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Pierre Campion : Note sur deux célébrations, celle de Molière et celle de La Fontaine.

Mise en ligne le 2 mars 2022. Avec l'addition, le 5 mars, d'une référence à Valéry, en bas de page.

© : Pierre Campion.


Molière 1622-2022 et La Fontaine 1621-2021

Assurément le quatrième centenaire de Molière est déjà fêté en 2022 et va l'être toute l'année comme il convient. À tort ou à raison, celui de La Fontaine, né en 1621, ne paraît pas avoir marqué le même engouement.

La Fontaine en disgrâce ?

Le fait même du théâtre, la puissance scénique de son théâtre et sa vision inquiète du monde portent Molière dans l'espace de notre culture, presque directement.

Du côté de La Fontaine, est-ce que les Fables auraient perdu le statut qu'elles avaient dans l'imaginaire français, notamment à l'école à tous les niveaux de celle-ci, celui de trésor de pensée, de grammaire et de rhétorique, de leçon de choses et de moralités ? Les difficultés de sa langue, la critique pédagogique du par cœur, le caractère franchement réaliste ou même cynique de cette morale et ses apparentes banalités : tout cela pourrait rebuter les professeurs et les élèves et décourager la pensée actuelle.

Risquons plutôt ceci. Avec le principe de bienveillance comme guide unique et la volonté politique de « mettre l'élève, dans sa culture et son expérience de la langue, au centre du système scolaire », il était fatal que se fassent jour des décisions d'allègement dans l'enseignement de la culture et de la langue. Cette politique, poursuivie depuis des décennies, a fini par montrer ses limites.

Avec la bienveillance, il aurait fallu de l'exigence, et de ne pas conclure à son impossibilité. On a ignoré que les élèves aspirent à l'exigence et au respect qu'elle manifeste à leur égard. Lorsque l'on décide de ne plus enseigner certaines formes de la conjugaison française au motif que les enfants ne parlent pas ce français-là à la maison, il ne faut pas s'attendre à ce que soient compris La Fontaine mais non plus Rimbaud ou Proust — les écrivains ayant écrit et continuant à écrire dans toute l'étendue de la langue. Il ne faut pas non plus compter sur le respect des élèves et étudiants à l'égard d'un système d'enseignement qui, sous les apparences de la sollicitude, méprise leurs capacités.

Une pensée sans grand intérêt ? Vraiment ?

Mais est-ce aussi, et plus profondément, que la pensée de La Fontaine ne serait plus estimée à sa juste valeur ?

À l'évidence, celle de Molière et tout son théâtre envisagent les énigmes de l'existence.

Dans les deux pièces de Dom Juan et de Tartuffe la possibilité même de l'hypocrisie est portée sur scène, au niveau de la société, de la politique et des conduites individuelles : comment cette perversion de la vérité, qui devrait apparaître comme telle à tous et qui apparaît telle à certains des personnages au point de faire de cette différence un ressort principal de l'action — comment l'hypocrisie peut-elle, malgré l'évidence de son imposture, prospérer dans le monde ? Il y faudra l'intervention du Ciel ou la pénétration quasi divine du Roi, « un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs » — des dénouements de pièces à machines, dus non pas à un manquement du poète dramatique mais appelés nécessairement par la difficulté des choses humaines, et ouvertement présentés comme tels.

Là est la force de ce théâtre : non pas d'offrir des analyses, des solutions ou des remèdes, mais de représenter de l'homme, purement et simplement, ce qui ne peut se comprendre par discours. Telle est, dans Molière, la fidélité à l'esthétique aristotélicienne : ce qu'on ne peut penser directement, il faut le représenter[1].

Ainsi, pourquoi Alceste, l'homme de la lucidité intransigeante, se précipite-t-il à aimer la seule des femmes qu'il ne faut pas ? Pourquoi ces folies de détruire son humanité et celle des autres personnages par le pur fétichisme de l'argent ou par le goût de la distinction sociale ou par la fascination à l'égard des pathologies ? La seule critique qui convienne de ces absurdités est celle de la dénonciation et celle-ci se fait par le spectacle qu'elles offrent et le rire qu'elles suscitent — les voilà désarmées. Cependant n'importe qui ne peut pas et ne sait pas faire cela. Il y faut cette vis comica dans Molière, laquelle comme toutes les autres forces de la nature habite les grands artistes, par une espèce de grâce. On bute là sur un irrationnel. Il faut s'en accommoder ou plutôt l'aimer.

