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Pierre Campion : Julien Gracq, La Forme d'une ville. La scène primitive dans la vie d'un écrivain.
Ce texte est repris, avec quelques modifications, du livre de Pierre Campion La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, coll. Poétique, 1996.
© : Pierre Campion.

Gracq Julien Gracq : La Forme d'une ville, José Corti, 1985.

Julien Gracq est mort le 22 décembre 2007.
Texte mis en ligne le 24 décembre 2007.


Julien Gracq : La Forme d'une ville

La scène primitive dans la vie dÕun écrivain

Nantes, Bordeaux, Paris

Dans La Forme d'une ville[1], qui nomme bien d'autres écrivains, le nom et la figure de Mauriac occupent une place privilégiée : tardivement survenus (p. 194), ils procurent pourtant le contretype idéal du « je » gracquien, en même temps qu'ils permettent de former le complexe d'images, de notions et de titres qui développent complètement l'idée du livre. Liées entre elles dans les pages 194 à 197 qui évoquent le départ du jeune homme, les références à la carrière des lettres, à Paris, à Genitrix et au Rivage des Syrtes avertissent, allusivement mais fortement, que, si toute entrée dans la littérature constitue une rupture et une nouvelle naissance, Nantes n'est pas Bordeaux, que partir pour Londres n'est pas monter à Paris, que le refus des honneurs et de la carrière d'écrivain s'inscrit déjà dans la dernière scène du livre.

N'oublions pas cependant le titre et la première page, ni d'observer comment, à leur manière, ils éludent Paris : né parisien, Baudelaire n'avait pas à renaître, et ses vers, ici transformés de manière assez cavalière (« La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d'un mortel »), n'annoncent plus un tableau de la Ville par excellence : Nantes n'est pas Paris.

Mais n'être ni Paris ni Bordeaux, c'est peut-être une manière de remplir la fonction de l'une et de l'autre. La ville de Nantes s'en trouve revêtue de propriétés paradoxales puisque, tout en restant provinciale, elle peut engendrer un écrivain et ouvrir pour lui « sur le monde » (p. 195) en l'envoyant à Londres, — cela non sans ironie, puisque l'année parisienne, qui eut bien lieu, se trouve ramenée à une parenthèse insignifiante. Pour Gracq, Nantes sera donc une mère singulière.

Nantes

Comme le sujet de tout livre de Gracq, l'idée de celui-ci constitue « une sorte de modèle réduit, à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d'une infinie capacité d'expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée[2] ».

On se doute bien qu'il ne faut pas chercher ici des descriptions, ni même « le portrait d'une ville  » (p. 7). « Forme » de l'imagination, Nantes revêt ici le caractère abstrait des blasons (p. 201 : « une nef sous voiles et la devise : Favet Neptunus eunti »), des cartes (la couverture du livre !) et des notions du géographe (l'arrière-pays, le rapport au fleuve, l'aménagement urbain[3]…), des valeurs morales (la liberté !), des noms et du Nom (les pages 201 à 204, presque proustiennes), des catégories et espaces mentaux :

Proust fait excellemment ressortir, à propos des « côtés » de Combray, — côté de la Vivonne, côté de Guermantes, côté de Méséglise — que tous sont atteints chaque fois directement, et séparément, à partir du bourg, sans qu'aucune allusion soit jamais faite à la possibilité entre eux de relations périphériques : un tabou qui se soucie peu des contingences de la géographie veille à la préservation de leur charge affective première, laquelle reste fonction de leur caractère d'impasse et de leur superbe isolement (pp. 75-76).

La référence proustienne était quand même inévitable. Car la ville, subjectivée tout entière dans la réalité intime du « je » gracquien, prend, comme Swann et toute la matière de la Recherche dans le « je » proustien, les couleurs, les divisions, les obsessions et la substance de ce « je ». Précisons pourtant que la Ville est aussi forme, en ce qu'elle enferme à son tour et informe le sujet. Dès la page 3, se pose le thème de l'internat : c'est dans ce lieu que l'enfant reçoit l'empreinte formatrice de la Ville, et du sein de ce lieu qu'il la connaît. Les pages finales, évoquées ci-dessus, ne font que consacrer le mythe de « la fonction matricielle » (p. 135) exercée par la ville, comme le confirme la disposition graphique de la couverture et de la page de titre, où le nom de l'écrivain s'inscrit dans la formule éponyme du livre.

Le schème imaginaire paradoxal d'une double inclusion, de l'enfant dans la Ville et de la Ville dans le sujet, commande évidemment l'idée de la gestation et de l'accouchement : cet événement et cette durée (« mes sept années d'incubation réglementaire […] » p. 195) temporalisent la structure et la font entrer par là dans le domaine du récit. Encore faut-il que l'écrivain dénoue le paradoxe de la double inclusion et, pour cela, énonce et maintienne le caractère indéfiniment perpétué d'une double création mutuelle :

L'ancienne ville — l'ancienne vie — et la nouvelle se superposent dans mon esprit plutôt qu'elles ne se succèdent dans le temps : il s'établit de l'une à l'autre une circulation intemporelle qui libère le souvenir de toute mélancolie et de toute pesanteur (p. 9).

Par là, le thème du changement, emprunté au vers de Baudelaire et maintenu tout au long du livre par la tension entre le présent et le passé, montre que, la capacité créatrice ayant été transférée au « je » et continuant à le former, la création de la ville se poursuit par lui et en lui. À côté de lui aussi, à travers la guerre et les grands travaux, mais telle qu'en elle-même et qu'en lui, puisque désormais ils sont même substance, comme le dit la dernière phrase :

Je croissais, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée — forme complaisante à toutes les poussées de l'avenir, seule façon qu'elle ait d'être en moi et d'être vraiment elle-même — elle n'en finit pas de changer (p. 213).

