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Pierre Campion : Étude du livre de Pierre Jourde La Première pierre, Gallimard, 2013.

Cette étude est issue d'un cours de littérature française fait à l'université du temps libre (UTL) du pays de Dinan.
Je profite de l'occasion pour remercier ce public disponible, actif et exigeant.

© Pierre Campion

Mise en ligne le 9 mars 2014.

Première pierre Pays perdu


« Qui a jeté la première pierre ? »

La littérature à l'épreuve de la réalité

La Première pierre raconte une scène qui a eu réellement son lieu et son moment, et celles qui s'ensuivirent. En juillet 2005, dans un hameau du Cantal, en arrivant pour y passer leurs vacances, Pierre Jourde, l'auteur, et sa famille sont agressés par certains des habitants[1]. Des insultes, des menaces, puis les pierres volent : un nourrisson blessé par des éclats de verre, deux enfants terrorisés. Jourde fait le coup de poing. Ils doivent s'enfuir. La suite sera : les plaintes de part et d'autre en gendarmerie et à la police, le procès des agresseurs en correctionnelle, notamment pour insultes racistes à l'égard de deux des enfants, et leurs condamnations, les commentaires de médias, l'ostracisme de Jourde au village, les haines décidément irréconciliables. Que s'est-il passé ? Dans cet enchaînement de gestes et de paroles, dans cette espèce de tragédie que la Justice ne pouvait pas trancher vraiment et définitivement, qui dira les causes, qui établira les responsabilités, qui dira le vrai et le juste ? Qui fera l'archéologie de ces événements ?

Le pays de la perte

En 2003, Pierre Jourde avait publié un autre livre : Pays perdu, un beau récit d'une écriture classique[2]. En vingt quatre heures, le séjour de deux frères au pays, au fin fond de l'Auvergne, au bord d'un volcan. L'un veut fouiller la maison d'un vieux cousin dont il a hérité, car il soupçonne un trésor caché ; l'autre, le narrateur, vient chercher le fin mot d'un secret qui concerne la naissance de son père. En arrivant, ils apprennent la mort d'une adolescente qu'ils connaissaient : le soir et selon la coutume, ils visitent les parents et ils veillent l'enfant ; le lendemain, c'est l'enterrement, auquel le narrateur participe, en portant le corps de la petite et en aidant à le descendre dans le tombeau de famille.

Telle est l'occasion d'une suite de portraits, de tableaux et d'histoires, la plupart d'une cruauté brillante : des valets sans feu ni lieu ni tombe, des doigts gelés dont les phalanges se détacheront une à une, les dégâts d'une tronçonneuse, ce que voit un œil énucléé mais rattaché encore par le nerf optique… Et, par-dessus le tout, le froid et la dureté d'une terre reculée et ingrate, la bouse de vache enduisant les chemins et les cours des maisons, les accidents de voiture et du travail, la promiscuité et la saleté, l'alcool et la violence des relations humaines… Écrire à la pointe de diamant le dénuement, l'éloignement et l'abandon.

La première pierre, ne serait-ce pas d'abord ce livre lui-même, dont les villageois finirent par apprendre l'existence, que certains d'entre eux lurent plus ou moins et qu'ils estimèrent jeté à leur face et à celle de leur pays ? La réponse est évidente, et, en 2013, La Première pierre en conviendra, à un premier niveau de réflexion. Ils répondirent par leurs moyens rudimentaires, mais qu'ils avaient en abondance : la provocation en bâtardise puis les injures, racistes et autres, puis les pierres.

