l'on veut ; un art du choc fugitif et du temps, de l'attention inattentive ou flottante, et qui est constitué « de vue et non de visions ». (p. 59)

Ainsi, de même que ce livre n'appartient pas sans plus à la catégorie commerciale et esthétique des « beaux livres », de même la photographie d'alpinisme ici ne se réduit pas à celle de la photo d'art.

Le corps, sous tous les angles

Cependant ces passages mêmes de l'essai et d'autres, et l'analyse finale consacrée à « l'énigme du corps » et à la « sagesse de l'effort » pointent vers autre chose, qui concerne l'alpinisme et plus vraiment la photographie. Ë ce moment-là, en effet, la citation du récit que fait Leslie Stephen de son ascension et la question qu'il pose (« Où finit le mont Blanc et où est-ce que je commence ? ») n'évoquent plus exactement la relation entre la photo et l'alpinisme mais la question « d'un moi qui, dans l'effort, sent sa distance et sa continuité par rapport au réel matériel ou corporel […] la question de notre corps » (p. 64). Plus loin (p. 68), une citation de Michel Serres précisera cette question en lui donnant le contexte de la relation du moi aux autres alpinistes, dans la difficulté d'une ascension : « Saisie par la neige, écrasée de soleil, courbée face au vent, réduite au silence par le souffle court, la cordée s'élève donc dans la paroi. Sans attendre, la pesanteur s'y venge du moindre faux pas. […] Cette rudesse loyale apprend la vérité des choses, des autres et de soi, sans faux-semblant. »

L'homme de dos
George Perry Ashley Abraham, traversée Charmoz-Grépon, épreuve gélatino-argentique, 1898
Alpinisme et photographie, p. 138
© Les Éditions de l'Amateur

Dans ce volume, l'essai de Michel Jullien, « L'homme de dos », évoquait lui aussi le corps de l'alpiniste : ses postures, sa relation au vide et au plein, les positions du photographe dans la cordée et les angles qu'il peut prendre au péril de sa vie et de celle de ses compagnons. En grimpeur lui-même et sous l'angle de la technique de l'escalade, il analysait les gestes et leurs significations telles qu'elles s'inscrivent dans un processus d'ascension, les rares expressions du visage, les facteurs du risque, les déterminations réciproques des prises du grimpeur engagé dans les parois et de la prise de vue :

Il s'établit un partage entre la précarité du photographié et celle du photographe, entre le geste souvent grotesque, baroque, inesthétique d'une part, et l'imperfection qualitative du cliché (flou, défaut de cadrage…) d'autre part. Ce type de documents porte la trace d'une improvisation partagée : improvisation gestuelle répétée des acteurs, improvisation d'une prise photographique au cours de l'ascension. […] il faut beaucoup d'heures pour que se passe une escalade, mais la durée du déclic, infime, nous ramène en imagination au peu de temps que suppose un accident. Ces clichés apparaissent comme autant de chutes contenues, réprimées. […] En insistant sur le développé de l'action, sur le risque en cours, ces prises de vue nous fondent dans la cordée. (« L'homme de dos », pp. 36-37)

Or, à la fin de l'essai de Pierre-Henry Frangne, il n'est plus guère question de la photographie, mais de l'expérience physique de l'alpinisme[11]. Et l'on saisit mieux ce qui fait que, parmi les photos du livre qui évoquent l'escalade, l'auteur a choisi de commenter plutôt celles qui montrent l'effort et même la souffrance ou bien que, comparant des portraits, il valorise les photos de plein vent :

Burgener
Alexandre Burgener, S. Kuntz, d'après cliché Wehrli, Les Alpinistes célèbres, 1956
Alpinisme et photographie, p. 126
© Les Éditions de l'Amateur
Gervasutti
L. Devies(?), Giusto Gervasutti, fin années 30, S. Kuntz, d'après cliché Wehrli, Les Alpinistes célèbres, 1956
Alpinisme et photographie, p. 187
© Les Éditions de l'Amateur

Regardons, en effet, les hommes parvenus au sommet. Contemplons surtout les deux admirables portraits de Luigi Comici et de Giusto Gervasutti (pp. 186-187). Comparons-les d'abord aux portraits de guides pris dans la vallée, celui de Jean Charlet et, surtout, celui d'Alexandre Burgener (p. 126) […]. En bas le portrait est posé. La photographie mime la (mauvaise) peinture et fixe les individus en continuelle, artificielle et conventionnelle représentation. Les attributs du guide, la pipe, le chapeau, le piolet et la corde manifestent ostensiblement ou théâtralement, l'essence d'un métier désirant maladroitement se montrer sub specie aeternitatis. (p. 54)

Sans doute y a-t-il de cela. Mais l'attitude des deux guides italiens ne manque pas non plus de théâtralité et la photo précédente (p. 185), prise en pleine pente, manifeste ouvertement les mêmes attributs, comme tels, et même une espèce d'attitude bravache qui ne paraît pas pourtant disqualifier la photographie elle-même.

