Pierre Campion Compte rendu du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes. Texte mis en ligne le 17 octobre 2006. Post-scriptum au 25 février 2008 et au 30 mai 2008 sur la réédition des Bienveillantes dans la collection Folio. Références mises à jour au fur et à mesure de leurs publications : Parmi les sources de son abondante documentation, Littell a très probablement consulté le livre de l'historien Raul Hilberg La Destruction des Juifs d'Europe (éd. originale publiée en 1985 à New York ; éd. définitive en français, complétée et mise à jour, Gallimard, coll. Folio Histoire, 3 volumes, 2006). On pourra consulter cette œuvre monumentale, notamment le volume I chap. VII « Les opérations mobiles de tuerie » et le volume III, pour voir comment Littell a utilisé cette source et pour constater que son roman n'est à aucun égard un livre d'historien mais bien une œuvre littéraire. À parcourir : la Revue des Deux Mondes, numˇro de dˇcembre 2006, « Histoire, roman, derni¸res nouvelles », qui comporte plusieurs articles sur Les Bienveillantes. À consulter : la page dense et tr¸s utile que consacre Lyonel Baum aux Bienveillantes. À lire : le dossier que consacre aux Bienveillantes la revue Le Débat, n° 144 de mars-avril 2007 : deux entretiens entre Jonathan Littell et Richard Millet d'une part et Jonathan Littell et Pierre Nora d'autre part, ainsi que trois articles de Florence Mercier-Lecat, Georges Nivat et Daniel Bougnoux. À lire sur ce site, une étude de Pierre Campion : Deux livres sur la banalité du mal. Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt et Les Bienveillantes de Littell. © : Pierre Campion.
SUITE MACABREJonathan Littell et les Euménides« une œuvre […] qui
garde le caractère ironique d'une énigme et ne se révèle que par
l'interrogation qu'elle propose[1]. » C'est un pavé de 900 pages, qu'on lit d'un trait (mais il y faut
quand même plusieurs jours…) ; c'est un succès immédiat et énorme (mais
faudrait-il n'écrire jamais que des livres confidentiels ?) ; c'est
le premier roman d'un inconnu, d'un jeune Américain qui écrit en français. C'est une suite de danses — Allemandes I et II,
Courante, Sarabande, Menuet (en rondeaux), Air et Gigue —, préludée
par une Toccata[2] : ainsi
conduit sa narration un homme cultivé, féru de philosophie et parlant plusieurs
langues, un auditeur passionné de Bach, de Rameau et de Couperin, qui pourtant
ne s'est jamais résolu à apprendre à jouer du piano coûteux que lui offrit sa
mère, et qui ne sait même pas déchiffrer une partition. C'est le récit minutieux de certains épisodes de la
« solution finale de la question juive » (Endlösung der Judenfrage), tels qu'ils se déroulèrent sur le front de l'Est,
de l'entrée de l'armée allemande en URSS à la chute de Berlin, « ce
qui fait trois ans, dix mois, seize jours, vingt heures et une minute » (p. 22) : c'est le dernier rapport,
écrit bien plus tard, en France, sous un autre nom et désormais dans la
sécurité d'un métier de couverture — directeur d'usine, il fait dans
la dentelle ! —, par Maximilien Aue, né en Alsace en 1913 et
réfugié à Kiel avec sa famille en 1919, ancien élève de l'École libre des
Sciences politiques à Paris, docteur en droit en Allemagne, ancien membre du
parti national-socialiste, ancien officier supérieur du service de sécurité SS
(SD, Sicherheitdienst), recruté
dans ce service au printemps de 1937. Un rapport sans style Le 22 juin 1941, dans le sillage de la Wehrmacht et au sein de son unité spéciale, le SS-Obersturmführer Dr. Aue pénètre en Ukraine. Comme on le sait, la mission de ces Einsatzgrüppen consistera, sur les arrières de l'armée allemande, à faire la chasse aux Juifs principalement mais aussi aux communistes restés en arrière et aux fous des asiles, et à les exécuter. À partir de là, et à travers le point de vue d'un officier chargé du renseignement et de la documentation, le lecteur assiste à une descente dans les cercles d'un enfer dont les principaux s'appelleront Kiev, Jitomir, la Crimée, Stalingrad — où le narrateur se trouve jeté par la rancune de l'un de ses chefs plutôt que pour les missions propres de l'Endlösung —, la Deutsche Haus de Lublin puis Auschwitz, les bois et marais situés entre la Poméranie et l'Oder, et enfin, dans les ruines de Berlin, le bunker d'Hitler à la veille de son suicide, et les dernières scènes qui se déroulent principalement dans les souterrains du métro[3]. Pendant toutes ces opérations, et même s'il lui arrive d'y être
