Le soir venu
rassembler toutes choses
dans l'enclos
Traire, nourrir
Nettoyer l'auge
pour les astres
Mettre de l'ordre dans le proche
gagne dans l'étendue
comme le bruit d'une cloche
autour de soi
Philippe Jaccottet, Poésie, p. 155.
Dans « Vux », la section finale du recueil Airs, c'est le troisième et dernier poème. C'est donc en quelque sorte l'envoi du grand recueil de 1967 : le dernier regard jeté sur ces poèmes, et l'assignation des tâches à maintenir.
C'est une sorte d'aide-mémoire bref et précis, une liste de commandements et résolutions, comme collée au revers de la porte dans l'habitation d'un berger. Une liste qui tourne in fine à une morale, à la faveur d'une péripétie dans l'énumération et dans la grammaire des verbes, le quatrième et dernier infinitif développant les autres et devenant le sujet d'une maxime : « Mettre de l'ordre dans le proche/ gagne dans l'étendue »
Une autre manière de lire le mouvement du discours poétique : suivre le trajet des images. Elles se développent toutes au sein d'une seule métaphore, celle de la vie pastorale. On énumère les tâches quotidiennes du berger de « toutes choses », « le soir venu ».
Puis, à la troisième strophe, l'image finale vient expliciter la fonction du berger à l'égard des choses, en ramenant la dimension cosmique de la deuxième strophe à celle d'un village, cet espace aussi loin porté que le son d'une cloche puisse l'ordonner autour d'un habitant. Comme si, pour désigner le moment, le poème allait de l'expression profane « l'heure du berger » à un angelus du soir.
Entre-temps survient le moment discret et décisif de ce développement, celui de « Nettoyer l'auge/ pour les astres », qui mérite en effet la majuscule de sa lettre initiale. Non seulement le cosmos fait irruption dans le poème comme la dimension de ces choses à faire et de l'ordre à instituer, mais il intervient de manière rigoureuse et naturelle et, à y bien regarder, non métaphorique. Car autant la traite et le nourrissage des animaux s'écrivaient au sens figuré, autant le reflet des astres peut se former réellement, pendant que nous dormons, dans l'eau noire d'un récipient. Alors celui-ci reproduit directement et matériellement stricto sensu la dimension de l'univers, et nous y comprend : sans intention de la part de ces astres, et sans autre soin de la nôtre que d'avoir d'abord nettoyé cette auge.
Quelle est la fonction de l'homme à l'égard des choses ? Il y a déjà, sur ce thème lui-même très fréquenté, des images pastorales qui pouvaient intimider Philippe Jaccottet, par exemple celles de Vigny, de Hugo, de Heidegger, toutes de grand ou même d'immense format. Dans La Maison du berger, le sens du monde était dévolu à l'espèce de cabane que les bergers ou les charretiers roulaient sous un arbre pour dormir au plus près de leurs bêtes et, par là, confié aux évocations d'amour dans la nature que cette loge emportait avec elle ; dans les développements démesurés de Magnitudo parvi, il s'attachait au feu qu'un humain des plus dénués réduit à la seule humanité entretenait comme l'équivalent de tous les soleils possibles ; dans la Lettre sur l'humanisme, il évoquait cette veille requise par l'Être lui-même, que seul l'homme peut et doit assurer*.
Et ici ? Le compas de la pensée se ferme d'emblée sur tel enclos à brebis et sur les tâches qui s'y accomplissent, puis il s'ouvre un instant sur l'immensité du ciel, avant de se refermer sur le paysage hölderlinien d'un clocher ; cela pour signifier, à travers une certaine existence humaine réglée par des nécessités triviales, une vérité universelle, à savoir qu'il s'agit moins de nourrir et de se nourrir que de « mettre de l'ordre » dans le monde, de proche en proche et chaque jour, en en mettant poétiquement dans sa vie. Faire tenir une cosmologie et sa morale dans trois brèves strophes de quelques vers courts et irréguliers (comme se tient l'univers au fond d'une auge), détourner le souci de l'être du côté des occupations ordinaires des étants : déterminer ainsi le genre d'ordre qui se puisse instituer dans un texte réduit au plus simple.