S'il y a ici du trouble ou du tremblé et des difficultés à penser, ils viennent d'ailleurs que du sein de l'esthétique ou d'une insuffisance de la pensée, et c'est la dimension la plus précieuse de cet essai. Dans Pierre-Henry Frangne, ce qui résiste à l'image de l'album photographique et au préjugé de la photogénie de la montagne, ce qui inspire et soutient sa réflexion dans les synthèses fortes et audacieuses dont nous avons essayé de donner une idée, c'est précisément ce qui résiste à toute photographie, dans la montagne et dans l'alpiniste : c'est l'expérience éprouvée de la réalité inhumaine des choses poussée ici à ses extrémités et de la précarité du moi, elle aussi exaltée en cette expérience — de la précarité de chacun et assumée par tous, grimpeurs et photographes —, exaltée au point où elle devient dans le moi un autre mur de rocher et de glace.

Reprenant à son compte certaine formule de Spinoza (« Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps »), Pierre-Henry Frangne écrit à un moment :

Qu'est-ce que peut le corps ? Jusqu'où peut aller l'effort humain ? Jusqu'à quelle hauteur un homme peut-il monter ? Par quelles voies et dans quelles conditions peut-il accéder à un sommet ? En combien de temps ? Jusqu'où peut-il souffrir pour surmonter les obstacles que la montagne lui oppose ? (p. 65)

Voilà des questions que nulle photographie ne saurait poser par elle-même, et elle saurait encore moins y répondre. Seul se les formule, pour lui-même et dans leur dimension la plus générale, un moi qui, se confondant à un moment donné avec son seul corps et cherchant à distinguer physiquement ce corps-là de la masse rocheuse, avec d'autres corps tente de sortir par le haut et de la paroi et de la question.

Néanmoins… Chaque photo de montagne — elles existent réellement, à leur tour, certes plutôt muettes et laissant peu à dire (J.-M. Schaeffer a raison), et objectives, et étranges, plutôt bonnes à feuilleter qu'ouvertes à la contemplation —, chacune de ces photos — y compris celles des danses sur les séracs ou des guides Jean Charlet et Burgener —, chacune est comme l'une de ces maximes de La Rochefoucauld inégales par principe et tellement rebelles aux enchaînements de discours et au livre : sans ciller elle a fixé, brièvement (de plus en plus bref, le temps de pose), la réalité des choses et de l'homme tel qu'il est en butte aux choses ; elle brille, elle cède la place à une autre (« Fugacité », p. 69) ; elle nous donne à voir ce que nous ne saurions envisager en face. Car, si les attributs de l'alpiniste qui figurent dans les portraits des deux guides italiens ont en effet plus de nécessité que dans ceux de Burgener ou de Whymper, sans ces attributs et sans la légende qui leur donne leur nom, on ne saurait pas sans doute que de ces deux corps-ci l'un a mené mille courses au péril de lui-même et de ses clients et que l'autre a donné son nom à des sommets et vaincu le Cervin à grandes pertes dans ses compagnons.

Ainsi, en vertu du lien immédiat que la brûlure de la lumière établit entre les pièges chimiques de notre fabrication et la réalité inentamable des choses et des êtres, ces photos renouent par-dessus des siècles avec le pouvoir magique des images telles qu'elles furent inscrites aux grimoires ou aux rochers des cavernes. Nouvelles proses du monde, nos albums certes documentent et classent des connaissances, mais aussi, poétiquement, ils nous rappellent, nous lecteur, au trop peu de réalité que nous opposons à tout ce qui est, hommes et choses et aussi bien, finalement, à nous-même. Cependant, même si l'alpinisme et la photographie sont nés ensemble, la montagne n'était pas, par quelque photogénie naturelle, liée d'avance à ces images ; il y fallait l'invention et le soin de tous : industriels, photographes professionnels ou d'occasion, éditeurs, essayistes.

 

Cela n'est pas rien quand même pour des photos, comme pour la littérature, que de défier la solidité massive des choses et la précarité de l'homme au regard de celles-ci. Mais, en effet, pour qui les regarde, le prix de chacune s'évalue finalement à l'aune de l'expérience du monde et de soi-même.