Cependant, Pays perdu n'est pas La Terre de Zola, ni un Céline. Le livre avait été conçu et réalisé comme un monument lyrique — un tombeau à la Mallarmé — élevé à une jeune morte et à un père voisins de cimetière, au Pays lui-même et au fait, en soi, de la Perte[3]. À ce pays, lui-même fertile en histoires[4], à sa beauté spéciale et à sa grandeur sans pareille, la littérature française — j'oserais dire en personne — édifiait l'hommage précis (millimétré) de ces morceaux de prose et de métaphysique transparentes dont elle a le secret depuis Voltaire, Nerval, Claudel ou Bonnefoy. Pays perdu n'est pas un récit d'avant-garde, il est immédiatement lisible et, en somme, il fut lu, mais il ne fut pas entendu : ni des habitants du village, ni des juges, ni des journalistes, ni des commentateurs[5]. D'abord parce que, si Pierre Jourde est un écrivain parfaitement lisible, il n'est pas des plus faciles.

Cependant, encore. Avant le livre maudit, dans le temps heureux des virées à boire de maison en maison, des belotes, des jeux de pétanque et des coups de main aux estives et fenaisons, il y eut tel geste d'une boule d'acier lancée dans la direction du narrateur ou tel sous-entendu qui voulait dire à celui qui avait ses origines au village depuis Louis XIV : ici, fils de bâtard et de grand-mère à grosses voitures, tu n'es pas chez toi. Telle parole et tel geste relevés après coup, dans La Première pierre. Ainsi, comme dans le Discours de Rousseau sur l'origine de l'inégalité et comme dans toute archéologie du mal, il y a toujours eu quelque chose avant, quelque erreur, quelque mécompte, quelque méfait : en cette matière, on n'en finit pas de remonter les temps. Il y a là une espèce d'écrou ancien et rouillé, foiré, pris dans la masse, auquel Pays perdu n'aurait fait, en force, que donner un tour de plus.

La première pierre

« Qui a jeté la première pierre[6] ? » Ici, bien sûr, il faut s'arrêter un instant sur une histoire bien plus ancienne, sur une certaine parole de Jésus, sur le silence qui la précède et sur celui qui la suit :

Or, les scribes et les Pharisiens lui amènent une femme surprise en adultère et, la plaçant devant, ils lui disent : « Maître, la femme que voici a été prise en flagrant délit d'adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider de telles femmes. Pour toi, quel est ton avis ? » Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin d'avoir sujet de l'accuser. Mais Jésus, se penchant, se mit à écrire du doigt sur le sol. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : « Que celui d'entre vous qui est sans péché soit le premier à lui jeter la pierre » ! Puis, se penchant de nouveau, il se remit à écrire sur le sol[7].

À la provocation, répond d'abord un silence, qui signifie sans doute un non est judicandum. Puis, devant leur insistance, une parole et un geste sans réplique, qui décontenanceront en effet les accusateurs. D'une part cette parole renvoie chacun à une archéologie du mal, à poursuivre en soi-même. D'autre part, avant et après ce renvoi, elle oppose à cette demande de châtiment archaïque une sorte d'écriture, du doigt sur le sol — une loi nouvelle ? —, dont le texte ne nous est pas donné, et qui n'a peut-être même pas de texte : une écriture allusive, effaçable mais démonstrative et puissante.

Peut-être La Première pierre appartient-elle à ce genre d'écriture, et la littérature pourrait-elle desserrer, ou même entièrement libérer l'écrou qu'elle avait contribué d'abord à serrer. En tout cas, huit ans après l'événement, le deuxième livre tente de répondre à l'effet de sidération qui fut celui de la lapidation et de ses suites, en les racontant[8]. Comment ?

C'est une suite dramatique de scènes qui paraît d'abord s'opposer à l'espèce de recueil d'histoires détachées qu'était le premier livre. Ce faisant, le deuxième livre instaurerait en effet un certain ordre : un début, une continuation, une fin, une logique aristotélicienne, une raison non raisonnante mais bel et bien, — et quand même —, un logos, celui de la raison mimétique, un tombeau scénique de raisons. D'où l'ordre chronologique et organique d'une seule histoire et l'instauration d'une double tension, celle qui conduit au retour au village après les événements et celle qui mène à la révélation selon laquelle le secret du père était de la même nature que celui d'Henri, abattu d'un coup de poing bien placé dans la fameuse scène. Deux histoires d'adultère entre cousins, connues de tous au village, des secrets de polichinelle, — sauf dans chacune des familles concernées :

