RETOUR : Études

Pierre Campion, étude d'une prose de Mallarmé.
Texte mis en ligne le 18 septembre 2019.
Augmenté le 4 octobre 2019 d'un développement sur le vers.

© : Pierre Campion.


Tenter l'ascension dans un massif de Mallarmé

Une fiction

À Pierre-Henry Frangne.

Supposons un lecteur des poésies de Mallarmé qui désirerait s'attaquer désormais, directement, aux grandes proses de Mallarmé. Directement, c'est-à-dire non pas à partir des poèmes ni à travers des citations qu'il aura lues de ces proses, ici ou là, souvent les mêmes, mais comme des textes à part entière, comme un moment de l'œuvre, le moment d'une écriture spécifique, le moment d'une limite dans une esthétique et dans une pensée.

Bien sûr, Mallarmé écrit jusqu'à la fin dans le grand vers national alexandrin et selon les lois historiques du sonnet. Il a écrit aussi des poèmes en prose, dans le goût de Bertrand et de Baudelaire. Mais, avec Crise de vers ou Crayonné au théâtre ou Conflit, et avec tout ce qu'il ramassera dans les Divagations, on voit bien qu'il s'agit d'autre chose que de la poésie au sens strictement entendu, ou que de la prose poétique : de quelque chose qui a à voir plutôt avec l'idée du Livre et même, dans une tout autre direction, avec le Coup de dés.

Supposé donc ce lecteur français qui, entre autres questions, se demanderait quels pouvaient bien être l'effet et le sens, pour des auditeurs anglais, de la conférence sur La Musique et les Lettres prononcée à Oxford puis à Cambridge les 1er et 2 mars 1894.

mesdames, messieurs

Jusqu'ici et depuis longtemps, deux nations, l'Angleterre et la France, les seules, parallèlement ont montré la superstition d'une Littérature. L'une à l'autre tendant avec magnanimité le flambeau, ou le retirant et tour à tour éclaire l'influence ; mais c'est l'objet de ma constatation, moins cette alternative (expliquant un peu une présence, parmi vous, jusqu'à y parler ma langue) que, d'abord, la visée si spéciale d'une continuité dans les chefs-d'œuvre. A nul égard, le génie ne peut cesser d'être exceptionnel, altitude de fronton inopinée dont dépasse l'angle ; cependant, il ne projette, comme partout ailleurs, d'espaces vagues ou à l'abandon, entretenant au contraire une ordonnance et presque un remplissage admirable d'édicules moindres, colonnades, fontaines, statues — spirituels — pour produire, dans un ensemble, quelque palais ininterrompu et ouvert à la royauté de chacun, d'où naît le goût des patries : lequel en le double cas, hésitera, avec délice, devant une rivalité d'architectures comparables et sublimes[1].

Densité et hauteur du propos, ironie légère et provocation dans le ton, image filée et ruptures de perspective, aspérités de la langue : pour entrer dans cette prose immédiatement hautaine et sévère, ce lecteur français a besoin d'un guide d'altitude, d'un arpenteur éprouvé des paysages marmoréens de Mallarmé, lequel ne peut être que Bertrand Marchal.

En août 1997, dans son intervention à un colloque Mallarmé de Cerisy, celui-ci se proposait d'analyser ce texte en lui-même, de le lire en tant qu'illisible : « On ne s'avancera pas beaucoup en présumant que personne, parmi les auditeurs, ne dut rien y comprendre. Parmi les auditeurs, et parmi les lecteurs, puisque la conférence fut publiée presque aussitôt en Angleterre et en France […]. Pareille illisibilité dure encore aujourd'hui, comme pour la plupart des textes mallarméens, trop souvent utilisés comme réservoirs de citations sans que soit prise en compte leur continuité et leur cohérence propre[2]. » Suivons-le.

Un paysage complexe et tourmenté

Notre guide met ses pas dans l'une des premières de Mallarmé lui-même, aventuré ces deux jours-là dans son propre monde intellectuel, mental et spirituel, dans la logique et dans l'exposé, dans la rhétorique d'un discours jusque là imprononcé par lui-même et inouï de ses auditeurs. Ou plutôt justement, évitant soigneusement la paraphrase, la simple transposition et la traduction qui menacent tous les commentateurs de Mallarmé, Bertrand Marchal conduit sa propre course dans ce paysage désolé et fascinant, dans ce « désert affreux », disait-on des Alpes avant Saussure et Balmat et avant que les Anglais, encore eux, n'inventent l'alpinisme.