« Ville en travail d'elle-même » (p. 207),

[…] ce n'était pas seulement une ville où j'avais grandi, c'était une ville où, contre elle, selon elle, mais toujours avec elle, je m'étais formé (p. 197).

La preuve de ce pouvoir de la ville et de son lien à l'enfant figure dans l'actualité immédiate, au moment de l'écriture du livre :

[…] un journal local publie une nouvelle surprenante : les tramways de Nantes vont revenir ! La dernière à s'en séparer, la ville, éclairée par je ne sais quel conseil oraculaire, va réactiver son talisman perdu […] (p. 21).

Le talisman de Nantes, mais aussi de l'écrivain, comme on va le voir.

On pourrait montrer combien ce schème de la double inclusion commande l'ordre du livre, comment la description de la ville représente les vues que l'interne peut en avoir du sein de sa réclusion, comment le jeu des « sorties » appartient encore à ce système et comment l'esprit formé et souverain de l'écrivain construit un modèle abstrait et dynamique de ces sorties (chez la grand-tante, les jeudis et le dimanche, les lieux défendus, les lieux refusés, la promenade lointaine et exceptionnelle de l'Erdre, la sortie « dans le monde » à l'occasion du banquet des anciens élèves, l'excursion dans l'hinterland de la ville, dernière sortie d'un sujet déjà nécessairement formé à la discipline géographique), modèle dynamique que le départ pour Londres vient achever.

Mais ce qui intéresse plutôt ici, et qui permettra de montrer comment le schème de la double inclusion informe complètement le livre et comment son paradoxe se résout en un mythe complexe, c'est l'examen de cette question : qu'y a-t-il au commencement du processus de la prégnance ? Qu'est-ce que cette mère, et quelle est l'origine ?

Nantes, Angers, Paris

Précisons : nous nous posons ici une question de lecteur, non de psychologue ni de psychanalyste, et de lecteur qui s'interroge sur la capacité d'un écrivain. Si le schème identifié plus haut consiste en une de ces formations imaginatives qui font, aux yeux de Gracq, les sujets de récits, la question, en fait, se formule ainsi : comment se fonde, dans le texte, la fiction de la prégnance ? Comment se constitue l'attaque de ce récit ? Nous cherchons donc ici à éclaircir, à travers l'étude de l'ordre du texte et spécialement en analysant son début, une création significative de l'imagination, en tant qu'elle constitue la solution d'un problème d'écrivain.

 

1- Ni Angers, ni Paris

Curieusement, deux fois, au tout début du récit et au début de la deuxième séquence (p. 11), la narration paraît achopper à un obstacle. Le commencement pose un problème et s'institue à travers une double dénégation. On a vu plus haut que la première (« Nantes n'est pas Paris ») reste assez allusive et que l'idée d'un « tableau parisien » est refusée à travers la référence même à Baudelaire. Le nom de Paris apparaît pourtant, mais justement pour introduire l'idée matricielle de l'internat :

Le Paris où j'ai vécu étudiant, que j'habite dans mon âge mûr […] ; ce n'est pas ainsi que j'ai habité Nantes. Le régime de l'internat, dans les années vingt de ce siècle […] (p. 3).

L'écrivain ne naît pas à Paris ou, plus exactement, il n'y naît plus. C'est que Paris, signe des temps, n'est plus la ville de la modernité comme elle l'était pour Baudelaire, et on a déjà vu que l'étudiant se tourne vers Londres, « où [il doit] perfectionner [son] anglais » (p. 196). L'anglais est aussi la langue de l'Amérique, et il nous faut ici relier deux passages du livre. Dans la deuxième séquence (pp. 11-27), il est un morceau isolable, et qui n'est pas pour rien dans le caractère composite du passage entier : c'est celui qui évoque la visite de la savonnerie Bertin, à l'occasion d'une des traversées de Nantes en chemin de fer. Voilà, au cœur de la guerre 1914-18, l'image futuriste, où l'Angleterre industrielle se trouve d'avance dépassée, des « usines claires et ripolinées, sur leur tapis de gazon, de l'ère nucléaire » (p. 26). Or, vers la fin du livre (pp. 207-208), une citation de Valery Larbaud va réunir à nouveau les thèmes du train et de la modernité dans une description de Nantes, et réintroduire l'image de l'Amérique :

Enfin, le long d'un quai, au beau milieu de la ville, en pleine rue, passent les trains, qui ont tous l'air de rapides qui vont rejoindre les paquebots en partance. C'est toute l'Amérique des romans de Jules Verne (qui est né à Nantes) — l'Amérique des années qui ont précédé et suivi la guerre de Sécession — l'Amérique des longues barbes en pointe et des képis dont la coiffe était rabattue sur une courte visière carrée, et des uniformes bleu foncé à parements et ganses blanches pour l'infanterie, jaunes pour la cavalerie et rouges pour l'artillerie — une Amérique extraordinairement moderne, et qui restera toujours moderne grâce à Jules Verne — mais ce serait encore mieux si les locomotives qui passent dans les rues de Nantes avaient des chasse-neige et de grosses cloches (pp. 207-208).

Réduite désormais aux seuls signes de la modernité, Paris, au contraire de Nantes, tend à devenir simplement la ville de la culture, et ses chantiers (Haussmann, Baudelaire), lors même qu'ils sont entrepris à la gloire de la modernité, ne sont plus destinés qu'à l'édification de « centres culturels » et ne séduisent l'écrivain que comme vides et terrains vagues[4]. Or, si l'enfant parcourt émerveillé la savonnerie, il est un lieu de Nantes qu'il refuse de visiter par la suite, c'est le Musée, « pôle négatif », lieu des « incursions culturelles » forcées, « monument aveugle » (p. 40). Le quartier « balzacien » (p. 83) ne retient pas plus l'enfant ni l'adulte, car il constitue trop nettement un rappel du culturel et du passé, en un mot il rappelle trop, au cœur de Nantes, l'autre ville rejetée, qui va être Angers :

Ni le château, ni la cathédrale n'ont retenu, accrochés à eux, ces fragments de l'ancien tissu féodal et clérical qui font encore à Angers la substance pittoresque de tout un quartier (p. 85).