occasionnellement mêlé, en vertu de sa spécialité de juriste Max Aue est
employé à des tâches administratives et policières, puis à des missions de
coordination entre les services et entre ceux-ci et les diverses instances de
la Wehrmacht — étant donné le désordre et les rivalités de toute
sorte, ce n'est pas du luxe —, puis à des analyses, inspections et
recherches prospectives que lui demandent des supérieurs qui l'apprécient de
plus en plus. Piloté aussi par l'amitié d'un autre jeune officier bien placé et
par les protections très influentes qu'il doit aux fréquentations anciennes de
son père, il lui arrive ainsi de rencontrer Frank, Brandt, Höss, Kaltenbrunner
et autres futurs condamnés de Nuremberg ainsi que Eichmann, Speer et même le
Reichsführer-SS Himmler, trois des plus hautes autorités auxquelles il rend
compte, cela avant, au finale, de recevoir des mains du Führer lui-même, la
Croix allemande en or, au cours d'un épisode d'apocalypse (ou de comédie) sur
lequel nous devrons revenir. Ainsi écrit sans complaisance de littérature et au risque par
moments de l'illisibilité — n'est-ce pas le trait essentiel de tous
les rapports ? —, le récit est surchargé de noms d'organismes
(en allemand !), de personnes et de lieux, connus ou inconnus et sans
doute, pour certains, inventés, d'acronymes de toutes sortes et des
entrecroisements des grades de trois ou quatre hiérarchies (de l'armée, de la
SS, du gouvernement, des administrations civiles…), ou encore de discussions
infinies, par exemple sur les langues et l'enchevêtrement ethnique du Caucase
ou sur les rations de survie à calculer pour les assiégés de Stalingrad ou pour
les travailleurs des camps. C'est bien un rapport documenté et chiffré, aussi
complet et aussi détaillé, aussi objectif que possible ; c'est aussi une
sorte de confession, aussi sincère que possible ; c'est un récit énorme,
volontairement terne et le plus souvent dénué, en lui-même, d'émotions. Évidemment, ce détachement voulu et cette espèce de froideur ne
font que mieux ressortir l'extrême cruauté de certains épisodes : c'est
une chose d'avoir lu partout que ces commandos lâchés à l'arrière des lignes
allemandes procédèrent à toutes sortes d'atrocités, et c'en est une autre de lire
ici, comme choses vues et exactement rapportées, le détail des exécutions de
masse de Kiev perpétrées dans une quasi improvisation, telle pendaison publique
ou telle descente dans un village ukrainien, quand un sous-officier SS abat une
jeune fuyarde, que celle-ci se révèle près d'accoucher, que l'infirmier de
l'unité arrache l'enfant par une césarienne improvisée, que le lieutenant Ott
tue l'enfant de manière barbare, que cet infirmier, devenu enragé par ce geste,
exécute son officier et s'enfuit vers une mort certaine dans la forêt…
(pp. 149-151). Bien sûr ce témoin est imaginaire et institué par l'auteur en
vue de procurer sur des événements exceptionnels le regard d'un nazi convaincu
et conséquent, plutôt naïf, mais digne de foi : précis et même exhaustif
quand il a vu, renseigné par la suite à toutes les sources possibles y compris
aux dossiers de Nuremberg, et avertissant quand il ne sait pas. Tel paraît être
le choix de Littell sur cette tragédie, celui de procurer à ses lecteurs une
anatomie et une physiologie de cela qui gît aux confins de notre humanité mais
lui appartient encore, et s'augmente même d'aspects inédits à l'occasion de
tels événements : « […] l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe
pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain » (p. 542). Ainsi, pas de complications, pas de recherche, pas de style en
somme : apparemment, tout le talent de l'auteur s'est réfugié dans la
narration pure et simple des faits, effectuée à travers la figure à peine
ironique d'un narrateur dont les propres affects sont notés scrupuleusement et