Pierre Campion



[1] Renseignements pris quelques instants plus tard au rabat de la jaquette, on apprendra que la première page de couverture représente une descente en rappel de la Chandelle du Portalet dans les Alpes valaisannes en 1934, et que le détail de la quatrième est tiré de l'une des photos appartenant elle-même à une série de huit formant une vue panoramique du mont Rose, vers 1900. Dans le deuxième cas, nous sommes donc aux derniers temps des lourds dispositifs de prises de vue, vers les années 1890 : « Le passage de l'appareil du trépied à la main est contemporain de la naissance de l'alpinisme proprement dit » (Philippe Poncet, « L'alpiniste photographié », p. 74).

[2] Dans son essai, « L'homme de dos », Michel Jullien montre très bien l'humanité parfois triviale de « cette foule subite en montagne, costumée, ressemblant à une communauté dominicale se dispersant à la sortie de la messe » (p. 32), ou l'espèce de « disgrâce gymnique, [de] bouffonnerie étrangement déplacée compte tenu de l'endroit et de l'enjeu » qui marque les images de l'alpinisme acrobatique : « Ce mélange de pantomime et de risque est l'un des paradoxes de la photographie de montagne, un paradoxe qui a littéralement disparu des milliers de clichés reproduits dans les magazines actuels sur lesquels le risible, le dérisoire, le baroque, la disgrâce gestuelle, l'émouvante trivialité corporelle (jusqu'aux traces de l'effort) sont refusés au profit d'une plastique stéréotypée : gestes parfaits du grimpeur pour des images irréprochables, surnuméraires » (p. 39).

[3] Analysant dans ce livre les premières photographies qui représentent l'homme en haute montagne, Michel Jullien distingue deux sortes de documents : ceux qui décrivent de manière pittoresque les premières ascensions et ceux où prévaut l'aspect touristique. Et il ajoute : « Ë la lisière de ces deux traditions photographiques, une foule de clichés anonymes ne proposent ni une ascension achevée du mont Blanc ni une scène de villégiature. Certains allient qualité photographique et volonté pédagogique. Le tirage reproduit pages 100-101 est un exemple du genre. Il restitue le cheminement d'une cordée évoluant dans les parages de la Jonction, aux prises avec une crevasse. Les Òalpinistes successifsÓ — ce pourrait être le même homme : quatre chapeaux, quatre costumes identiques — forment une séquence, décomposent à eux quatre les mouvements consécutifs pour franchir le passage […] » « L'homme de dos », p. 33.

[4] « L'escalade ressemble fort à l'art du funambule » M. Jullien, ibid., p. 41. Ainsi, entre autres, dans la sensationnelle photo de la jaquette.

[5] « [La photographie] est un art ÒlaïcÓ, une image qui émeut, qui enchante ou qui attriste, mais de cet émoi fugace, de cette tristesse ou cet enchantement légers, subtils et précaires qui naissent d'une rencontre brève et fortuite. Une image où il y a à voir, mais rien — ou si peu — à dire », J.-M. Schaeffer, L'Image précaire, citation liminaire par P.-H. Frangne, p. 45.

[6] Dans ce discours philosophique et serré destiné à tout lecteur de bonne volonté, nulle intimidation. Les notions et les références seront explicitées, les raisonnements déployés, les cheminements datés.

[7] Observons que le texte de Foucault cité pp. 46-47 analyse la rencontre de toutes les images « dessins, gravures, photos, ou peintures » au sein d'un même monde de représentations et de pensée (d'une épistémè), souligne les effets d'équivalence et de réciprocité entre les types d'images, et caractérise justement ce moment de la folie des images par les effets de ces échanges.

[8] « L'histoire de la conquête des Alpes est exactement contemporaine de l'essor de la photographie » M. Jullien, loc. cit., p. 34.

[9] Comme le remarque P.-H. Frangne, Ruskin notamment fut le témoin et l'acteur de ce bouleversement des catégories de l'esthétique et de la pensée, lui qui pensa pouvoir déceler et noter les mouvements géologiques de la création à travers les images qu'il en produisit par le dessin et la photographie. Voir aussi à ce sujet, sur ce site, le compte rendu du livre d'André Hélard, John Ruskin et les Cathédrales de la Terre, Guérin, 2005.

[10] Voir le titre et le livre de Jean-Pierre Montier : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995.

[11] Ë travers ces photos, on dénombre au moins quatre regards sur la réalité de la montagne : celui de l'essayiste qui est par ailleurs et occasionnellement alpiniste, celui de l'alpiniste éprouvé (et éditeur), celui du photographe ; et celui du lecteur qui ne connaît réellement de la montagne que ce qui en est montré et dit dans les livres et singulièrement en celui-ci. Pour l'amateur, telle ou telle photo — où le premier projette son expérience, que le second investit de son imagination informée par sa compétence et que le troisième analyse en professionnel — telle photo donc apparaît plutôt comme une œuvre de l'esthétique : dominée et paisible.


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