Nantes, essentiellement, et malgré (à cause de ?) ces enclaves qui ne font que mieux ressortir sa nature, est une ville sans monuments, sans pittoresque, et ce livre ne saurait être un guide. On doit donc ajouter que Nantes n'est pas Rome :

[…] quand j'ai visité Rome tardivement, je me suis trouvé tout de suite faiblement attiré par le Forum, chantier encombré de matériaux où me frappait la qualité pauvre, l'usage mesquin du contre-plaqué architectural, et dont le premier aspect n'est pas loin d'évoquer pour l'œil non prévenu, plutôt que les éboulis nobles des moellons de Delphes ou de Macchu-Picchu, une foire aux puces du débris historique (pp. 112-113).

Si l'enfant un jour trouve à Rome quelque chose, ce sera seulement l'idée de son nom d'écrivain, d'un nom qui se réfère à une grande action, d'avenir, plutôt qu'au souvenir de monuments figés[5]. Ce n'est déjà pas rien.

Mais c'est bien sur l'idée d'Angers que la narration achoppe principalement. Pour un peu, il y aurait là une sorte de « refoulement », mais au contraire l'écrivain se donne le luxe d'une objection et d'une analyse explicites :

Je ne peux dire pourquoi Nantes est restée ma ville sans éclaircir d'abord les raisons qui font qu'Angers ne l'a jamais été. Car tout : les commodités, la distance, le pli administratif, les relations de famille et de commerce, liait le Saint-Florent de mon enfance au chef-lieu officiel, où mon père et ma mère avaient passé leurs années de collège, comme le faisaient tous les enfants des notables, ou sous-notables, florentais (p. 11).

De manière inextricable, Angers représente la culture (comme Paris ou Rome), mais aussi la nature : chef-lieu administratif, liée à l'éducation des parents, en continuité avec le sol et l'esprit de Saint-Florent, Angers aurait dû être le Bordeaux de Gracq et le Paris d'une sorte de Combray. Avec ce chapitre du livre, on aborde donc le récit d'une bâtardise, ou d'un reniement.

Pourquoi Angers fut-elle rejetée au bénéfice de Nantes ? Pour deux raisons clairement exprimées : parce qu'elle n'atteignait pas le seuil des cent mille habitants, parce que la mesquinerie des tramways angevins et de leur réseau ruina le prestige de la ville dans l'esprit de l'enfant. Raisons, mais de l'imagination, et cela doublement : dans les deux cas, il s'agit de normes arbitraires de la Ville. Angers n'y répond pas. Mais, précisément, elle ne saurait y répondre, parce que la vraie raison, qui détermine le seuil et qui favorise Nantes, c'est une raison du cœur. L'amour pour l'une et l'ingratitude pour l'autre ne se justifient que par une intuition, elle bien fondée, celle suivant laquelle la vie d'écrivain, la vie selon l'imagination, exige une rupture avec la mère naturelle. Angers n'est pas la ville du cœur, justement et seulement parce qu'elle aurait dû l'être évidemment : aucune raison ne saurait prévaloir contre ce rejet qui représente le secret de bien des ingratitudes, et de toute création. Le statut de l'imaginaire oppose la vie d'écrivain à la nature et à la culture et la lie à la modernité. Idée simple, qui condamnait Angers de toutes les manières.

 

2- La scène primitive

Si la grammaire de la dénégation délimite déjà la forme de Nantes, elle ne suffit pas à procurer une définition positive de la Ville ni à fonder un récit.

Or, dans le passage même que nous évoquions ci-dessus, cette raison bizarre des tramways d'Angers introduit, par opposition, une description de Nantes où éclate toute une allégresse du ferroviaire : Nantes est une ville sillonnée de tramways et coupée en deux par le train. C'est le moment du livre où la ville apparaît comme elle n'est jamais vraiment décrite par ailleurs : populeuse, industrieuse, « jungle humaine » (p. 24), avec l'objectivité, la séduction et la singularité d'un être encore étranger, avant son assimilation. C'est aussi le moment d'une scène, d'une des rares vraies scènes d'un livre où les évocations revêtent plutôt l'aspect de visions ou d'illuminations :

Nantes fut d'abord pour moi, et pendant longtemps, aux vacances d'été, une simple étape sur le chemin de la mer. Le train, qui traversait alors le cœur de la ville en longeant le bord d'un bras de la Loire, à la vitesse à peu près d'un train de péniches, en s'arrêtant aux gares de Nantes-Orléans, de la Bourse et de Chantenay, s'il rendait la circulation malaisée, donnait en revanche au curieux, attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et du quai, une impression d'intimité peu commune : ici la ville, dont le chemin de fer ne donne à voir d'habitude que les terrains vagues, les dépôts de mâchefer, les arrière-cours d'immeubles avec leurs poubelles et leurs outils de jardin, s'ouvrait en deux brusquement devant le voyageur, surpris de couper par le milieu une fourmilière tranchée par la bêche, une circulation bourdonnante qui coagulait le long de la voie en caillots instantanés à chaque passage à niveau. J'ai vu resurgir vingt ans plus tard, de façon très inattendue, cette impression d'enfance oubliée dans un faubourg de l'agglomération lilloise — peut-être Menin — où le train qui nous ramenait de Hollande s'était arrêté un moment, à la fin de mai 1940, au milieu de la débâcle. Les réfugiés en route vers le sud s'agglutinaient contre les passages à niveau ; de l'autre côté de la voie, d'autres réfugiés en route vers le nord, et qui tentaient de rentrer chez eux, remontaient de la Somme, où les Allemands coupaient déjà le passage. Le même sentiment d'agitation désorbitée, d'affairement incontrôlable, que j'avais ressenti, enfant, à la traversée de Nantes, renaissait, précisant la nuance de malaise et de vertige dont mon premier contact avec la grande ville s'était teinté. Un trouble, dont rien d'abord ne dégage le sens, marque plus d'une fois la rencontre avec ce qui doit compter pour vous ; mais l'aiguille aimantée un long moment oscille et s'affole avant de désigner la masse métallique qui l'a perturbée.