dont la plus ou moins discrète indignation va moins à l'horreur elle-même qu'à
la cruauté inutile des exécutants, au manque d'efficacité et de rentabilité du
système, voire à sa corruption. Un bureaucrate en proie à ses passions Cependant, si le rapporteur lui-même paraît impassible, le
personnage de cette histoire, lui, éprouve très vite de violents
malaises : vomissements, diarrhées incoercibles, fièvres hallucinantes et
cauchemars épouvantables, terreurs, tout cela nous étant rapporté avec la même
fidélité, la même espèce de détachement, et la même crudité. Car il faut
appeler toutes choses et matières par leur nom, même si, avec le temps et
finalement, le sentiment intime du personnage ne peut se résumer que dans le
mot assez vague de fatigue : « Une telle fatigue n'a pas de fin,
seule la mort peut y mettre un terme, elle dure encore aujourd'hui et pour moi
elle durera toujours » (p. 700). Et puis s'insinuent peu à peu dans la narration des épisodes de
ce qu'il appelle lui-même son roman familial. Des scènes d'enfance, des détails autobiographiques, des retours du
passé révèlent ainsi les traits et les figures principaux d'un drame
personnel : une double appartenance à l'Allemagne et à la France (« les
circonstances de ma vie troublée, divisée entre deux pays, me plaçaient à
l'écart des autres hommes » p. 699),
un père disparu au début des années 20 dans des circonstances et compagnonnages
mystérieux, une mère sans tendresse et remariée à un homme d'affaires français,
une sœur jumelle trop passionnément aimée, ce qui vaut au frère et à la sœur
d'être sévèrement punis par l'enfermement dans des institutions maudites, enfin
une homosexualité peu compatible avec la doctrine officielle de la SS, plutôt
mal assumée d'abord, et qui donne lieu, là encore, à des scènes brutales. Dans
ces souvenirs d'errances sexuelles qui remontent à la conscience pendant les
opérations de liquidation, il y a justement tel épisode du printemps 1937 (pp. 69
et suiv.), quand le héros, encore simple membre du Parti nazi et de la SS, se
trouve mêlé à la mort d'un homme qu'il connaît par ailleurs, puis interrogé par la
police criminelle et tiré d'affaire par Thomas Hauser, celui qui deviendra son
camarade et son mentor : le prix de cette intervention étant précisément
l'entrée dans le SD. Dans tout cela on entend une sourde plainte, qui par instants se
transforme en clameurs : « […] c'était le cours entier des
événements, la misère du corps et du désir, les décisions qu'on prend et sur
lesquelles on ne peut revenir, le sens même qu'on choisit de donner à cette
chose qu'on appelle, à tort peut-être, sa vie »
(p. 684). Dans cette protestation parfois pathétique, il y a aussi une certaine
complaisance et notamment un déni de responsabilité : s'il n'a pas appris
le piano, c'est surtout la faute de sa mère (« C'est aussi un
peu sa faute. Si elle avait insisté, si elle avait su être sévère quand il le
fallait, j'aurais pu apprendre à jouer du piano, et cela m'aurait été une
grande joie, un refuge sûr » p. 28) ;
dans l'action, sa culture et son zèle ont été mal employés (« Mon
malheur, peut-être venait de ce que l'on m'avait confié des tâches qui ne
correspondaient pas à mon inclination naturelle » p. 699) ; la bêtise, l'incurie ou les intrigues de ses
supérieurs gâchent ses efforts de rationalisation, notamment dans le dossier de
la déportation des Juifs hongrois en 1944 ; et sa sœur a trahi leurs
engagements d'enfants pour épouser un baron poméranien infirme, impuissant, et
compositeur, lui, d'une musique qui le porte à l'égal de Stockhausen et de
Webern. Et la lecture de Faux pas,
le livre de Maurice Blanchot, dit-il avec des accents dignes d'un personnage de
Flaubert, « éveillait en moi la nostalgie d'une vie que j'aurais
pu avoir : le plaisir du libre jeu de la pensée et du langage, plutôt que
la rigueur pesante de la Loi » (p. 461)[4]. Et pourtant ! Il y a bien dans Max Aue une passion de
l'absolu, laquelle justement n'est pas pour rien dans son malheur. Si, chez
lui, la libido sentiendi n'apparaît que
par moments, dans des débordements de sensualité, en revanche la libido
sciendi le mène tout au long de ses
errances[5].