Elle avait à dire, l'histoire d'Henri, ce que je n'avais pas vu en l'écrivant, mais qui se disait pourtant en elle, malgré moi : que le secret qui pesait sur elle était construit de la même façon, rigoureusement, que celui qui avait pesé sur l'histoire de mes grands-parents. (La Première pierre, p. 154)

Cohérence de l'histoire et mystère résolu. Mais déjà notons que cette histoire apparemment linéaire s'encombre et se retarde de réflexions sur la littérature, de scrupules divers et de retours sur le premier livre. Dans La Première pierre, les citations et le poids de Pays perdu, un livre dans le livre, comme une obsession.

Une histoire de pronoms

Cependant, il faut relever une différence très forte entre les deux livres, une différence de l'ordre de la poétique. Le narrateur de La Première pierre se désigne à la deuxième personne, presque toujours : toi, le petit bonhomme… Dans la narration du deuxième livre, il y a donc une abdication du « je » ancien, déjà peu marqué d'ailleurs, au profit d'un « tu », abdication décidée d'abord pour être fidèle à une scène fugitive et ancienne, qui eut lieu dans le chemin bordé de ronces où passent journellement les troupeaux, celle dans laquelle ce père effacé dit une fois « je » au fils en lui disant « tu », et aborda en ces termes le secret de sa naissance à lui. Ce jour-là, l'homme que sa propre mère en manteau d'astrakan faisait passer au village pour son chauffeur avait pris le « je » de tout narrateur possible et laissé le « tu » à son fils — ce dont le fils se rend compte seulement maintenant (La Première pierre, p. 117).

Il y a encore une autre raison à cette décision de l'auteur, une raison connexe à la première. Le premier des deux livres entendait exalter les fictions du pays en un livre de la littérature française. Il les corrigeait de leurs variations orales, il les constituait en textes, il les rendait objectives et fortes, définitives. Par là, on l'a vu, il les sauvait en un tombeau glorieux, elles, et avec elles la petite morte, le père et tous les habitants : il les rachetait, généreux rédempteur, il les arrachait à « la terre avare » où tous ces êtres étaient ensevelis, eux, leurs histoires et leurs sous enterrés[9]. Très bien.

Mais, ce faisant, le monument enlevait à ces personnes, et d'ailleurs à son poète lui-même, ce « je » qui enfermait jalousement le trésor de leur subjectivité, cette réserve inaliénable qui proteste indéfiniment contre l'indiscrétion d'autrui (noli me tangere) mais surtout contre ce que chacun a de trop humain à la périphérie de lui-même, de dérisoire, d'imbécillité, de nullité, d'inhumanité :

Cependant, même au plus pauvre type en apparence, même à celui qui paraît s'être entièrement voué au bonhomme en lui, même à celui qui se perd dans le vin, qui se bat, qui s'effondre ivre mort dans les fossés, oui, même à celui-là, et jusqu'au jour où l'on retirera sa carcasse en miettes de la bagnole qu'il aura jetée dans le précipice, il demeure la conscience de n'être pas cela. Il n'est pas ce qu'il est, c'est sa liberté, c'est sa richesse. (La Première pierre, p. 116)

Tel est l'ultime de son secret (de son trésor), sauvé de tous par lui avec ses poings, et dont précisément Pays perdu l'aura dépouillé. Survient, juste avant ce passage, la métaphore de la prise de force du tracteur dans laquelle des hommes, happés par une manche ou un bas de pantalon qui traînent, se sont fait souvent estropier ou même déchiqueter :