À son pas, patiemment, quel paysage découvre Bertrand Marchal à son client encordé ? Résumons ses indications, et ses suggestions :

• Un discours justement, mais qui engendrerait à mesure sa propre rhétorique : spéculative et suggestive, rigoureuse et désinvolte, et qui abandonnerait à mi-parcours, cavalièrement, son sujet de la Musique et des Lettres pour un autre, la démarche unifiante de l'Idée autour du thème d'une Fiction qui réunirait la philosophie des arts et la science de la société : « Il convenait de ne pas disjoindre davantage. Le titre, proposé à l'issue d'une causerie, jadis, devant le messager oxonien, indiqua Music and letters, moitié de sujet, intacte : sa contrepartie sociale omise. Nœud de la harangue, me voici fournir ce morceau, tout d'une pièce aux auditeurs, sur fond de mise en scène ou de dramatisation spéculatives : entre les préliminaires cursifs et la détente de commérages ramenée au souci du jour précisément en vue de combler le manque d'intérêt extra-esthétique. ­— Tout se résume dans l'Esthétique et l'Économie politique. »

• Une exigence vertigineuse à l'égard de la littérature : « En vue qu'une attirance supérieure comme d'un vide, nous avons droit, le tirant de nous par de l'ennui à l'égard des choses si elles s'établissaient solides et prépondérantes — éperdument les détache jusqu'à s'en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l'espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires. / Quant à moi, je ne demande pas moins à l'écriture et vais prouver ce postulat. » Prouver l'improbable… Oui, par l'écriture elle-même.

• L'impression étrange d'une improvisation absolument conduite. Ici, comme on prouve la marche en marchant, on improvise les lois de l'écriture en écrivant, mais comme si on écrivait sous les yeux du public, à mesure que l'on parle ce qui, en fait, fut écrit à loisir et ailleurs. C'est le parlé de quelqu'un qui sait qui il est, à qui il parle et où il va.

• La longue tirade d'un messager de théâtre qui vient annoncer, en ces lieux retirés mais à l'écoute informée du monde, l'événement d'une crise dans l'esthétique en tant que celle-ci révèle elle-même une crise sociale, fondamentale : « J'apporte en effet des nouvelles. Les plus surprenantes. Même cas ne se vit encore. / — On a touché au vers. »

• Le ton d'un prophète, inspiré, impérieux et allusif, qui énonce, dans ces deux temples de l'Université à l'anglaise, l'avènement d'une légitimité politique nouvelle (mondiale) et d'une perspective épistémologique dans laquelle toutes activités humaines se penseraient les unes dans les autres, par les vertus d'une dialectique, entendons par la force paradoxale de l'Esprit.

• La déclaration d'un diplomate, accrédité par lui-même seul, qui s'adresse à l'élite d'une nation amie et rivale dans la domination du monde. Cet étrange envoyé d'une Souveraineté imaginaire consent que cette communication soit traduite en anglais la veille de son intervention par un interprète agréé des deux côtés mais refuse de s'adresser à ses « homologues » comme on dit, lui pourtant professeur d'anglais à la veille de sa retraite, autrement que dans sa langue à lui. Adresse de principe, il n'y aura pas de négociation.

• Subsidiairement, l'excuse d'un écrivain en butte, chez lui-même, à des accusations d'obscurité et de terrorisme intellectuel, de complicité objective avec les attentats anarchistes — excuse désinvolte et insolente qui assume encore une fois, par action et non par omission, et à l'étranger, les fautes et crimes qu'on lui reproche dans son pays.

De l'inintelligible même

Tout cela admirablement démêlé de sa confusion par notre guide et déchiffré de son chiffre, reste justement le fait du chiffrage, c'est-à-dire cette confusion même et ces aspérités de l'expression, lesquelles justement, en elles-mêmes, inquiètent au plus haut point notre lecteur de bonne volonté, désorienté de ne pas reconnaître sa langue dans ce qui paraît être bien elle, pourtant. Dans cette épreuve, en même temps que ses catégories grammaticales, il perd toutes les autres : historiques et spatiales, mémorielles, politiques, conceptuelles, morales. Ce qu'il acceptait — après tout — dans la Prose pour des Esseintes ou même dans le Sonnet en yx, lui devient impossible dans les grandes proses mallarméennes. Car, en refusant pour lui-même le vers libre des jeunes symbolistes, en exaltant plutôt le vers classique dans ses lois prosodiques et métriques, en traversant cet ordre par l'ordre de la syntaxe, à sa manière à lui et comme sans y toucher, Mallarmé avait touché au vers… Maintenant il touche à la prose, au phrasé de la langue, au français tel qu'il se dit et s'écrit dans la plupart de ses usages, des plus triviaux aux plus élevés. Dans une langue, la prose, c'est la langue elle-même.