Il poursuit son travail, dit-il, « simplement pour jouir de la
satisfaction de la chose bien faite »
(p. 526). Mais surtout, par une sorte de curiosité morbide, il veut savoir
quel sera le dernier mot de ces événements dans lesquels il est engagé ;
par une perversion du désir de sens, il veut aller jusqu'au bout de ses
décisions et de ces actions dans lesquelles pourtant il a, en somme, si peu de
part ou, en tout cas, si peu d'initiative[6] ;
par une perversion de la volonté, il entend persister dans son être, même si
cet être est de faible autonomie et de peu de volonté : là est sa liberté. Ainsi, alors que d'autres, dès
le début, se font muter dans d'autres fonctions, il reste (« Sans
doute n'avais-je pas encore compris ce que je voulais comprendre. Le
comprendrais-je jamais ? Rien n'était moins sûr » p. 127). Et, plus loin : Il me semblait être perpétuellement sur le point de
comprendre quelque chose, mais cette compréhension restait au bout de mes
doigts lacérés, se moquant de moi, reculant imperceptiblement, au fur et à
mesure que j'avançais. Enfin une pensée se laissa saisir : je la
contemplai avec dégoût, mais comme aucune autre ne voulait venir prendre sa
place, je dus bien lui accorder son dû. Je la posai sur la table de nuit telle
une lourde et vieille pièce de monnaie : si je tapais dessus de l'ongle,
elle sonnait juste mais si je tirais à pile ou face, elle ne me présentait
jamais que le même visage impassible (p. 475). Jusqu'au bout de l'aventure (p. 836 : « […] je
ne comprenais plus rien et je voulais être seul pour ne plus rien comprendre »), le personnage subsistera dans ce désir de
sens perpétuellement et consciemment déçu, lequel l'empêchera de se tuer ou de
participer à l'espèce de bûcher funèbre qui, à la fin, tenta certains des
cadres nazis : Quant à moi, à vrai dire, le Götterdämmerung me tentait peu, et j'aurais bien voulu être
ailleurs, pour réfléchir calmement à ma situation. Ce n'est pas tant que je
craignais de mourir, vous pouvez me croire, j'avais peu de raisons de rester en
vie, après tout, mais l'idée de me faire tuer ainsi, un peu au hasard des
événements, par un obus ou une balle perdue, me déplaisait fortement, j'aurais
souhaité m'asseoir et contempler les choses plutôt que de me laisser emporter
ainsi par ce noir courant. (p. 877) Mais, dès la Toccata, nous étions prévenus : « […] je
suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie
humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la
vérité. Le reste est facultatif » (p.
13). Cette recherche proprement philosophique, mais déclarée ici comme une
exigence organique élémentaire, est poussée jusqu'à l'idée d'une ascèse, d'un
salut et d'un objectif de sainteté, même si cette idée est présentée selon les
perspectives de la théologie négative, et de manière ironique : À ce rythme, j'espère un jour parvenir à l'état de grâce de Jérôme Nadal, et de n'incliner à rien, si ce n'est de n'incliner à rien. Voilà que je deviens livresque ; c'est un de mes défauts. Hélas pour la sainteté, je ne suis pas encore libéré de mes besoins. (p. 19) Tel est le drame de Max Aue[7] ;
tel est le sens du titre du livre — qui est son titre, à lui le
narrateur, et la clé affichée de son propre discours —, telle est la
première formule de sa folie : attachées à ses pas jusqu'à une mort dont
elles choisiront elles-mêmes le moment et les modalités, les Euménides le
favorisent de leurs bienveillances attentives et exactes, — car il
connaît l'ambivalence de leur nom en grec — : ainsi,
suppose-t-il, il n'est pas de malheur qui, porté à son extrémité, ne signale
une élection précieuse. Toute faute est une grâce, car toute vengeance de cette
faute est une grâce. Tout est grâce, pourvu que l'on attende le
dénouement : c'est le credo d'un
homme sans doute médiocre, mais dont la culture et l'imagination se laissent
prendre volontiers au piège séduisant de la tragédie[8]. La destinée de Maximilien Aue illustre la citation qu'il tire
lui-même de Sophocle : « Comme le disait si bien Sophocle : Ce que tu dois préférer à tout, c'est de n'être pas
né » (p. 23). Et, plus loin, ce mot : « Heureux
d'être vivant ? Cela me semblait aussi incongru que d'être né » (p. 407). D'être né le jumeau d'Una,
dont le prénom déjà était, en soi, la marque d'une confiscation ? Elle,
elle s'en sort, et met à l'abri de son frère les jumeaux (ses deux
enfants ?) : elle a mis dans sa vie ce qu'il faut de raison pour rester dans la
vie. En somme, aux yeux de l'homme tragique, tout est offense, et de tous les humains il est le
seul offensé (unus). Accidents dans la narration La narration commence et se maintient longtemps dans le registre
de la relation sincère. Mais, peu à peu, on se dit pourtant que les troubles
que connaît le personnage ne peuvent pas ne pas atteindre, à un tout autre
niveau, le narrateur en tant que tel, et la narration elle-même. Et, de fait, à travers certaines questions, naît bientôt, dans
l'esprit du lecteur, un certain soupçon. Par exemple, il y a ce passage où le
narrateur, assistant à un discours du Führer (Berlin, 21 mars 1943, p.