Cette progression, cette procession paresseuse du convoi par le beau milieu d'une grande ville, dans le carillon des passages à niveau, les coups de timbre précipités des tramways, le concert des trompes et des klaxons, m'éveillait à un sentiment de vie furieuse et innombrable, de hâte et d'allégresse endiablée, que je rencontrais là pour la première fois. La grande surprise d'une enfance campagnarde mise en présence de la ville n'est pas tant la nouveauté matérielle, l'échelle inattendue des bâtiments et des rues, le foisonnement des objets insolites, que le sentiment véhément et tout neuf d'une pression humaine jusque là jamais ressentie, au milieu de laquelle on se sent brusquement immergé, et que le pouls ralenti d'Angers n'avait pu me communiquer encore d'aucune manière. Moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont l'enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque à sa manière qu'une première puberté. Les rythmes naturels, protecteurs, berceurs, et presque naturellement porteurs, cèdent tout d'un coup de toutes parts à l'irruption de l'effréné, au pressentiment de la jungle humaine. Ambivalence à laquelle Nantes m'a éveillé, que le souvenir de Menin souligne, et dont j'essaierais inutilement de me libérer : je suis resté, vaille que vaille, face à toutes les manifestations de foule, l'enfant collé à la vitre du wagon, qui regarde monter jusqu'à lui, interdit, l'agitation furieuse d'une grande ville coupée en deux comme un ver (p. 22-24).

À vrai dire, il s'agit non pas exactement d'une scène particulière, mais du modèle générique d'un nombre indéterminé de scènes, comme en attestent l'imparfait (à la différence du passé simple qui règne sur la « vraie scène» de la savonnerie) et le retour, ultérieurement, dans l'épisode de Menin et dans le texte de Valery Larbaud.

La scène est antérieure au fait de l'internat, dont justement on ne raconte pas ici ce premier jour ou cette première nuit qui devraient faire l'objet d'un récit, si l'écrivain suivait le modèle de Madame Bovary ou de Louis Lambert. Observons aussi que le moment en est mal déterminé (« pendant longtemps ») et que la référence à mai 1940 (« vingt ans plus tard ») assignerait 1920, tandis qu'une notation de la page 26 (« cela se passait pendant les années de la guerre 1914-18 ») déplace plus haut le souvenir, d'une distance non négligeable, tout en le situant dans « l'autre guerre » : comme le rêve dans la biographie de « l'Homme aux loups », cette scène est difficile à dater[6].

Cependant le statut de l'enfant est ambigu. Spectateur, il l'est assurément, comme l'enfant de « l'Homme aux loups », bien que lui soit debout et non couché devant la fenêtre : « curieux », « attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et du quai » (notons que les loups, dans la scène freudienne, sont silencieux et immobiles), c'est « l'enfant collé à la vitre qui regarde monter jusqu'à lui […] ». Mais ce trait de « collé à la vitre » et la phrase, plus haut, « ici la ville […] s'ouvrait en deux brusquement devant le voyageur, surpris de couper par le milieu une fourmilière tranchée par la bêche […] » suggèrent aussi la fonction inverse : par la médiation du train et par une sorte de métonymie courante dans la rhétorique du fantasme, l'enfant est aussi acteur dans la scène et participe à l'acte de pénétration du train dans la ville. Si l'on emprunte à Freud son modèle narratif de la scène primitive, il faut donc en modifier substantiellement le schéma et attribuer à l'enfant les deux rôles de spectateur et d'acteur dans la scène érotique. Scène érotique, en effet, dont nous devons faire remarquer un trait un peu singulier : si l'idée d'érotisme paraît d'abord inattendue, on observera vite que les principaux éléments d'une représentation enfantine de l'amour s'y laissent identifier facilement (peut-être trop facilement ?), dès lors que l'on pousse la comparaison avec la scène freudienne : la violence éclate (« fourmilière tranchée par la bêche », « circulation qui coagulait le long de la voie en caillots instantanés », « sentiment de vie furieuse et innombrable », « agitation furieuse d'une grande ville coupée en deux comme un ver »), mais tout se passe comme si les traits de la rencontre sexuelle étaient finalement beaucoup plus lisibles ici que dans le récit que « l'Homme aux loups » fait de son rêve. Violence étrange, qui se livre au sein d'images brutales, campagnardes (le sol de Saint-Florent ?), d'un bestiaire à la fois fascinant et répugnant, qui paraît presque faire signe à celui de Freud (sauvagerie des loups, coït more ferarum, anecdote du père coupant un serpent en morceaux à coups de canne…). Ce caractère d'étrangeté, de spectacle incompréhensible est exactement noté (« agitation désorbitée, […] affairement incontrôlable »), ainsi que l'idée d'éveil, de rencontre première (« moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé et dont l'enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque à sa manière qu'une première puberté »), et surtout la contradiction, que le patient de Freud ne comprend pas lui non plus, entre les signes de la cruauté et ceux du plaisir (« sentiment de vie furieuse et innombrable, de hâte et d'allégresse endiablée […] »). On comprend alors les termes de « trouble », « malaise et vertige » et surtout celui d'« interdit », qui, à la fin de la scène, vient qualifier à la fois l'attitude de l'enfant et le caractère d'un spectacle dont personne pourtant dans le train (et notamment pas les parents) ne paraît soupçonner le tour scandaleux qu'il prend. Notons encore la référence à la guerre et la manière assez singulière qu'elle a de s'imposer : la scène se rejoue vingt ans après, à Menin, comme si l'imaginaire de l'enfant, saturé peut-être des images guerrières de 14-18, se trouvait réactualisé par la guerre de 1940, le souvenir empruntant alors le chemin tout tracé des images de la scène primitive. Celle-ci reviendra encore une fois, dans la suite du livre, mais éloignée et transposée dans le texte de Valery Larbaud que nous évoquions plus haut. Liée toujours au thème du train, c'est une autre guerre qui est évoquée à travers « l'Amérique des années qui ont précédé et suivi la guerre de Sécession » (p. 207), cette guerre qui annonçait les guerres du vingtième siècle, et notamment la Première, selon les historiens. Feuilleté de scènes, qui témoigne de la force et de la prégnance d'une scène primitive capable d'informer une scène ultérieure, les lectures et le livre lui-même.

