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ÉTUDES DE TEXTES DANS JACCOTTET

« Images plus fugaces »

Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d'Iris où j'ai dormi !

Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre
suscitant ce souffle incertain
ce bruit de papier ou de soie
et de lames de bois léger ?

Ce bruit d'outils si lointain
que l'on dirait à peine un éventail ?

Un instant la mort paraît vaine
le désir même est oublié
pour ce qui se plie et déplie
devant la bouche de l'aube

Philippe Jaccottet, Poésie, p. 127.


Quatre strophes, qui visent à déployer le moment paradoxal d'un certain présent : à lui conférer une brève étendue, mais sans attenter à sa nature d'instant insécable. Cependant, de manière un peu étrange, le premier temps de ce présent est pour le passé, considéré a posteriori avec une sorte de stupéfaction. Le deuxième est pour une question, elle-même modulée en deux fois. Le troisième élève ce moment à l'éternité.

Ce moment, arrêté et dépliable pourtant selon plusieurs révélations, c'est celui de l'aube. Mais on ne le saura vraiment qu'au dernier mot du poème.

Déjà la première strophe procédait selon une espèce de dramaturgie resserrée et tirant son sens complet d'une légère péripétie finale. Quelles sont donc ces « Images », dont on ne sait d'abord si leur mot est au vocatif ou au constatif ? Seuls le dernier terme de la strophe et la marque de l'exclamation qu'elle porte le disent, après coup : ah, ce n'était donc que cela ! les formations imaginaires d'un rêve, labiles, fragiles, artificieuses et complaisantes, mêlées distinctement, vers la fin, à la conscience qu'il a fait du vent, et qui crèvent à l'énoncé du « j'ai dormi ! ».

Libérées de ces illusions, la deuxième et la troisième strophes marquent le moment des questions, telles qu'elles se développent en présence d'une réalité énigmatique. D'une réalité mise au neutre (« ce qui »), essentiellement désignée par la profusion d'un déictique (le seul « ce »), allitérante (l'indication d'une insistance et la caractérisation imitative d'une espèce de chuintement), – d'une réalité présentée d'abord comme le mouvement d'une communication alternativement ouverte et refermée entre deux espaces, puis interprétée comme une espèce de froissement, de telle ou telle matière, légère. En fait, dès le début de cette strophe, la voie était ouverte à l'image d'un éventail (ces « lames d'un bois léger »), dont le mot viendra encore plus tard, au terme du distique de la troisième strophe. Mais, même alors, la question demeure, car la pertinence de l'image reste en doute et encore, entre-temps, celle-ci se sera-t-elle compliquée d'un trait inattendu : qu'est-ce qui peut bien travailler ici et à quoi ?

La quatrième strophe est celle de la joie. « Un instant » d'éternité, non d'immortalité : « la mort paraît vaine » (elle n'a pas cessé d'être). L'éternité n'est pas un état, c'est l'effet momentané d'une présence en action, un effet réel de déprise de toute durée qui ne soit pas celle propre à l'instant et d'oubli de ce qui ne se laisse pourtant pas d'ordinaire oublier, le désir. Car ce qui se cachait derrière cet espèce d'éventail, c'est la bouche de l'aube que le poète, se trompant sur la nature de sa provocation, aurait pu essayer d'embrasser par le biais de son substitut métonymique et métaphorique, cet éventail*.

L'aube, cette aube-ci, représente l'une des occurrences de ce que l'on pourrait appeler moment de Jaccottet, le moment dont ce poète a donné une formulation pour ainsi dire classique ; bref c'est l'une de ces limites que nous reconnaissons dans notre propre existence, dès lors que nous avons lu Philippe Jaccottet. Il est des limites dans l'espace : l'herbe, la neige, les vitres…, toutes ces surfaces qui à la fois interdisent et révèlent l'indicible. Celle-ci s'institue dans le temps, comme le moment ambigu et ambivalent d'une visitation, le moment blanc de la lumière, par lequel il se trouve qu'on est passé des images fallacieuses du sommeil non pas à un état intermédiaire mais tout de suite à la plus grande vigilance et prudence, quand il n'y a de formulations que posées et développées comme des questions, mais insistantes et de plus en plus précises, et débouchant sur un état pleinement lucide de la conscience. Des questions et des affirmations qui se posent au gré de vers courts et variables, lesquels tournent tous, hésitants et précautionneux, autour de l'octosyllabe : 6, 7 et 8 syllabes, puis quatre octosyllabes, puis un 7 et un 10 syllabes, puis trois octosyllabes et un 7 syllabes**.

Mais aussi les images, possiblement c'était encore ici ces formations verbales aléatoires et trompeuses de la poétique, que le poète aime à critiquer et dont la reconnaissance pour ce qu'elles sont peut seule permettre la création d'une image provisoirement vraie. En effet, les deux sens alors du mouvement de ce poème ne seraient pas incompatibles : on sait comment les représentations du rêve sont liées aux formules de la langue. Et puis le travail de l'image, c'est traversant effectivement la critique des images en général, l'invention d'une formulation que l'on espère adéquate, celle de cet éventail dont le développement révèle que le poète se refuse à être sa dupe. Ce qu'il serait si, manquant à la vigilance nécessaire, il se laissait aller à la filer selon la pente de son invite.

Cette bouche, et c'était la condition de validité de cette image, n'aura rien dit. Elle n'était que la figure de ce qui n'a rien à nous dire et qui ne nous provoque même pas.

Pierre Campion
30 juillet 2003


* Tout ici évidemment oppose cette bouche de l'aube à la Bouche d'Ombre de Hugo.
** Le décasyllabe, qui est dans la tradition française un vers épique, provient ici d'un octosyllabe dans lequel on aura voulu introduire l'atténuation de « à peine ».

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