430-434), croit distinguer sur la personne d'Hitler les vêtements et les
ornements du culte juif, et il en voit encore certains sur les images des
actualités cinématographiques projetées l'après-midi même ; bien sûr, le narrateur
et, à sa suite, le lecteur mettent ce trouble sur le compte des mauvais rêves
et autres fièvres du narrateur, mais il en subsiste quelque chose, chez l'un et
chez l'autre. Il y a aussi le récit bizarre de la blessure de son ami Thomas à
Stalingrad, que l'on peut prendre pour une hallucination due aux conditions de
vie dans le Kessel, le chaudron encerclé
(p. 379-380), mais, avec l'espèce de confirmation que Max en trouve
plusieurs mois plus tard, à Berlin à la piscine (p. 637), a
posteriori le lecteur commence à mettre en
cause la fiabilité de la narration : La première fois que j'y allai [à la piscine], j'eus un choc
violent qui me jeta, pour le reste de la journée, dans une angoisse pénible.
Nous nous déshabillions au vestiaire : je regardai Thomas et constatai
qu'une large cicatrice fourchue lui barrait le ventre. « Où est-ce que tu
as eu ça ? », m'exclamai-je. Thomas me regarda interloqué :
« Eh bien à Stalingrad. Tu ne te souviens pas ? Tu étais là. »
Un souvenir, oui, j'en avais un, et je l'ai écrit avec les autres, mais je
l'avais rangé au fond de ma tête, au grenier des hallucinations et des
rêves ; maintenant, cette cicatrice venait tout bouleverser, j'avais
subitement l'impression de ne plus pouvoir être sûr de rien. (p. 637) Progressivement une certaine fatigue s'est glissée dans la
narration, une sorte d'à quoi bon, qui se manifeste nettement au moment de
l'affaire hongroise (pp. 715-720) par la longueur inhabituelle et
l'embrouillement des phrases, et par une adresse désabusée au lecteur. Et puis, il y a cette scène du bunker où l'on voit Max Aue, au
moment où Hitler va le décorer, pincer le nez de celui-ci, « lui
secouant doucement la tête, comme on fait à un enfant qui s'est mal conduit ». S'ensuit évidemment un scandale, une
arrestation musclée, et une détention à laquelle notre héros n'échappe que par
le miracle d'un obus russe opportunément placé. Trevor-Roper, je le sais bien, n'a pas soufflé mot de cet
épisode, Bullock non plus, ni aucun autre des historiens qui se sont penchés
sur les derniers jours du Führer. Pourtant, je vous l'assure, cela a eu lieu.