L'image ici serait donc deux fois critique de l'image en général et de quelques grandes images en particulier et de deux manières, qui ressortissent à la même obligation de modestie : s'interposer le moins possible et, à tel moment, pas du tout dans la parole mesurée que la pensée peut déployer à l'égard des choses.
Cela dit, pourvu qu'elle soit fondée sur la garantie de ce qui est, toute image a droit de cité dans la poésie et son auteur en est légitimement peut-être même fièrement le poète. Car cette critique n'exclut aucune image vraie : elle se borne à énoncer les conditions d'une poétique parmi d'autres, mais des plus effacée, celle de Philippe Jaccottet**.
Pierre Campion
7-12 août 2003, complété le 7 septembre
* Cf. la phrase célèbre de Heidegger : « L'homme est le berger de l'Être » (Lettre sur l'humanisme, 1946, dans Questions III et IV, Gallimard, coll. Tel, p. 88). Jaccottet connaît bien cette image et le retentissement qu'elle a connu dans la poésie contemporaine ; et il n'y adhère pas : « [
] cet être dont la poésie moderne s'est découverte, avec quelque excès d'assurance, la gardienne, n'est jamais plus proche, dans l'uvre, que là où l'uvre cesse d'en parler et paraît l'oublier dans une attention plus modeste aux choses limitées [
]. N'y aurait-il pas, dans cette conscience du poète moderne d'être le berger de l'être qui le fait se retourner sur lui-même en poète de la poésie, une assurance mortelle ? » L'Entretien des Muses. Chroniques de poésie, Gallimard, 1968, « Remarques » en conclusion, p. 308 (texte daté de 1967).
À compléter par ce passage du « Remerciement pour le prix Ramuz » (1971), dans Une transaction secrète, Gallimard, 1987, partie « Éléments de poétique », pp. 301-302 : « Pour résister au vertige [que suscite le gouffre entre les deux mots écrire, aujourd'hui], on s'accroche à n'importe quoi ; plus volontiers, bien sûr, à des paroles de philosophe, et combien plus si ce philosophe est illustre ! Comment lui résister, s'il vole généreusement à notre secours ? Songez donc : il écrit que le poète est le berger de l'Être (ou s'il ne l'a pas écrit, on l'a lu entre les lignes). C'est-à-dire que le poète veille sur ce qu'il y a de plus grand et de plus précieux pour chacun de nous : noble tâche ! Et nous voici à fonctionner de grand cur comme tels, empruntant à la philosophie, à la religion, leur langage, leurs atttitudes, leurs ambitions. Mais l'Être est-il un agneau, un troupeau d'agneaux ? Ne ressemblerait-il pas plutôt (bien qu'il ne puisse ressembler à rien) à ces souffles dont personne ne sera jamais le gardien ? » Et, aussitôt après, Jaccottet prend ses distances, aussi nettement, avec l'image de la veille de l'Être perdu selon le premier Hölderlin, pour privilégier une interprétation minimale du dernier Hölderlin, selon laquelle « on cesserait enfin ! de parler de poésie, de parler des dieux, de parler de l'Être. On serait absorbé tout entier dans une occupation insignifiante mais non pas inutile, quelque tâche concrète, immédiate, terrestre, à laquelle on se consacrerait sans arrière-pensée, de tout cur. Alors, le monde infini, le ciel même quand nous ne le chercherions plus pourrait nous revenir reflété non plus dans le miroir de l'ostensoir quand on le tire de son coffret d'or, non plus sur la page d'un grand livre poétique, mais, un instant, un instant seulement et qui suffirait, sur un peu de neige entrevue par la fenêtre embuée au moment de se lever, en décembre, ou sur la poignée d'une porte qu'on était occupé à fourbir. Peut-être
» (id., pp. 302-303). Ces pages pourraient bien procurer le meilleur éclairage sur notre poème
Sur Hölderlin et pour une critique de « la facilité excessive avec laquelle les images obéissent à nos désirs », lire aussi les « Remarques sans fin » dans La Promenade sous les arbres, Mermod, 1957, pp. 103-133. La critique des images est une constante dans Jaccottet.
** Un livre comme L'Entretien des Muses atteste l'attention généreuse que Jaccottet, au jour le jour, apporte à la lecture de ses contemporains.
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