On est pris dans un livre comme dans une machine, et d'instinct ils le savaient. Elle vous attire, elle vous dénude, elle vous prend tout. Quel que soit le livre, quelles que soient ses intentions, bonnes ou mauvaises. Dans la fiction du livre, nos fictions sont à nu. On n'y peut rien. Ils le savaient, tous, ils le comprenaient, quand même ils ne lisaient pas, quand même le livre, autant qu'il le pouvait, faisait l'éloge du pays et de ceux qui l'habitaient, ils savaient que le livre, lorsqu'il paraît, demeure le seul à pouvoir dire « je », et que celui qui l'écrit, quand même il ne le voudrait pas, est le seul au monde à être le « je » de son livre, et du monde de son livre, et que c'est aussi pour ça, quand même il ne le saurait pas, qu'il l'a écrit. (La Première pierre, p. 114-115)

Même conjurant le « je » par le « tu », l'auteur n'y échappera pas : il est le « je » dernier et non déclaré par lequel ce « tu » pensait sauver la mise de l'écrivain. Il est l'auteur trop malin de la permutation de pronoms, simple cache de la prise de force, qui n'annule pas le mécanisme et ne le sécurisera pas. La méfiance première et la haine à l'égard des machines tournantes ont fait le reste. Cela donnerait déjà beaucoup d'excuses sinon de justifications aux violences qui eurent lieu.

Alors, la paix ? Faire la paix avec eux, un jour, comme le supposait Bernard Jannin dans son propre récit, quand il évoquait celui de son ami et compatriote Pierre Jourde[10] ? Guetter l'instant de leur ouverture pour faire le pas vers eux ?

Sortir de la littérature ?

Les livres aiment à ménager chacun sa fin, surtout justement quand il s'agit de récits dramatiques. Car chacun le sait par Aristote et par expérience de spectateur : même et surtout sous la forme de la catastrophe, tout dénouement est apaisant, par la purification qu'il opère de certaines passions : par la satisfaction qu'il offre à l'esprit recru d'épreuves.

Lisant La Première pierre, on croit d'abord tenir cette fin heureuse quand le livre en vient à raconter l'estive à laquelle François et Marie-Claude, les parents de l'enfant morte, ont convié l'écrivain et les siens. Dernière expédition qui accompagne le bétail dans les hauteurs, car il n'y en aura plus d'autres sous cette forme ancienne, c'est une journée d'histoires à se raconter, d'amitié à vivre et de bonheur au pays.

Mais le dernier chapitre change tout. Il y est question de l'hostilité larvée que beaucoup au village ont maintenue à l'égard de l'écrivain, des regards qui l'ignorent et des exclusives lancées contre ceux qui lui demeurent fidèles. De son côté, celui-ci revient au village, pour le principe, et il refuse d'avance « les signes de dégel, les embryons d'échange, les tentatives de pacification » :

Après les pierres aux enfants, le mur du silence refermé sur des gens qui n'y peuvent rien, les étrangers circonvenus, les dos tournés de ceux qui n'étaient même pas concernés ? C'est terminé, et à jamais, et c'est très bien ainsi. Il y a le sang d'un gamin d'un an entre nous. (La Première pierre, p. 188)

Ce qui est dit un peu plus bas, expressément, au moment des dernières phrases, c'est la volonté de demeurer au pays pour toujours, c'est-à-dire au delà de la mort, et de l'enterrement en ce cimetière, contre eux :

Parfois, dans ta rêverie, tu traverseras la pierre, tu iras te mêler au corps granuleux des vieux murs, tu te fondras dans la substance noueuse des arbres, tu iras au fond de l'étable écouter le souffle des veaux, et tu croiras que c'est l'enfance encore, l'enfance qui tourne et se retourne dans les eaux éternelles. Tu pénétreras ta maison, tu chercheras les lits dans lesquels, longtemps auparavant, dans les années, tu rêvais déjà ce moment, tu chercheras dans la nuit la lumière des longs après-midi sans fin, tu descendras les ruelles escarpées, vers l'église, vers les abreuvoirs, tu seras toujours là, malgré eux, chez toi. (La Première pierre, p. 189-190)

Pas de traité. La guerre qui a éclaté en juillet 2005 et qui fut ouverte bien avant, cette guerre de territoire ne finira jamais.