Le silence des chroniqueurs sur ce point est d'ailleurs compréhensible. Müller
a disparu, tué ou passé aux Russes quelques jours plus tard ; Bormann est
certainement mort en essayant de fuir Berlin ; les deux généraux devaient
être Krebs et Burgdorf, qui se sont suicidés ; l'adjudant doit être mort
aussi. Quant aux officiers du RSHA témoins de l'incident, je ne sais pas ce
qu'ils sont devenus ; mais on peut facilement concevoir, vu leurs états de
service, que ceux qui ont survécu à la guerre n'ont pas dû se vanter d'avoir
été décorés par le Führer en personne à trois jours de sa mort. (p. 881) Il n'ajoute pas que son ami Thomas Hauser, autre témoin de la
scène, ne saurait non plus témoigner, puisque lui, Max, l'aura bientôt tué d'un
coup de barre de fer, juste avant de disparaître de la scène berlinoise. Mais déjà le lecteur était sur ses gardes. Car l'épisode
précédent et avant dernier de la suite (Air), qui se passe en Poméranie dans le
château abandonné de sa sœur Una et de son mari, avait montré des scènes de pur
cauchemar, dont l'une racontée deux fois, selon deux versions différentes, mais
toujours dans le style narratif dont le narrateur use pour tout le livre (pp. 796-802).
Au moment où le roman, presque sur sa fin, pour la première fois manque de
tomber des mains du lecteur parce que manifestement pur délire d'images et de
fantasmes obscènes, celui-ci ne peut pas ne pas revenir par la pensée sur un
épisode décisif, celui du meurtre de la mère et de son mari, l'homme d'affaire
français, au printemps 1943, lors d'un bref séjour de Max chez eux, près
d'Antibes, dans la zone d'occupation italienne. Tout le récit en était raconté
de telle manière que, dès ce moment-là et plus encore rétrospectivement, on ne
puisse pas ne pas soupçonner Max Aue d'avoir, malgré ses dénégations et selon
un scénario qui rappelle étrangement le mythe d'Électre, tué ces deux
personnes, non sans avoir laissé échapper les jumeaux mystérieux qu'hébergeait
le couple (des enfants juifs dissimulés ou/et des enfants d'Una ?).
Rétrospectivement : n'était-ce pas plutôt la version du criminel que la
narration objective d'un malheur ? Toute cette histoire, selon laquelle pendant plus d'un an les
deux policiers Clemens et Weser, de la police criminelle allemande, s'attachent
aux basques du héros pour résoudre l'énigme du meurtre et le faire condamner,
s'achève donc dans le métro et le zoo de Berlin par une sorte de dénouement de
film noir ou de bande dessinée, où l'on verra en effet Max Aue échapper à tous
ses poursuivants et mettre en scène sa disparition, pendant que les Russes
achèvent d'occuper la ville : Je ressentais d'un coup tout le poids du passé, de la douleur
de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l'hippopotame
agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la
tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort
encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace. (p. 894 et
dernières lignes) Cette Gigue finale fait boucle avec la Toccata du début, où le narrateur, réchappé de cet enfer, exprime au présent les malaises qui le saisissent encore, pendant l'élaboration de son texte. Il s'agit bien alors de « passer le temps », toujours sous la persécution attentionnée des Euménides, mais dans le sentiment aussi d'une puissance, celle d'une narration qui ordonnerait le Temps, effacerait de l'histoire et dans l'esprit du lecteur tel meurtre capital, et pénétrerait, elle seule, le sens de ces événements. Telle est la prégnance de la troisième passion, celle de la libido dominandi, elle-même à son tour trop souvent déçue, notamment quand, dans l'avant dernière danse, la narration se laisse déborder par son propre enivrement d'images et d'inventions. Mais désormais cette volonté de puissance et ses trucages ont été décelés, le pacte de crédibilité passé avec le personnage s'effrite, une question peu à peu s'est fait jour : la folie du narrateur ne ferait-elle pas partie intégrante de celle des événements qu'il raconte ? La raison d'être du livre ? Revenons à l'article de Blanchot sur le Moby Dick de Melville, et regardons deux ou trois phrases,
situées de fait, dans cet article, quelques lignes après celles que Max Aue cite
lui-même (« une œuvre qui garde le caractère ironique d'une
