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Pierre Campion : Note de lecture sur le livre de Claire Gantet Une histoire du rêve.

Mis en ligne le 5 juin 2021.

© Pierre Campion.

 Claire Gantet Une histoire du rêve. Les faces nocturnes de l'âme (Allemagne, 1500-1800), préface de Jacqueline Carroy, Presses universitaires de Rennes, 2021.


Claire Gantet : écrire une histoire du rêve

C'est un livre ample et fort, ambitieux, minutieux. En cela, il demande au lecteur un effort certain[1].

C'est un problème, traité en trois parties : écrire « une histoire du rêve », selon le mouvement suivant :

-       « Savoirs alternatifs, XVIe-XVIIe siècles »

-       « Dédoublements : conter le rêve »

-       « Entre jeu, science et création »

La première est la partie mère du livre. Elle pose le décor et les enjeux d'un drame. Nous sommes dans l'Allemagne de la Réforme et de la guerre de Trente ans, le lieu central de conflits de toutes sortes qui ébranlent l'Europe entière et la chrétienté. Ce qui se joue alors dans la culture allemande, c'est l'histoire de l'âme telle que celle-ci se raconte et s'analyse en Occident depuis l'Antiquité biblique et gréco-latine jusqu'à maintenant.

L'intrigue trouve son thème dans la question et la pratique d'un phénomène universel de l'humanité, le rêve.

 

Comment mettre en mouvement cette matière énorme et disparate d'études, de documents et de faits, et de problèmes qui surgissent à chaque pas, impliquant la théologie, la médecine, l'anthropologie et la philosophie, la politique et les configurations territoriales, et de sciences elles-mêmes, en formation ?

Distinguer, repérer, ordonner : Claire Gantet raconte. Elle superpose trois ordres de récit, différents en nature. Elle ne les empile pas, elle les surdétermine, les deux premiers dans le troisième : le récit de rêve (en tant que l'on n'a accès à celui-ci que par celui-là), le récit d'histoire (car elle est historienne), le récit du livre — son livre comme récit.

 

Dans celui-ci, les périodisations — même la première — ne donnent pas le rythme en termes de dates mais par des notions. Ce déplacement suggère une structure du livre par thèmes. Cependant l'ordre de l'histoire n'est nullement absent car il subsiste sous la forme de dérives puissantes. Par exemple dans la première partie, le mouvement qui conduit des premières tensions religieuses dans l'Empire romain germanique à la guerre de Trente ans : insensiblement et comme par petites touches, on a glissé des unes à l'autre, et du premier XVIe siècle au XVIIe, et en même temps des humanismes à Descartes. D'une autre façon, dans la deuxième partie, « Cardan, Birken et Bernd ont été choisis comme moments dans l'écriture du rêve du XVIe au XVIIIe siècles. Tous trois ont témoigné d'une liberté ­— de composition, de rédaction, de ton — par rapport aux moules rhétoriques usités » (p. 182) : le thème et l'étude du récit de rêves se surimposent à la périodisation par siècles.

 

L'idée qui anime ces mouvements est celle-ci. Le sens des rêves et les savoirs dont ils sont porteurs se dérobent à toute tentative de compréhension et d'explication de la part des confessions en conflits entre elles, comme des pouvoirs ou des factions ou des catégories universitaires. En effet, les rêves et notamment les cauchemars passent pour des expériences des fins dernières, de damnation ou de salut, expériences qui pourraient conforter des doctrines ou des pouvoirs et que ceux-ci tentent en effet de capter. Ainsi,

le paradigme de la confessionnalisation est trop mécanique pour rendre compte de l'histoire du rêve. Et pourtant il permet de porter un regard neuf sur des thématiques complexes — les définitions de l'imagination, de la folie, l'évolution des arts divinatoires et de l'acception de la science — primordiales dans le processus de la psychologisation du rêve. [É] Au terme de cette évolution, le rêve ne releva plus généralement des arts divinatoires mais de l'étude de la psyché et les catégories aristotéliciennes finirent par s'avérer inopérantes. (p. 87-88)