Dans notre théorie de la littérature et surtout dans l'idée ancestrale que nous nous en faisons, il y a quelque chose qui s'appelle un humanisme, et qui appelle une poétique des nœuds et des dénouements. Or, peu de lignes avant l'explicit que je viens de citer, il y a cette autre déclaration :

Ce que tu aimes voir, ce que tu désires, ce que tu attends, tu ne peux pas le dire ici, bonhomme. Tu ne peux pas le dire parce que cela scandaliserait, parce qu'on ne dit pas des choses pareilles, parce qu'on les écrit encore moins, parce qu'on te regarderait comme un monstre, parce que cela excéderait les normes de ce que l'on appelle humanité, dans les limites de laquelle on croit aujourd'hui que la littérature doit se cantonner. Mais tu dois bien t'avouer que tu désires cela qui, lorsque la chose se produit, te réjouit secrètement. (La Première pierre, p. 188-189)

Encore un secret, mais pas de polichinelle. Cela qui « réjouit secrètement » l'écrivain, il ne l'écrit pas, et donc on peut seulement le conjecturer comme étant de l'ordre des déclarations qui, entre les hommes, transgresseraient l'humanité. Une phrase à écrire du doigt dans la poussière et à effacer aussitôt ? Ce qui n'est pas écrit, c'est la déclaration d'inhumanité qui ferait sortir le livre de la littérature.

Doit-on, peut-on sortir de la littérature ? Ou bien sortir de notre définition de la littérature, qui la limiterait à un humanisme ? Devons-nous instituer l'inhumain dans la littérature ? Celle-ci y répugne encore, puisque Pierre Jourde désigne quelque chose qu'il se refuse à écrire dans son livre. Qu'est-ce qui retient ses mots : la voix publique ou la majesté ancienne de la littérature ?

Vers le milieu de La Première pierre, à propos de Pays perdu, il y avait une sorte de rêverie du livre qu'il aurait fallu, et qu'il faudrait :

Il faudrait, il aurait fallu, un livre qui ne revendique rien pour soi, ni pour son auteur, un livre qui ne dise pas « je » sans cesse, comme ils disent tous, même à la troisième personne, même à la deuxième. Un livre sans personne. Ce que la littérature s'efforce d'être et qu'elle n'arrive pas à être. Avec les sentiments, on ne doit pas faire de littérature. Avec rien on ne doit faire de littérature. Il faut bien écrire, puisque tu ne peux pas faire autrement, mais écrire pour tenter de sortir de la littérature. Ce qu'on ne parvient jamais complètement à accomplir. (La Première pierre, p. 104-105)

Un livre qui ne revendiquerait rien pour personne. Alors, sortir des pronoms personnels, sortir des déictiques parce qu'ils supposent par constitution un « je » qui montre à un « tu » à l'intention des « ils »[11] ? Sortir de la communauté des « nous  » qu'instituent les images poétiques, sortir de la raison lyrique, mais par quelle écriture ? Demeurer en l'écriture par des moyens qui ne seraient plus ceux de la littérature ? Fortes et belles questions. Ces deux livres en tout cas appartiennent à la littérature, le premier brillamment et pleinement, le second de manière inquiète, instable, et problématique.

Le pouvoir des histoires

Dans Pays perdu, entraînante et entraînée par le propre sortilège de sa dynamique, la littérature elle-même allait au clash en toute innocence : en toute naïveté, à corps perdu, à tombeau ouvert. De l'un à l'autre livre, il n'y a ni une démarche ni un gain théoriques, il y eut un choc physique et moral, imprévu et dévastateur. Dans La Première pierre, on a littéralement la réflexion en retour de ce choc, laquelle ne peut être que mêlée à la narration de l'accident et de ses suites, hésitante, obsessionnelle et troublée. L'écriture de ce deuxième livre essaie d'absorber les premiers effets de l'accident, puis ses ondes plus lointaines : elle se déforme sous l'impact mais elle tient le choc.