énigme et ne se révèle que par l'interrogation qu'elle propose. À vrai dire, je ne comprenais pas grand chose à ce
qu'il écrivait là » p. 461) ; mais celles-ci le narrateur ne les cite
pas : Le livre de Melville a tous les caractères des récits de
grande aventure. Il en offre les points d'attrait, l'intrigue, le décor, le
personnel. Il commence par des mystères de faible profondeur, se poursuit par
des secrets qui ne semblent là que pour provoquer des péripéties et, après les
tours et les détours qui emportent l'attention, se termine par le drame
inévitable où tout sombre sauf la raison d'être du livre[9]. Et, guidé par cette suggestion, avançons maintenant quelques
suppositions. En présence de ces monuments d'inhumanité (Auschwitz, Kiev, Treblinka…) sur lesquels, à la suite d'Adorno, beaucoup ont cru pouvoir lire inscrit le Mane Thecel Phares de la littérature, que peut faire un écrivain ? Peut-être éclairer l'horreur sans nom de cette entreprise[10] par la destinée terrible d'un être imaginé qui serait supposé avoir participé à cette entreprise à un poste important — une destinée certes personnelle, mais qui ne serait pas sans accointances directes avec cette entreprise de déraison : la destinée d'un homme né allemand dans un territoire anciennement français et qui le redevient ; d'un enfant éduqué dans les deux cultures mais choisissant l'une contre l'autre ; du fils et petit-fils d'hommes qui trempèrent dans des entreprises obscures et sûrement dangereuses, menées déjà aux marches de l'Est ; une destinée portée elle-même au niveau des grands mythes des anciens Grecs par l'amour d'une sœur appelée Una, l'unique femme, qui exclut toutes les autres et, probablement, par le meurtre d'une mère — : c'est-à-dire, respectant le mystère de l'un et de l'autre, éclairer l'obscur par de l'obscur, et le Mal par le mal. (Car que resterait-il du Mal, à connaître comme tel, si l'écrivain prétendait nous en apporter la notion et l'explication ?) Ici deux folies trop humaines se mirent l'une dans l'autre : étrange équivalence, étrange rationalité que celle-là, mais parfaitement fidèles à l'esprit de la littérature, tant que celle-ci ne prétend pas à l'objectivité et demeure dans le domaine de ses propres raisons, où règnent la hantise du réel (de ce qui n'aurait jamais dû arriver mais qui est arrivé, comme le dit quelque part Hannah Arendt), la pratique de l'allusion et le genre des significations bien particulières que porte avec elle l'ironie des mirages. Une entreprise chaotique menée contre l'humanité se reflète dans une conscience truqueuse et depuis toujours malheureuse ; une raison dévoyée en ratiocinations mortelles se saisit dans une raison échappée dont le caractère de fausseté finit par éclater, même aux yeux du narrateur : […] à m'observer ainsi, en permanence, avec ce regard extérieur, cette caméra critique, comment pouvais-je prononcer la moindre parole vraie, faire le moindre geste vrai ? Tout ce que je faisais devenait un spectacle pour moi-même ; ma réflexion elle-même n'était qu'une autre façon de me mirer, pauvre Narcisse qui faisais continuellement le beau pour moi-même, mais qui n'en étais pas dupe. L'impasse dans laquelle je m'étais enfoncé depuis la fin de mon enfance, c'était cela : il n'y avait eu qu'Una, avant, pour me tirer hors de moi-même, me faire m'oublier un peu, et depuis que je l'avais perdue, je ne cessais de me regarder avec un regard qui se confondait en pensée avec le sien mais restait, sans échappatoire aucune, le mien. (p. 414) Sur « la solution finale », pour la littérature il n'est pas de regard objectif, mais aucun regard subjectif non plus ne saurait produire la moindre objectivité. Cependant les fantasmes mortifères de Maximilien Aue répondent exactement aux délires meurtriers de l'idéologie nazie, et, si notre lecture de Littell est plausible, il n'y a que ceux-là qui, en raison, puissent répondre de ceux-ci : de déraison à déraison. L'écriture de Littell travaillerait donc dans un esprit contraire à celui de notre époque, lequel se contente, non sans une arrogance en effet risible, de projeter sur l'Histoire son point de vue indûment transcendant et naïvement impeccable. Car il n'est pas de consommateur, à notre café du Commerce, qui ne sache