Mais enfin c'est bien dans cette espèce de jargon et non autrement que Mallarmé parle aux Anglais et écrit aux Français, c'est dans cette espèce de jargon exclusivement qu'il entend être compris.

Qu'est-ce que c'est que cette inintelligibilité native et avant qu'elle ne soit débrouillée ? Ce français-là,  que Mallarmé appelle plutôt le Français ? Sa nécessité, qui ne peut être seulement, même si aussi il y a de ça, que de pure provocation, de pur jeu, de pur arbitraire, ou de pur nihilisme ?

Quelle langue ?

C'est que, dans cette langue française ensauvagée, se dit là et alors un monde sauvage, qui ne peut se dire qu'ainsi : c'est le monde d'une pensée, abstrait, accidenté et périlleux, irréductible à toute rhétorique qui ne serait pas la sienne, monde en invention à chaque occasion de sa prononciation. Un univers alpestre en mouvement tellurique actuel et continu, qui attend non seulement des déchiffrements ultérieurs mais plutôt la venue d'une population qui le comprendrait et même le parlerait et lÔécrirait couramment.

Rectifions : ce français-là est plutôt une sorte d'hyperfrançais, une langue aux vocables travaillés dans leurs dimensions étymologiques, leurs ambiguïtés, leurs connotations et leur expansion suggestive (superstition, cursif, ennui, prépondérant, éperdument, resplendissement…). Cette langue est écrite et dite dans une syntaxe poussée à la limite de ses codes et règles, des lois de ses accords, subordinations et jeux des négations, inversions et ruptures, de ses ponctuations, parmi lesquelles celles que surimposent les dispositifs de mise en pages.

La limite infranchissable de ce monde est celle du monde réel — « La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel » —, le monde tel qu'il serait subsumable dans une pensée strictement humaine et bouclée dans les régularités et déterminations de sa grammaire. Elle est toujours présente à l'horizon de la course et de chacun de ses pas, cette limite vigoureusement assumée, qui préserve le discours d'être vain et qui garantit son genre d'intelligibilité. Un français sublimé, immodéré ou si rigoureusement modéré qu'il en devient incompréhensible aux Français eux-mêmes : c'est bien leur langue, mais parlée et écrite comme une langue étrangère, à force d'être le Français tel qu'en lui-même son éternité le change.

C'est la langue, la leur, qu'ils sont invités à lire et à écouter, à entendre et à pratiquer. C'est pourquoi, dans une autre prose de même style, Le Mystère dans les lettres (1896), durement, un certain Marcel Proust qui avait écrit Contre l'obscurité des jeunes symbolistes fut renvoyé apprendre à lire[3]. Le jeune homme fit sans doute profit de la réprimande et, longtemps après, il s'employa à écrire une tout autre langue certes que celle de Mallarmé, une prose longtemps elle aussi déclarée incompréhensible par les lecteurs bénévoles et que Gide ne comprit pas tout de suite.

C'est un état hypothétique de la phrase française, comme ceux que les linguistes aiment à reconstituer pour la compréhension de la phonologie et du lexique, adornés d'un *, une pratique expérimentale de la phrase comme elle doit être reconstruite suivant ses propres lois, telle qu'elle aurait pu avoir été phrasée en des premiers temps supposés, ou comme elle l'est ici aux oreilles des Anglais, ou comme elle le sera un jour, par l'Adam et l'éve futurs et par la foule de leurs descendants. C'est la langue de l'avenir de l'humanité.

C'est une langue diplomatique adressée à l'autre seule langue de l'esprit, des œuvres et de la puissance, une langue solennelle qui entend prophétiser la souveraineté de la France sur elle-même et sur le monde.

C'est une langue qui, dans sa pauvreté lexicale et dans sa raideur grammaticale, répond insolemment à la richesse de la langue anglaise justement et à la souplesse de sa syntaxe, lesquelles ont rendu celle-ci la reine de tous les commerces.

C'est une langue que ses écrivains, de tous temps, eurent à défendre et à illustrer, à rémunérer du défaut de toutes les langues, plus des siens propres : deux fois pauvresse, comme elle l'est par ailleurs — autre fil rouge du discours — devant la Musique[4].

C'est une langue qui, à ce degré d'élaboration, ne fut jamais écrite ni parlée que par Mallarmé, un idiome ni archaïque, ni contemporain, mais pour un jour de gloire, qui est peut-être arrivé.