Et d'abord elle constate que l'événement n'était pas l'effet d'un malheureux hasard ni vraiment un accident : de même que dans les chutes au ravin des villageois fin saouls, il y avait dans Pays perdu un alcool fort et une gaieté entêtante, ceux de l'écriture elle-même, qui va souvent plus loin qu'on ne voudrait. Alors, d'un côté, l'écrivain de La Première pierre maintient l'exigence de la clarté classique ; de l'autre il se refuse aux illusions d'une maîtrise totale, il la craint maintenant et il l'évite même.

Bien sûr, il y a là un appel à la responsabilité, adressé à soi-même, comme écrivain et même comme professeur :

Tu prends la mesure, petit bonhomme, de la déflagration produite par les quelques dizaines de pages publiées par un écrivain obscur chez un petit éditeur. Ce n'est pas seulement ta vie qui se trouve changée, mais c'est, définitivement, celle de tout le village, et d'une bonne partie de ceux qui le fréquentent. Toi qui ironisais volontiers sur ceux qui débitaient de grands discours sur le pouvoir de la littérature… (La Première pierre, p. 63)

Il y a donc aussi dans ce livre une profonde ironie qui s'adresse à toute théorie de la littérature. Quand il arrive à celle-ci des leçons ou, qui sait, des questions qui la font réfléchir, c'est par l'épreuve imprévue du réel et non par le soupçon des sciences humaines ou de la philosophie ou même par l'effet d'une pensée réglée à loisir d'elle-même sur soi-même. Faire la théorie de la littérature, ce n'est pas sortir de la littérature par le côté qu'il faudrait.

Enfin on y lit une réflexion sur le rappel à la réalité que subit ici la littérature : quelque chose d'irréductible et de sauvage s'est déclaré, sur quoi le pouvoir de l'écriture s'est révélé comme nul et, pire, comme une espèce de provocation.

L'écriture est une expérience de la solitude, pendant laquelle l'écrivain se livre — est livré, de son consentement et par son plaisir — au rythme et aux entraînements du talent et de l'inspiration, de la langue et de la pensée : à l'esprit du lyrisme (Jourde dit : au romantisme). Survient la sortie de son livre qui signifie ordinairement l'épreuve de l'extérieur, sous la forme des lectures et des commentaires. S'agissant de Pays perdu, publié de manière quasiment confidentielle chez un petit éditeur, les commentaires et les contresens ou faux-sens, épreuve déjà cruelle, ne viendront pour la plupart qu'après le scandale de 2005. Mais, ici, la sortie du livre signifie encore autre chose, à mesure qu'il arrive à la connaissance du hameau : au sens propre, la publication du pays aux yeux de ses habitants et aux yeux du monde extérieur. À un moment, l'écrivain rencontre l'objet de son livre, le pays, et il ne le reconnaît plus. Les sujets de sa souveraineté ne se reconnaissent pas dans le livre ou s'y reconnaissent trop bien, non seulement dans les traits manifestes de leur vie ainsi objectivée mais dans l'intimité, ainsi exhibée, de leurs subjectivités. Ils se révoltent.

Comme tous ses confrères, l'écrivain écrivait d'abord pour lui-même — pour sa propre oreille —, perdu dans le monde exclusif de la littérature et de ses logiques, où ses voisins, à des lieues certes et au bout des chemins, s'appelaient le Mallarmé des Tombeaux et le Rimbaud qui a décrit les vaches dans les villages où l'on arriverait le soir en compagnie de Nina[12] :

 

‚a sentira l'étable, pleine

De fumiers chauds,

Pleine d'un lent rythme d'haleine,

Et de grands dos

 

Blanchissant sous quelque lumière ;

Et, tout là-bas,

Une vache fientera, fière,

À chaque pas……

 