Au début donc du récit, une certaine scène fonde l'unité du texte autour de l'histoire désormais cohérente d'une grossesse et d'une naissance. Scène d'initiation, « moment assez grave », où la ville de Nantes joue les deux rôles de maîtresse et de mère, provocante, aimée puis habitée, et où l'enfant se révèle son propre père. Rien là qui doive surprendre, si l'on se rappelle l'idée du livre : la ville et l'enfant se conjoignent en un acte, et la naissance à la vie de la création imaginaire n'est jamais que l'accession à un état où le sujet produit le nouveau, se produit comme nouveau, par lui-même. C'est le statut de l'imagination poétique chez Gracq, et chez Breton, cet autre Nantais, de la main gauche.

 

3 - Nantes, Combray, Venise

Mais il ne faut pas négliger la valeur propre de la ville, qui fait d'elle une médiatrice privilégiée. Le génie des lieux, comme des écrivains, ainsi qu'il est souvent dit dans En lisant en écrivant, réside dans une singularité identifiable et on ne saurait évacuer ici la réalité propre du génie de Nantes, ni la question de savoir ce qui fait que Nantes particulièrement peut éveiller à la vie de l'imagination.

Le livre, à un moment (pp. 87-103), oppose au quartier angevin de la ville le quartier Graslin, « le vrai point d'ignition de la ville, une zone à haute tension, électrisée par ses pôles contradictoires » (p. 89). C'est le quartier des Lumières : par le nom de ses rues ; par son musée Dobrée, le seul que l'enfant et l'écrivain visitent à Nantes, fondé par un esprit bizarre, coquille vidée de son habitant par le développement de sa passion de collectionneur et l'envahissement d'objets étrangers, le seul cas où un lieu culturel évoque le mode d'action de l'imaginaire ; par la date de construction de son théâtre. Le Théâtre ! (Comme, dans la Recherche, l'Église !). Le voilà bien, l'édifice ordonnateur de la ville, rue Crébillon (quel nom encore ! le libertinage, le XVIIIe siècle, le théâtre. Car lequel, des Crébillon ? Le père ou le fils ? énigme supplémentaire…), non loin de la rue Corneille et de la rue Racine, et du café Molière. Dans ce « complexe de rues » (p. 88), où se trouvent le théâtre et, comme son pendant, le passage Pommeraye (lieu de « tous les commerces, de tous les trafics », « aux affinités érotiques qui sont de structure et évidentes : hantise des orifices et des conduits secrets, ombreux, chaleureux, qui donnent sur le labyrinthe viscéral, les repaires intimes du vaste corps urbain » (pp. 94-95), s'allient les deux puissances qui sollicitent le plus l'imaginaire de l'adolescent interne, parce qu'elles lui signalent, en lui-même et dans la ville, la capacité de négation et de rupture que représente l'imagination. Ce sont l'érotisme et l'opéra, « ce tout autre, dont une imagination traquée par la sécheresse du rudiment scolaire avait besoin » (p. 94). Il faudrait citer toutes ces pages qui, mettant au cœur de Nantes les idées de théâtre et de prostitution, rappellent à nouveau Baudelaire et assurent définitivement l'unité du livre : la mère d'élection, la mère selon l'imagination, à la fois mère et maîtresse d'un enfant qui doit être son propre père, ne pouvait être qu'une fille de théâtre et une prostituée. Dans le livre, c'est aussi un des rares lieux qui ne soient pas liés à l'une des activités officielles de la sortie : ici, la sortie est clandestine. Seul l'adulte peut s'asseoir en toute quiétude au café Molière et observer la « petite colonie d'apprenants-tutés et de collégiennes en blue-jean » (p. 89). Mais cela nous ramène aussi à la toute première page du livre et au mode singulier qu'a le sujet d'habiter Nantes :

Il n'est pas nécessaire, il est sans doute même de médiocre conséquence qu'on l'ait vraiment habitée. Plus fortement, plus durablement peut-être, agira-t-elle sur nous si elle s'est gardée en partie secrète, si on a vécu avec elle, par quelque singularité de condition, sans accès vrai à son intimité familière, sans que notre déambulation au long de ses rues ait jamais participé de la liberté, de la souple aisance de la flânerie. Pour s'être prêtée sans commodité, pour ne s'être jamais tout à fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé plus serré autour d'elle, comme une femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements du désir (pp. 1-2).

