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ÉTUDES DE TEXTES DANS JACCOTTET

« Ces paysages… »

   [Jaccottet a évoqué « ces paysages qui sont aussi [son] séjour ».]

   Ces paysages, j'y insiste, n'étaient donc ni des musées proposés à la curiosité de l'archéologue, ni des temples ouverts à quelque culte panthéiste, ni ce que le romantisme a vénéré, non sans excès d'effusions, sous le nom de Nature. Ils m'avaient paru simplement cacher encore (quand bien même il n'y aurait plus eu en eux le moindre monument, la moindre ruine, la moindre trace du passé humain) la force qui s'était traduite autrefois dans ces monuments, et que je pouvais à mon tour espérer recueillir, essayer de rendre à nouveau plus visible. Peut-être même était-ce parce qu'il n'y avait plus en eux de marques évidentes du Divin que celui-ci y parlait encore avec tant de persévérance et de pureté… mais sans bruit, sans éclat, sans preuves, comme épars. C'est ce que j'ai voulu dire à la fin d'un petit poème où le regard, entre des arbres, croyait s'avancer d'une grotte de verdure à l'autre, jusqu'à la plus lointaine, mystérieuse, comme sacrée, où l'on eût attendu en d'autres temps quelque stèle :

Peut-être maintenant qu'il n'y a plus de stèle,
N'y a-t-il plus d'absence ni d'oubli…

   (Ce sont choses, je l'avoue, un peu vite dites, simples tours de passe-passe de la rêverie, peut-être, et la détresse est trop profonde pour se payer ainsi de mots…)
   […]

Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes,
Gallimard, 1970, p. 155.


Ces « peut-être », ces parenthèses en manières de corrections, de concessions ou de repentirs… Les proses de Jaccottet sont précises, précautionneuses ; elles approchent des objets qu'elles ne peuvent ni ne veulent toucher ou dévoiler. À la différence de celles de Mallarmé, elles ne chevauchent pas impérieusement à travers les forêts de la langue française mais, comme elles, elles veulent suggérer.

Suggérer directement et presque sans métaphores, mais non sans détours, une certaine force. Comme toutes les forces, celle-ci ne peut ni se voir, ni s'entendre, ni s'expliciter : elle s'éprouve – elle se prouve de manière indubitable – par les mouvements qu'elle produit. Quels mouvements ? Les déplacements mêmes qu'elle détermine dans le Je qui parle ici : lequel en effet la suppose et la reporte comme étant ce que cachent « ces paysages », comme celle « qui s'était traduite autrefois dans [des] monuments », comme celle « que je pouvais à mon tour espérer recueillir, essayer de rendre à nouveau plus visible », comme celle qui anime ce texte lui-même que nous lisons – et encore tel autre texte, auquel celui-ci renvoie par allusion. Mais tous reports effectués, où donc résidera la garantie ultime de l'existence de cette force ? Dans la seule émotion du poète. On comprend son appréhension, ses scrupules, ses craintes d'illusion et de tromperie, ces démarches d'évitement et d'approche. Appelons ces démarches des approximations, selon un sens ambivalent de ce mot : des approches par des impropriétés.

Premier effort, première approximation (mais aussi premier instant d'une possible illusion : « ces paysages […] m'avaient paru », heureuse précaution…) : déporter « la force » dans les paysages – ou juste derrière eux, la phrase ne tranche pas : ils la cachent. Ce qui me fait de l'effet peut avoir sa cause hors de moi et très prochaine à la fois.

Deuxième approximation : convertir la force en parole. Si cette force peut faire l'objet de traductions, en tout cas si elle en fit l'objet autrefois, c'est qu'elle est transposable comme une sorte de formule non langagière en quelque autre formule, monumentale, qui la représente et en témoigne à la fois, qui la représente plus comme un avertissement (monumentum, de monere) que comme un signifiant. Comme monument de la force, cette traduction est elle-même ambiguë : elle est matérielle et abstraite, et elle fait voir et entendre.

Troisième approximation, conditionnée et déterminée dans la deuxième : la force est ainsi reportée dans le passé. Cela sous la première précaution de récuser tout archéologisme, tout fétichisme, toute interprétation en forme de notion historiquement située. Et sous la deuxième précaution de revenir au présent en constatant justement l'absence dans nos paysages de tous les signes matériels qui, dans le passé, tendaient à actualiser cette force. Alors, effet heureux et inattendu de nos approximations, nous constaterons que notre moment n'est pas aussi dénué de ressource qu'il nous semblait, à l'égard de ce qui nous préoccupe. En effet, à la condition de le désaffecter, ici et maintenant, de toute représentation trop humaine, nous pourrions peut-être entendre et voir quelque chose du Divin, par une formulation qui aurait traversé désormais la purification du soupçon*. Ainsi, par un retournement bien digne de notre temps, le dénuement de signes où nous vivons serait-il justement la garantie d'un accès authentique au sacré. Mais pour le constater et le comprendre, encore fallait-il effectuer ce détour…

Quatrième approximation : cette force est évoquée dans le poème publié récemment** :
D'une yeuse à l'autre si l'œil erre
il est conduit par de tremblants dédales.
par des essaims d'étincelles et d'ombres
vers une grotte à peine plus profonde

Peut-être maintenant qu'il n'y a plus de stèle
 n'y a-t-il plus d'absence ni d'oubli

Un petit monument, de maintenant. Mais, à son tour, cette approximation doit être dénoncée comme telle. La rêverie, même ainsi désaffectée, est encore trop intéressée au divin pour être tout à fait crédible. Le soupçon, toujours lui, porte sur le vite-dit, c'est-à-dire sur l'empressement trop naturel de la rêverie à se satisfaire des phrases selon lesquelles elle s'écoule, et sur l'économie trop avantageuse qu'elle y trouve.

Telles sont les images : tropes ou détours de la pensée elle-même, elles vont à payer de mots la détresse qui nous saisit en présence de notre énigme.

Pierre Campion
13 août 2003


* C'est la signification de « l'herméneutique restauratrice » que pratique Paul Ricœur à partir de son livre De l'interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965. Ou comment donner un sens positif au désir de sens après la critique radicale à lui infligée par les philosophes du soupçon : Marx, Nietzsche et Freud.
** Ce « petit poème » est celui d'« Arbres II », dans le recueil de 1967 Airs, éd. Poésie/Gallimard, p. 139. Notons que la leçon du distique final est légèrement différente dans la citation qu'en fait Jaccottet dans son texte en prose.

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