 

Est-ce que La Fontaine manquerait de ces forces qui portent l'art au bord des énigmes de l'homme et de la nature ? Je ne le crois pas.

La Fontaine pose sans cesse la question de l'animalité de l'homme, et cela devrait lui valoir plus de considération de la part de la philosophie et même d'une opinion dévouée au bien-être et jusqu'aux droits des animaux.

Voilà donc un livre qui traite partout les animaux comme des hommes et les hommes comme des animaux — mais est-ce même un livre ? Est-ce que, dans ces matières, on peut parler d'un livre en forme de discours, d'un traité de l'homme ? Comme La Rochefoucauld écrivait de l'homme par maximes, La Fontaine en écrit par fables, occasionnellement et comme par brefs coups de force. Dans le monde qu'ils évoquent, ils se bornent à dégager sans cesse les questions dont on ne peut pas faire le tour.

À sa date tardive (1690), une fable comme Les Compagnons d'Ulysse (Livre XII, fable I) vient couronner ce qui est plutôt une longue expérience de l'humanité ou bien une longue réflexion menée à travers l'écriture de fables ou plutôt la longue expérience de cette écriture-là. Ulysse, le héros même de l'humanité, va de l'un à l'autre de ses compagnons transformés en animaux, il les supplie de redevenir des hommes, ils refusent tous d'une seule âme. Et toutes leurs raisons, qu'ils donnent volontiers, se résument dans celle que produit l'Ours :

 

Ulysse du Lion court à l'Ours : Eh, mon frère,

Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli !

Ah vraiment nous y voici.

Reprit l'Ours à sa manière.

Comme me voilà fait ! comme doit être un Ours.

Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?

Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?

Je me rapporte aux yeux d'une Ourse mes amours.

Te déplais-je ? va-t'en, suis ta route et me laisse :

Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse :

Et te dis tout net et tout plat :

Je ne veux point changer d'état.

 

Ce sont des raisons d'homme devenu ours. Raisons de la raison, raisons de goût, raisons de l'amour : toute une anthropologie critique formulée par un homme qui s'était jusqu'ici contenté d'être joli garçon et qui maintenant remplit pleinement, décidément et consciemment son humanité, sous les espèces de l'animalité : l'indépendance par rapport au besoin, la suffisance et l'autonomie, la Raison et la liberté. Il lui aura fallu le passage par la bestialité et l'expérience de celle-ci pour être exactement un homme, ce qu'Ulysse ne sait pas être : trop ingénieux, trop malin, trop prudent ­— trop humain. Un Ours philosophe lui fait voir du pays.

C'est un bouquet d'ironies urticantes, que scande la logique mêlée des vers — les alexandrins de la dignité, les sept-syllabes de l'espièglerie, les octosyllabes de la décision, un décasyllabe de l'épopée ancienne : les leçons d'un animal à un homme, du gassendisme au cartésianisme, de la poésie à la philosophie[2].

C'est un rêve d'enfant (comment les ours parleraient-ils s'ils avaient la parole ?), dédié à un enfant, Monseigneur le Duc de Bourgogne, pour l'heure âgé de onze ans, destiné à être Roi, et qui ne le sera pas — comme ne le saura jamais La Fontaine. Rappelant la légèreté des Athéniens et la nécessité de leur parler par apologues, celui-ci trace une politique :

 

Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,

Au moment que je fais cette moralité,

Si Peau d'âne m'était conté,

J'y prendrais un plaisir extrême,

Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant. (Le Pouvoir des fables, Livre VIII, fable IV)

 

C'est le plaisir de la poésie, et le plaisir est le juge infaillible de la pensée juste, en tant qu'il est l'un des principes de la vie humaine. Cela démontré par exemple en rejetant en suspension et en surprise le moyen paradoxal de guérir la vieillesse du monde.

C'est le Discours à Mme de la Sablière (Livre IX, conclusion), quand la pensée de l'univers trouve ses preuves dans la conduite de la Perdrix au secours de sa couvée, dans l'évocation du monde des castors et, dernier argument, dans la fable Les Deux Rats, le Renard et l'Œuf. Quelle est la force probante de la fable ?