Pierre Jourde écrivait pour ramener de la mort « une jeune Eurydice » : « Et c'est le pays tout entier, dont il te semblait qu'on l'enfouissait avec la jeune fille, que le livre a voulu remonter à la vie, avec son poids de secrets » (La Première pierre, p. 146-147). Cependant Orphée revient au pays. Celui-ci proteste de la voix et du geste : il n'est pas perdu, ses secrets sont vivants, il ne veut pas de ces enchantements. Lazare se tourne avec fureur contre celui qui voulait le remonter à la vie : il n'est pas mort.

Pierre Campion



[1] Pierre Jourde, La Première pierre, Gallimard, 2013.

[2] Pierre Jourde, Pays perdu, L'Esprit des péninsules, 2003, rééd. Pocket.

[3] « […] se recueille encore là, peut-être, cette bizarre qualité : le sentiment même de la perte, dans toute sa douloureuse intensité » (Pays perdu, p. 18).

[4] L'auteur évoque le village comme le « centre d'un cercle concentrique d'histoires » et « les vastes ressources en irréalité de ce pays pourtant si concret, si matériel en apparence » (Pays perdu, p. 151 et 69).

[5] Bien sûr, le système de services mutuels que Pierre Jourde avait dénoncé en 2002 dans son livre La Littérature sans estomac se fit un malin plaisir de l'accabler, avec l'ironie condescendante qui convenait. Bien ou mal intentionnées, La Première pierre fait la liste des manières de se tromper sur l'agression subie par l'écrivain et sur le sens de son livre (p. 91-92).

[6] La Première pierre, p. 55, dans le récit de la lapidation.

[7] Évangile selon saint Jean, ch. 8, traduction Crampon.

[8] Sidération certainement, mais Pierre Jourde lui-même avait senti venir l'événement puisqu'il avait écrit aux habitants de Lussaud une longue lettre d'explications, en 2004, lettre que l'on trouvera parmi les documents que l'auteur publie sur son site. DÔautre part sa mère puis Sophie, la Sagesse, l'avaient mis en garde : « Surtout, tu ne cognes pas » et « Surtout, en cas de rixe, ne pas frapper ». Mais le narrateur a appris la boxe et un seul coup, instinctif et facile, en réponse à la menace d'un bâton, étend Henri « de la position de l'agresseur debout, hurlant, à celle du dormeur tranquille absorbé dans la sieste profonde de l'été, à midi, sous l'arbre, entre deux chargements de foin » (La Première pierre, p. 44). L'esthétique ironique du tableau, dans le style de Pays perdu.

[9] C'est Mallarmé, non nommé mais présent par allusions décisives. Comme le « parmi l'herbe » où est enterré le valet Jaquette (Pays perdu, p. 117) vient du « Tombeau » de Verlaine, « l'avare silence et la massive nuit » de la tombe vient du « Toast funèbre » écrit en 1872 pour Théophile Gautier (La Première pierre, p. 112).

[10] Bernard Jannin, Pays éperdu, préface de Pierre Jourde, éd. Page centrale, 2012. Enfant du pays lui aussi, Bernard Jannin raconte lui aussi l'enterrement de l'adolescente, neuf ans après Pays perdu et un an avant La Première pierre. Situation singulière que celle de ces trois livres, par ailleurs absolument différents.

[11] Les déictiques, ou embrayeurs, sont les termes de la désignation, quand ils figurent dans une situation d'énonciation. Ainsi : ce, cette, cela… ; je, tu, il… ; mon, mien… ; voici, voilà…  ; et jusqu'à le, la, les… ; etc.

[12] Rimbaud : « Les reparties de Nina ». À ces invites et promesses, à ce lyrisme, Nina répondra, comme on sait : « Et mon bureau ? » Autres voisins en ce pays-là : probablement Nerval et peut-être Ponge, l'auteur de : « Le monde muet est notre seule patrie ».

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