Ce « sans commodité » ne peut pas ne pas tirer l'œil du lecteur : si la préoccupation de ce mot demeure assez avant dans sa lecture, il en verra la nécessité quand il s'agira d'évoquer la rencontre de la prostituée et de la vie utérine.

Nous saisissons dès lors pourquoi Nantes, à l'imitation du port et de la femme chez Baudelaire, et conformément à la nature de l'acte imaginatif, se coupe de ses campagnes, de la nature, et ouvre sur le monde. Ville libre, elle initie à l'ailleurs, à l'imprévisible et à la liberté :

C'est cet implant, dédaigneux de se consolider, d'une grande ville maritime et commerçante en plein sommeil rural, en pleine agriculture de subsistance, pareil à celui d'une cité de la Grande Grèce assiégée par la malveillance indigène, qui confère à Nantes l'autonomie tranchante, l'air de hardiesse et d'indépendance mal définissable, mais perceptible, qui souffle dans ses rues […] (pp. 192-193).

Image ample et forte, qui à son tour confère à la Ville, comme on pouvait s'y attendre, le statut d'un fœtus fragile, toujours fixé, actif et en instance de naître. Mais déjà, dans la séquence évoquée plus haut, la scène de la savonnerie conjuguait l'image de la modernité et celle de la sexualité. Deux odeurs dominent dans ce passage : « l'odeur enveloppante, un peu sucrée, de lessive fraîche » (p. 25) et celle « du citron, de la fraise et de la grenadine » (p. 26), mais il y a aussi un parfum, celui « inconnu, insolite de modernité » (p. 26). Or voici, juste après, le dernier membre de phrase de toute la deuxième séquence, de celle qui contient la scène primitive et celle de la savonnerie : « […] la chaleur sensuelle d'un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues » (p. 27), qui révèle la nature érotique de ce parfum en lequel s'effectue la synthèse des deux odeurs, dans la chaleur estivale des draps.

Toute une vision de la vie imaginative s'impose désormais, à quoi la Ville libre accouchera et éduquera amoureusement l'enfant. L'acte d'imagination est l'événement qui institue le sujet contre tout ce qui devrait le définir : l'environnement immédiat et naturel, la culture apprise qui n'est finalement qu'un des aspects de la Nature. Il lui procure aussi le monde, sur le mode de la poésie créative : la leçon de Nantes, qui est aussi celle de Baudelaire, Rimbaud et Breton, consiste en ceci : la modernité est constituante de la poésie, si l'on admet que la poésie s'écrit en quelque sorte au futur. « Il y aura une fois[7] », cela signifie que la modernité ne consiste pas dans ses signes, comme la Tour Bretagne, mais dans la capacité à réaliser constamment le mouvement de l'imagination. Pour cela, l'esprit doit surmonter toute complaisance à l'égard du passé, toute nostalgie et tout fétichisme. C'est bien l'intention de l'auteur et l'esprit dans lequel le livre est conçu. Commentant le retour des tramways à Nantes dont nous parlions plus haut, il écrit :

Nouvelle propre à me confirmer dans l'idée, qui ne me quitte pas au long de ces pages, d'un temps réversible, d'un pouvoir de résurrection propre à ce passé de Nantes, où les pavés inégaux qui étaient alors ceux des rues ne cautionnent pas, n'étayent pas l'édifice immense du souvenir, mais où ces années d'anticipation exaltée entretiennent avec celles d'aujourd'hui et de demain un dialogue libre. Ce passé-là, de ses sept années plus rêvées que vécues, ne dort que d'un œil : ce qu'il restait d'inaccompli dans une vie à-demi cloîtrée continue à l'arrière-plan de ma vie son cheminement souterrain à la manière de ces rhizomes qui crèvent de loin en loin le terreau du jaillissement inattendu d'une pousse verte (pp. 21-22).

Tournée qu'elle est vers l'avenir, l'intention de Gracq n'est pas celle de Proust. Nantes n'est pas Combray, ses pavés inégaux ne sont pas ceux de Venise, et nous mesurerons plus loin la portée du déplacement ainsi explicitement suggéré[8].

« Roman des origines » ?

Ici, une voie se présente, que nous n'emprunterons pas : nous ne chercherons pas à « expliquer » l'idée du livre ni la scène qui fonde le récit en les rapportant à la biographie, réelle ou supposée, de Louis Poirier.

Certes, on a bien ici, au sens de Freud ou de Marthe Robert, une sorte de « roman familial » : le héros rassemble des traits décisifs de l'Enfant trouvé, puisqu'il a changé de parents, que ses parents selon la chair paraissent quasiment oubliés pendant toute la scène, et que le pseudonyme, ultérieurement, consacrera la rupture de l'écrivain avec ce qui l'a précédé. Un trait principal du Bâtard figure aussi ici, puisque la ville-mère est dévalorisée par l'image de la prostitution[9]. Mais des différences, les unes menues, les autres de structure et de fonction, opposent ici le mythe du train au récit de l'Homme aux loups et aux données que l'analyse de Freud découvrait peu à peu. Événement de plein jour et de l'ordre de la réalité, la scène de Gracq s'oppose au rêve de nuit du patient de Freud (« j'ai rêvé qu'il faisait nuit et que j'étais couché dans mon lit […] » Freud, p. 342). C'est aussi un événement du plein été, alors que le rêve s'est déroulé à No‘l (p. 348). On opposera aussi la fenêtre ouverte et la vitre du wagon, à laquelle l'enfant se colle. Enfin, et surtout, on notera que l'enfant, d'observé, est devenu ici observateur et que l'immobilité absolue des loups a fait place à l'agitation furieuse de la ville. Or tout le travail de l'analyste consistait précisément à déceler dans le rêve l'inversion des traits de la scène réelle :

L'enfant […] aurait vu devant lui une scène de mouvement violent qu'il regarda, toute son attention tendue. Dans un cas, la déformation consisterait à échanger le sujet contre l'objet, l'activité contre la passivité, « être regardé » contre « regarder » ; dans l'autre cas, elle consisterait à changer une chose en son contraire : le repos à la place du mouvement (Freud, p. 348).