Parmi d'autres, ce passage donne la clé d'une enquête qui va traverser des centaines de références et d'analyses patientes, et les ambiguïtés assumées qui portent cette enquête. Claire Gantet combat la tentation de l'historien qui est de rabattre l'expérience des rêves (elle parle de « savoirs alternatifs ») sur des institutions, des orthodoxies ou des périodisations définissables par des dates. Pour autant, elle ne perd pas de vue ces données et ces déterminations, elle dénonce leur caractère réducteur, mais elle demande qu'on leur donne un sens qui les dépasse.

En fait, l'auteur tend à inscrire son mouvement dans l'histoire non linéaire d'une science des rêves qui passera par une « psychologisation » et elle laisse deviner l'arrivée, dans ce jeu, de la psychanalyse et notamment de la Deutung freudienne, le terme allemand sur lequel la traduction en français hésita entre « la science » et « l'interprétation » des rêves.

Le vieux mot de l'âme revient donc à la faveur d'une évolution des perspectives anciennes vers une psychologisation et il ramène avec lui le mot antique de la psyché, l'un et l'autre devenus porteurs d'une science spéciale qui sera un jour une interprétation, sans cesser d'être une science. Explicitement, le livre citera Freud et Jung — surtout le deuxième — dans ses dernières pages, comme « des lecteurs » de l'ontologie du XVIe au XVIIIe siècles.

 

Par là, le mouvement révèle la vraie ambition de ce livre, celle de développer une archéologie des savoirs des rêves par la mise au jour de leur spécificité, en tant que des savoirs alternatifs à tous les autres savoirs : non seulement d'autres savoirs mais assurant d'autres fonctions.

Le matériel dont Claire Gantet dispose est immense et encore, suggère-t-elle, il en reste sans doute caché ici ou là dans des fonds d'archives, ou à jamais perdu au fond des subjectivités disparues. Il demande des inventaires et des relevés minutieux, entre des couches de temporalités. Et, comme toutes les mises au grand jour du présent, celle-ci rencontre de multiples traverses, surprises et incertitudes. Dans ce livre, l'histoire des rêves revêt donc le style d'une archéologie : patience, scrupules, hypothèses et vérifications, sens des dépaysements.

C'est là que le lecteur éprouve une perplexité. Car, si le nom de Michel Foucault apparaît dans la bibliographie du livre, au titre de la littérature secondaire, pour son Histoire de la sexualité et son Usage des plaisirs, on attendait une situation plus explicitée à l'égard de l'auteur de l'Histoire de la folie à l'âge classique (1972) et de L'Archéologie du savoir (1969). Certes la folie est moins partagée humainement que le rêve et plus intéressée à l'étude objective des pouvoirs et institutions[2]. Mais, concernant les sources de l'épistémologie, une interrogation demeure.

 

Cependant disons le plaisir et la satisfaction que procure cette écriture, justement et d'abord en ce qu'elle fait sentir sans cesse, dans ce gros livre, l'allegro d'une conviction, et d'une invention dans l'ordre de l'historiographie.

Il y a des enjeux, une dramatisation, des épisodes et des moments, en un mot le mouvement d'un récit.

Le choix de l'Allemagne, de la culture et de l'érudition allemandes comme terrains de l'investigation, situe le drame au centre névralgique de l'histoire des conflits politiques, des controverses religieuses et des savoirs de 1500 à 1800, et jusqu'à nos jours. Ce fut une décision stratégique.

Comme méthode intellectuelle, la pratique des bilans intermédiaires éclaire le fil directeur et prépare son devenir ultérieur.

Surtout, dans la deuxième partie principalement mais partout dans le livre, les récits de rêves procurent des vues sur les inventions déroutantes de l'esprit humain et des analyses qui vont à l'honneur de sa recherche.

