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Martin du Gard soluble dans l'air du temps ?

France 2 vient donc de diffuser ses Thibault*. Travail plutôt soigné de reconstitution d'époque, images début de siècle, fresque d'histoire… Manque pas une auto de collection, pas un train en bois, pas un cycliste à paletot traversant le champ.
  Mais c'est un produit de consommation courante, un produit allégé, destiné à l'air du temps. Entendons-nous bien : le réalisateur avait tous les droits, juridiquement, moralement, esthétiquement et, en somme, il reste assez fidèle à la lettre du texte. En réalité, le problème est : comment peut-on faire maintenant un film moins moderne que le livre qui, déjà, dans les années vingt et trente du siècle passé, ne l'était pas tellement ?

C'est simple. On rabote ou on gomme, on romantise, et on explique : on flatte. Avec un gros rire, on prête à Monsieur Thibault des liaisons croustillantes. On montre un notaire (et Antoine) scandalisés par le don que Jacques fait de sa fortune à l'Internationale socialiste, une Jenny empêchée physiquement par sa mère de partir avec Jacques, des retours de Rachel « en cheveux », retrouvée, reperdue. Peu importe que ce ne soit pas « dans le livre », mais les ambiguïtés, les ombres et les obscurités, les ruptures que Martin du Gard avait soigneusement ménagées sont mises à plat à l'intention de téléspectateurs supposés incapables de sentir et de comprendre une esthétique qui se refusait à décider de tout.

Déjà, dans le premier épisode, Une saison en enfer collait mal dans les mains de Jacques adolescent : c'était trop beau. Ensuite, éludées les convulsions de l'urémie et la durée inhabituelle de cette agonie, la scène du bain dépouillée de sa brutalité, inventé Jacques en larmes appelant son père…, et voilà la mort du père rendue présentable, photogénique. Gise en religieuse, et on dissout toute l'ambiguïté de sa présence en double avec Jenny auprès de l'enfant de Jacques. Jacques dans les petits papiers de Jaurès ; Meynestrel en espèce de cinglé du dépit amoureux, lui qui dans le roman décide sciemment de détruire la dernière chance d'arrêter la guerre ; Jacques et Jenny distribuant des tracts avenue de l'Observatoire… et la force de l'Histoire s'évapore.
  Et le dénouement… Ce romanesque : Lisbeth en infirmière allemande entre des soldats français, récitant du Goethe à Jacques mourant ! Ce sens délivré à gros bouillons là où le livre distillait le malheur des circonstances ! Le bouquet : une voix off, transcendante, décidant du destin de l'enfant de Jacques et de Jenny, et annonçant sa mort comme martyr dans la Résistance ! Évidemment, le sens du livre devait passer à la moulinette de l'événement rêvé, par laquelle nos contemporains français attendrissent tout ce qui leur arrive et ce qui leur arrivera, et tout ce qui arrive dans quelque partie du monde que ce soit : la Résistance telle qu'ils se la représentent complaisamment, mille fois triturée par les intérêts et tactiques des uns et des autres.

On ne devrait jamais relire, pendant qu'on en diffuse une adaptation à la télé, un livre abandonné depuis quarante-cinq ans au fond d'une bibliothèque et qu'on avait failli donner à Emmaüs. Si on passe sur la documentation accumulée, si on laisse tomber pas mal de longueurs, et si on se demande par exemple pourquoi le personnage de Jacques embarrasse singulièrement l'auteur, il reste lisible, le gros roman de Martin du Gard, par comparaison avec le produit de qualité qu'on en a tiré !

Pierre Campion
(6 novembre 2003)


* Les Thibault, téléfilm franco-belge de Jean-Daniel Verhaeghe, d'après l'œuvre de Roger Martin du Gard, diffusé les 27 et 28 octobre et les 3 et 4 novembre 2003. Rediffusion les 23 et 30 décembre 2006.

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