Tout se passe comme si le récit de Gracq, prenant exactement le contre-pied du travail du rêve, sur deux points jugés essentiels par Freud, restituait immédiatement la scène érotique primitive. Immédiatement, mais de manière seconde pourtant, si l'on peut dire : ici, nous croyons pouvoir déceler, non pas le récit « naïf » d'une scène érotique mais l'élaboration d'une mise en scène qui, au passage, évite le travail de censure que Freud avait décelé et analysé. Le texte de Gracq pourrait bien revêtir une légère ironie, une référence à l'esprit freudien presque trop manifeste, et un peu provocatrice. De plus, on ne constate pas ici l'angoisse que Freud met au centre de sa scène ou que Marthe Robert montre chez Flaubert : seuil d'initiation à une vie positive, le moment de Gracq indique un trouble mais non le caractère compulsif de la scène primitive freudienne ni le caractère traumatisant des figures de l'Enfant trouvé et du Bâtard. Comment traiter ces différences et le curieux rapport à Freud qu'elles laissent entendre ? En répondant à cette question, nous tenterons aussi de régler les problèmes soulevés ci-dessus du rapport de la scène au « matériel » purement biographique et de la perspective théorique à adopter pour comprendre au mieux ce texte.

D'abord, on ne doit pas perdre de vue que la scène, ici, même si elle a, comme tout le texte, un caractère autobiographique, a pour fonction de résoudre un problème d'écrivain. Conçue pour mettre en œuvre l'idée du livre, elle appartient déjà à la sphère de la littérature, et elle en acquiert ce que nous appellerons du détachement : ce récit n'exerce pas une fonction psychologique de cure, mais celle de fournir le principe de construction et de fonctionnement d'un livre. Quant à la notion de scène primitive, en ce qui nous concerne, elle aura déjà bien rempli son office, si elle a permis de mettre au jour le problème d'ordre littéraire qui se posait à l'écrivain et de montrer la rigueur et l'élégance de la solution qu'il y a apportée.

Mais, si l'on reprend les analyses précédentes, on décèlera aussi chez Gracq un point de vue nouveau sur la nature de l'imagination littéraire. Dans l'entretien que nous avons déjà évoqué, Gracq opère une distinction révélatrice, qui fait d'abord penser à celle de Proust :

Je ne crois pas que l'auteur soit davantage « gommé » dans mes livres que dans ceux de mes contemporains. La biographie et ses accidents, au sens habituel, y tient peut-être moins de place, mais chacun sait qu'il y a, pour les auteurs de livres, une biographie de l'écrivain, distincte de celle de l'homme, qui a sa courbe, ses péripéties à elle, sans lien apparent avec les événements de sa vie, parce que les seuls éléments en sont les livres, écrits ou manqués et ce qui les a fait naître. De cette biographie d'écrivain, mes livres ne cherchent à rien dissimuler[10].

Pour nous, la scène du train, et tout le récit, appartiennent précisément à cette « biographie d'écrivain », et ils en racontent même les événements fondateurs, dans l'esprit indiqué par l'entretien, qui est de ne rien dissimuler. Peu auparavant, En lisant en écrivant avait approfondi la notion d'un « moi intime » de l'écrivain, irréductible au caractère et à l'homme biographique, lié pourtant au génie d'un lieu ou même d'une demeure et à un habitus, mental ou organique. La Forme d'une ville raconte la naissance de ce moi dans le cas de l'auteur lui-même et suggère comment il faut penser la liaison latente, mais réelle, entre la vie d'écrivain et le donné biographique. La naissance à la vie de l'imagination est un moment de rupture dans le sujet, et l'intérêt réside justement dans le fait de cette rupture, bien plus que dans la nature du donné avec lequel la rupture s'effectue. C'est un moment du sujet lui-même, certes provoqué par certaines rencontres, moment où le rapport au passé (de la nature et de la culture) change de sens. Le passé n'est plus la référence mais le donné désormais dépassé (l'intérêt, pour nous, est dans ce dépassement), au sein d'une révolution de l'esprit qui s'est mis délibérément, et a mis son passé, au futur :

Le sentiment d'une référence décrochée de la durée projette vers l'avant et amalgame au présent les images du passé au lieu de tirer l'esprit en arrière. Je voudrais que la complaisance aux souvenirs, à laquelle il m'arrive comme à tout autre de faire sa part, soit absente de ces pages […] (pp. 9-10).

Pour donner sa portée théorique et épistémologique au changement de perspective que l'on constate chez Gracq, nous reprendrons la référence à Breton (encore une fois substitué à Proust). Certains des poèmes du Clair de terre de 1923 (nous pensons notamment à « Au regard des divinités ») témoignent d'un souci qui n'a guère quitté Breton dans sa propre vie d'écrivain : c'est le souci de l'origine. La volonté de privilégier le mouvement de l'imagination et notamment son caractère de négation de la réalité s'inquiète très souvent de cette question : d'où vient ce mouvement et quelle est sa nature ? Ne reproduit-il pas, de manière déguisée, l'autre mouvement de négation de la réalité, lui pervers, qui est celui de l'illusion religieuse ? En un mot, et poétiquement parlant, de quel point de l'espace la Terre devient-elle cet « astre en fête » dont parle Mallarmé et qui produit son « clair de terre », sinon d'une place que l'on se ménagerait encore dans le Ciel ? Tout change quand on veut considérer le travail producteur de l'imagination (« Il y aura une fois ») et sa capacité à produire la réalité, dans des procédures de vérification, au sens strict du terme. C'est là une perspective post-freudienne, puisque la production de l'imagination n'y est plus, par principe, soupçonnée d'illusionnisme et interrogée comme telle.

