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Un Marc Bloch bien conforme
Drôle de défaite

L'autre jour, à l'Assemblée, un incident de séance oppose la gauche au ministre Fillon, qui s'en prenait à « la responsabilité du Front populaire dans l'effondrement de la nation française en 1940 ». Là-dessus, le journal Le Monde joue les arbitres éclairés. Dans un encadré bien en vue, il renvoie Fillon à Vichy et invoque Marc Bloch contre Pétain et Fillon : « L'historien Marc Bloch, fusillé par les Allemands en 1944, préférait, lui, dans L'Étrange défaite, attribuer la déroute à l'incompétence des chefs militaires*. »
  Oui, sauf que… Dans ce texte écrit pendant l'été 40, il y a trois chapitres : « Présentation du témoin », « La déposition d'un vaincu », « Examen de conscience d'un Français ». Si, dans le deuxième, Marc Bloch s'en prend en effet aux chefs militaires sans d'ailleurs s'en tenir à eux seuls, à leurs fautes et à leur incompétence, dans le troisième la bourgeoisie, petite et grande, « l'idéologie internationaliste et pacifiste », les intellectuels, les instituteurs, la presse, les syndicats, et le système politique en prennent pour leur grade.
  Ainsi, concernant « les foules syndicalisées » : « On ne leur avait pas appris, comme c'eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain. L'heure du châtiment a aujourd'hui sonné. Rarement l'incompréhension aura été plus durement punie**. » Ou encore ceci : « Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n'était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu'avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n'est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates***. »

Voilà un livre bien connu et souvent invoqué, qu'on ne lit pas. Mais aussi, pourquoi le lire, puisqu'on n'imagine pas que « l'historien Marc Bloch, fusillé par les Allemands en 1944 » aurait pu analyser en termes non attendus — non attendus de nous — l'effondrement de 1940 ? Tellement la réalité de cet événement sidérant est éludée, recadrée à notre fenêtre et mise en conformité avec l'usage que chacun en fait.

Pierre Campion
(6 octobre 2002)


* Le Monde du vendredi 4 octobre 2002, p. 7.
** Marc Bloch, L'Étrange défaite, rééd., Folio/Histoire, 1990, p. 169.
*** Ibid., pp. 176-177.

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