Le passage sur les rêves de l'enfant Louis XIII et son caractère facétieux, tels que les note son médecin personnel, est un pur bonheur (p. 149-151). Quant à un certain manuscrit anonyme exhumé en 2008 par Thomas Ott, il créait vers 1546 une scène désopilante où l'on voit transcrits en termes burlesques les conflits du moment qui mettaient aux prises les deux dynasties des ducs saxons et l'ensemble de l'empire de Charles Quint : « Des épisodes les plus dramatiques de l'histoire, lorsque la destinée semblait surdéterminée, il était permis de rire en empruntant la forme du rêve » (p. 62-65). On ne saurait mieux décrire la nature des rêves, la complication des herméneutiques et l'engagement de diverses parties dans les implications politiques des savoirs.

Dans le récit de Claire Gantet, il y a donc des personnages, des caractères et des figures, et même des sortes de héros : Luther et ses cauchemars opposé à la tranquille froideur de Melanchthon ; Cardan, Birken et Bernd, déjà nommés ; Albrecht Dürer, qui peignit sur le coup une aquarelle d'un cauchemar, en écrivit au-dessous le récit, et garda pour lui ce document qui pouvait le compromettre (p. 53-56) ; le jeune humaniste Juan Luis Vivès qui voulut, à l'université de Louvain, contre les sarcasmes de ses collègues et leur science abstraite, consacrer son premier cours au Songe de Scipion tel que le rapportait Cicéron (p. 89-91) :

Au-delà de la volonté de rompre avec la science scholastique, la fiction du songe vécu et d'une écriture nocturne simultanée du songe pointait une gageure essentielle. Comment isoler la réflexion sur le rêve d'une phénoménologie du songe et d'une écriture singulière ? Comment qualifier le vécu du songe ? Quels savoirs étaient à même de rendre compte de l'étrangeté familière du songe ?

C'est justement à cet instant que se produit l'inflexion décisive dans le livre de Claire Gantet. Se référant à La Fable mystique de Michel de Certeau, elle entend montrer comment les images des graveurs et des peintres ainsi que les récits de songes, se substituant aux travaux théoriques, cherchent à représenter les savoirs oniriques en leur altérité. Sous l'idée ici un peu large de la fable, le récit convertit sa marche vers ses deuxième et troisième parties. Le nom de cette péripétie est celui de Juan Luis Vivès, venu d'Espagne dans le monde des universités du nord.

L'Apparition nocturne, le tableau de Jordaens (1593-1678) fournit l'image de couverture et il reçoit une analyse qui fait de lui l'une des peintures typiques du rêve : « Il manifestait la gageure d'une représentation du rêve : la scène onirique était à la fois immanente, lisible dans la posture du dormeur et réfléchie par la lampe et son jeu d'ombres » (p. 281-282).

 

Au sens strict, l'histoire du rêve ne relève ni de l'histoire des sciences ni de l'histoire des idées, car les savoirs que produisent les rêves ne sont ni des idées ni des sciences.

Au fond, Claire Gantet écrit elle-même une espèce de fable savante aux nombreux personnages et à diverses leçons, la principale étant qu'il faut contourner l'histoire classique quand on parle du rêve.

Pierre Campion



[1] Claire Gantet, Une histoire du rêve. Les faces nocturnes de l'âme (Allemagne, 1500-1800), Presses Universitaires de Rennes, 2021.

[2] Dans sa préface, Jacqueline Carroy propose de situer le livre de Claire Gantet dans la mouvance historiographique des années 1970-1980 : « C'est dans une perspective méthodologique et épistémologique analogue que Peter Burke, Simon Price et Jacques Le Goff par exemple ont abordé l'histoire des rêves à l'époque moderne, au Moyen åge ou sous l'Antiquité. Leurs travaux ont fait date en même temps que ceux de Michel Foucault » (p. 7).

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