Nous envisageons ici l'œuvre de Gracq, et, au sein de cette œuvre, La Forme d'une ville, dans cette perspective post-freudienne. En effet, suivant l'inspiration de Ricœur[11], nous choisissons de reconnaître l'intention de Gracq, en tant qu'elle réalise, consciemment et volontairement, un dépassement de la perspective freudienne du soupçon sur l'imagination. Ce que Nantes apprend à l'enfant, c'est un certain genre de rupture et l'idée des pouvoirs créateurs de l'esprit, à la manière dont un lieu peut l'apprendre. Un lieu, c'est ce qu'il y a, habituellement, de plus inerte et de plus marqué par le passé. Mais Nantes, au contraire, est le lieu d'un principe continûment actif de renouvellement,

[…] une ville qui s'est inventée, qui continue de s'inventer elle-même au jour le jour, sans grand ancrage dans son passé, sans fixation excessive à ses souvenirs (p. 206).

C'est ce principe que l'auteur dégage et scrute, et non pas, en historien, les origines réelles de la ville, comme on aurait pu s'y attendre : Nantes ne s'explique pas, elle se comprend, et se fait comprendre. Gracq n'ignore pas la critique freudienne des origines, critique essentiellement explicative et réductrice, mais le problème des origines est désormais, pour lui, dépassé, et les traces lisibles de ce dépassement résident dans cette légère ironie que nous pensions pouvoir noter plus haut. Ce fait du dépassement, on n'en a pas de meilleure preuve que le caractère manifeste de la thématique sexuelle. À la différence du rêve du Novembre de Flaubert et de l'Homme aux loups, ce livre ne redoute pas, si l'on peut dire, l'enquête analytique : Gracq sait bien la prégnance de la sexualité dans les œuvres littéraires, mais ce fait de la sexualité est reconnu et, par là, dépassé ; il n'était opposable à la littérature qu'autant qu'il en était ignoré.

Ce n'est pas, donc, que les livres ne sortiraient pas d'un lieu, d'un âge et d'un moment, mais ce lieu, cet âge et ce moment sont déjà au-delà du strict biographique et du poids propre du passé : ils appartiennent à la vie de l'écrivain et à ses propres commencements, à ce qui est au-delà de la rupture. Cela nous est dit du Roi Cophetua :

La villa de la Fougeraie, pendant que j'écrivais le récit, n'a jamais puisé son isolement trempé que dans le resurgissement des très pauvres ombrages du Petit Port. Les livres ont leurs racines, comme les plantes, et, comme celles des plantes, elles sont souvent sans grâce et sans couleur (p. 75).

De même que leurs racines n'expliquent pas les plantes, ces scènes et ces vues de Nantes n'expliquent pas l'œuvre de Gracq, puisqu'elles lui appartiennent déjà : elles ne sont pas la cause de la rupture avec la vie réelle mais la première manifestation de cette rupture. Ce qui est raconté dans La Forme d'une ville, c'est précisément ce qui, n'ayant pas de cause dans la réalité biographique, ne peut lui être rapporté ni réduit. C'est pourquoi l'enquête strictement analytique ne nous a pas paru ici nécessaire : elle pouvait fournir des figures et des concepts, mais son esprit lui-même devait être détourné.

Pierre Campion



[1] Julien Gracq, La Forme dÕune ville, José Corti, 1985. Les références renverront à cette édition.

[2] Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1980, p. 134.

[3] Dans les Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, vol. II, 1995, deux cartes figurent au début des notes de cette édition, p. 1564-1567 : « Au centre de Nantes » (portant lÕhydrographie ancienne et lÕancienne voie ferrée) et « Vers les lisières ». À leur place dans le volume et par le fait des éditeurs, elles sont là pour l'information du lecteur, tandis que la couverture de l'édition Corti signifie le concept de Nantes.

[4] La Forme d'une ville, p. 112 : description du chantier du Centre Georges Pompidou.

[5] Cf. l'entretien avec Jean Roudaut, dans le Magazine littéraire, n° 179, décembre 1981, p. 17 et Autour des sept collines, José Corti, 1988.

[6] Freud, « L'Homme aux loups », dans Cinq psychanalyses, PUF éd., 1954, p. 342.

[7] C'est le titre du poème-manifeste qui ouvre le recueil de Breton Le Revolver à cheveux blancs, dans le volume Clair de terre, Gallimard, coll. Poésie, p. 99.

[8] Ce n'est pas que l'intention proustienne soit celle de la nostalgie. Mais elle n'est pas pour autant celle de Gracq : il y a dans le « Je » proustien un sens de l'éternité et de l'absolu qui n'est pas celui du sujet gracquien.

[9] Sur ces figures et leur utilisation à propos de Flaubert, voir les analyses de Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman, Grasset éd., 1972.

[10] Entretien cité, p. 18.

[11] Cette inspiration, qui a fondé ses principes dans le livre de 1965, De l'interprétation, Essai sur Freud (Le Seuil éd.), a été développée notamment dans l'ouvrage La Métaphore vive (id., 1975), puis dans les trois volumes de Temps et récit (id., 1983-1985). Elle propose une vision positive de l'imagination, vision qui oppose et entend faire succéder, à l'interprétation réductrice des grandes philosophies du soupçon, une interprétation présentée comme « restauratrice ».


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