ce que les Juifs devaient faire à Auschwitz (et avant) et ne développe ce qu'il aurait fait lui-même, à leur place : la grande différence entre lui et Marc Bloch, c'est que celui-ci finit dans les fossés de la citadelle de Lille. Jonathan Littell, lui, raconte vraiment les choses : en ménageant, dans son récit, des vides, des incertitudes, — de la déraison —, en somme du jeu. Il interroge les événements, il désigne l'esprit de domination qui règne dans trop de narrations (et d'analyses), il dénonce l'imposture du désir de sens en tant que celui-ci se présente comme dévoué à la vérité. Pierre Campion Post-scriptum au 25 février 2008, complété le 30 mai 2008. Le livre vient d'être republié dans la collection Folio. Apparemment l'auteur a procédé à quelques modifications. Vers la fin du roman, nous avons repéré celle-ci : dans l'épisode de la cérémonie du bunker, au lieu de tordre le nez du Führer, Max le mord. Correction assez regrettable à notre avis, car Littell avait retrouvé avec bonheur le geste qu'on faisait aux enfants, avec une brutalité plus ou moins appuyée, pour les punir de quelque méfait. Dans la page de Lyonel Blum sans cesse enrichie, on trouvera un extrait de la lettre de Littell à ses traducteurs (31 mai 2007) dans laquelle celui-ci justifie cette correction comme un retour à sa version primitive. [1] Maurice
Blanchot, à propos du Moby Dick de
Melville, dans Faux pas (1943),
cité par le narrateur, p. 461. À l'occasion de son voyage à Paris, au
printemps de 1943, après Stalingrad, il a acheté le volume de Blanchot, sur les
quais, en épreuves brochées. Il l'emportera avec lui dans ses pérégrinations. [2] Littell a-t-il pensé au Rigodon de Céline ? De ce Céline que Max Aue avait rencontré en 1932 à Paris pendant ses études à l'ELSP, puis au printemps de 1939, lors de sa mission de renseignement à Paris, et après la publication du deuxième pamphlet de Céline, L'École des cadavres. Par une belle coïncidence, deux ans avant Les Bienveillantes, on retrouvait et publiait chez Denoël, le beau livre d'Irène Némirovsky, sous le titre de Suite française. Ce roman, qui raconte sur le vif l'exode de juin 1940 et la première partie de l'Occupation, obtint le prix Renaudot 2004, à titre posthume. À l'été 1942, juste après avoir achevé ce livre, et sans pouvoir mener à bien l'ensemble de son projet, Irène Némirovsky fut déportée à Auschwitz et assassinée. [3] En cet
automne littéraire de 2006, le beau livre de Nancy Huston, Lignes de faille (Actes Sud), évoque une autre atrocité de
l'Allemagne nazie, l'opération Lebensborn. Tout autrement que celui de Littell, il mêle lui aussi l'événement et
les destins personnels. [4] Un
exemplaire de L'Éducation sentimentale,
en français et acheté aussi à Paris, le suivra pendant toute la déroute de
1945. [5] Saint Augustin distingue trois sortes de passions (tres libidines) : la libido sentiendi (celle qui gouverne les sens), la libido sciendi (la curiosité intellectuelle), la libido dominandi (celle qui a trait à toutes les formes du pouvoir). Un peu plus bas, nous aurons à parler de la troisième, telle qu'elle apparaît dans Max Aue. [6] Non sans ironie, les deux policiers qui le tourmentent à propos de la mort de sa mère lui rappellent ce principe de sa vie (p. 736) : « “Parce que, voyez-vous, dit Weser, une fois qu'on commence quelque chose, il faut aller jusqu'au bout.” — “Oui, approuva Clemens, sinon ça n'aurait pas de sens.” » [7] Thomas à son ami Max : « Je te l'ai toujours dit, tu prends les choses trop au sérieux » (p. 666). [8] Pourtant, au moment où Hélène apparaît dans sa vie, Max sort plus souvent, voit des camarades : « […] je me laissais inviter à des soupers et des petites fêtes où je buvais et bavardais avec plaisir, sans horreur, sans angoisse. C'était la vie normale, la vie de tous les jours, et après tout, cela aussi valait la peine d'être vécu » (p. 642). Comme quoi, habituellement, pour Max Aue, la seule vie qui mérite d'être vécue, c'est bien celle de la tragédie. [9] Maurice
Blanchot, « Le secret de Melville », dans Faux pas, Gallimard, 1943, p. 274. [10]
L'entreprise, elle, porte « le nom bien connu maintenant, celui d'Endlösung ». Sur les mots posés sur l'horreur sans nom,
dans différentes langues, lire les pages 580-581. |