La Fable exerce son magistère au sein de la nature des choses, en tant qu'elle est elle-même une expression de la Nature. Comme l'image en poésie — elle est elle-même une image —, elle tire de la nature des choses, à travers la force poétique du fabuliste, sa logique, sa puissance et son efficacité.

Comme son nom l'indique, l'univers est unique, parure (cosmos). Décrit et dédié à « nous autres hommes », ses règnes forment continûment l'arc-en-clel des créatures, étant précisé que chacun des hommes a son histoire, laquelle le fait passer, entre l'enfance et l'âge adulte, d'une nuance à l'autre dans son être et dans l'être du monde. Par là, l'homme — chaque homme — assure la transition entre les règnes, la diversité entre les rythmes nuançant les états et les âmes selon leurs positions et leurs qualités :

 

Nous aurions un double trésor ;

L'un cette âme pareille en tout tant que nous sommes

Sages, fous, enfants, idiots,

Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux ;

L'autre encore une autre âme, entre nous et les anges

Commune en un certain degré

Et ce trésor à part créé

Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,

Entrerait dans un point sans en être pressé,

Ne finirait jamais quoique ayant commencé,

Choses réelles quoique étranges,

Tant que l'enfance durerait,

Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait

Qu'une tendre et faible lumière ;

L'organe étant plus fort, la raison percerait

Les ténèbres de la matière,

Qui toujours envelopperait

L'autre âme imparfaite et grossière. (Discours à Mme de la Sablière, fin)

 

Gassendisme évidemment, philosophie attardée bien sûr, par rapport au cartésianisme. Cependant informée aux deux sens du terme : renseignée en notions et poétiquement pensée. Si l'homme est littéralement et dans tous les sens un être équivoque, alors le langage de la fable convient pour le représenter, en le comprenant dans l'encyclopédie souriante des êtres réels et de ceux de son imagination. C'est :

Une ample comédie aux cent actes divers

Et dont la scène est l'univers.

Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle (Le Bûcheron et Mercure, V, fable I).

Même les buissons et les pierres y prennent la parole. Dans chaque fable, des êtres de la nature s'ajustent l'un l'autre et démontrent leurs relations.

 

La Fontaine et Molière sont nés au début des années 20 de leur siècle. Vers 1660, ils sentent les craquements du système ancien des fidélités, qui se font entendre jusque dans les familles[3]. Molière les enregistre sur son théâtre ; La Fontaine, jusqu'aux années 90, reste attaché à l'ancienne vision des âmes et du monde. Contre le nouvel état des connaissances et des valeurs, la protestation de La Fontaine est franche, celle de Molière est plus ambiguë. À elle seule déjà, cette différence mérite notre attention.

 

Molière était mort en 1673. La question de savoir s'il avait dit son dernier mot est vaine. La Fontaine mourut vingt ans plus tard, le temps d'écrire son Discours à Mme de la Sablière et ses Compagnons d'Ulysse[4]. Telles sont les injustices irréparables que réservent les différences de la longévité entre les hommes.
L'idée de les fêter tous les deux à égalité est juste.

Pierre Campion



[2] Ponge, dans sa vision du monde et dans son style : « Si je préfère La Fontaine — la moindre fable — à Schopenhauer ou Hegel, je sais bien pourquoi. Ça me paraît : 1º moins fatigant, plus plaisant ; 2º plus propre, moins dégoûtant ; 3º pas inférieur intellectuellement et supérieur esthétiquement » (Pages bis du Parti pris des choses).

[3] Sur ce point décisif, lire s1921ur ce site l'étude de Catherine Kintzler : Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté.

[4] Valéry, en 1921 (troisième centenaire de La Fontaine), à propos du texte d'Adonis, long poème  de La Fontaine, remis à Fouquet par La Fontaine en 1658 : « L'auteur de l'Adonis, il ne peut être qu'un esprit singulièrement attentif, tout en délicatesses et en recherches. Ce La Fontaine, qui a su faire, un peu plus tard, de si admirables vers variés, ne les saura faire qu'au bout de vingt ans qu'il aura dédiés aux vers symétriques : exercices d'entre lesquels Adonis est le plus beau. Il donnait, pendant ce temps-là, aux observateurs de son époque, un spectacle de naïveté et de paresse dont ils nous transmirent naïvement et paresseusement la tradition. »

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