Avatars de la conférence

Remerciements à notre guide qui n'aura pas manqué un peu plus tard, dans le deuxième volume de sa pléiade, de retracer les avatars de cette conférence, dès son manuscrit et selon les divers lieux, compositions et circonstances de ses publications et accompagnements[5]. Notamment celui-ci, sous le titre de « Déplacement avantageux ». Où, dans La Revue blanche (version hard) et dans Le Figaro (français plus abordable aux abonnés), l'ambassadeur par lui-même accrédité rend compte au public de la mission réalisée à Londres et du premier fruit concret de cette mission, à savoir l'idée d'un fonds littéraire à créer en France, qui serait abondé partie par un apport du trésor public partie par une contribution des éditeurs sur leurs éditions des grands classiques. Cette idée vient censément de l'observation sur place du système anglais des Fellows qui finance le loisir des jeunes écrivains anglais adonnés à leurs créations et de l'intuition d'une invention que la France pourrait opposer à cette institution, de manière avantageuse, suivant l'originalité de sa propre histoire, de ses procédures administratives et de ce que nous appelons maintenant sa politique culturelle, de sa nature d'État nation, de son génie en un mot. Telle est la perspective de Mallarmé, qui se veut toujours, ensemble, philosophique, théorique et pratique. Tel, cinquante ans après, un Tocqueville qui rapportait de sa mission aux États-Unis une philosophie de la démocratie à l'usage des Français, Mallarmé revient de Londres avec une philosophie complète de la Crise ouverte dans l'Esthétique et dans l'Économie mondiale et des mesures immédiates à proposer aux Français pendant l'état actuel d'interrègne où se trouve leur patrie…

Lire les proses de Mallarmé ?

Écarté la paraphrase, la traduction, le commentaire et même l'analyse de ces proses, mais retenu les leçons de notre guide, saisi le principe d'avoir à affronter l'écriture de Mallarmé dans sa diction, telle quelle, revient en force le problème de la lecture même, pure et simple, maintenant.

Nous ne vivons pas dans l'utopie que Mallarmé prophétisait, d'un public entendant et parlant son Français : « Pareille illisibilité dure encore aujourd'hui », comme le constate Bertrand Marchal.

Que faire donc et comment faire ? Comment s'aventurer dans un paysage qui ne serait ni une carrière à citations, ni un terrain de jeu pour critiques et théoriciens, ni un cadre prestigieux pour touristes de la pensée[6] ?

Une sorte de tension serait nécessaire, déployée idéalement à chaque moment du texte dans le compte tenu constant de son mouvement complet qui met en œuvre une pensée difficile et problématique à elle-même, des jeux de connotations dans les termes et des effets de grammaire, cela dans une dimension qui, pour n'être pas vaste, n'est quand même pas celle d'un sonnet : on n'a jamais tout le texte sous les yeux. La lecture n'est pas exactement, ou pas seulement, une opération intellectuelle. Elle déploie une action, elle mobilise une énergie, elle est une épreuve athlétique.

Lieu commun ? Oui, car nous décrivons, pour les proses de Mallarmé, ce qui est l'expérience de toute lecture, plus ou moins ardue, mais envisagée ici sous des contraintes qui font en effet de la lecture « une pratique désespérée » :

Strictement j'envisage, écartés vos folios d'études, rubriques, parchemin, la lecture comme une pratique désespérée. Ainsi toute industrie a-t-elle failli à la fabrication du bonheur, que l'agencement ne s'en trouve à portée : je connais des instants où quoi que ce soit, au nom d'une disposition secrète, ne doit satisfaire[7].

Essayant de réaliser malgré tout cette lecture-là d'une écriture agencée pourtant pour être à portée — dans ces deux phrases-là par exemple —, on éprouverait, dans les efforts de toutes ses facultés mobilisées et dans leurs défaites aussi, ce que c'est que l'esprit lui-même comme activité de découverte d'une pensée en action, comme identification à cette action, comme dépense d'énergie, comme désir de sublimation et tentation de l'abîme — une attirance supérieure comme d'un vide. Le lecteur de Mallarmé doit avancer dans le sens en présence de ce vide, mais sans s'y perdre.

Assurer ses prises, garder l'élan et passer, se projeter dans les difficultés suivantes, écouter les suggestions muettes d'un guide invisible et omniprésent, de l'écrivain qui réalisa la première et directissime en lui-même…

Si on suivait ce mouvement sur ses chemins en mémorisant tout ce qu'il se passe, en anticipant d'après ce qu'il s'est passé ce qu'il va se passer, en totalisant progressivement et jusqu'à la fin tous les instants de sa marche — ces totalisations représentant le paradoxe de réaliser une dialectique des contraires, entre la logique immobile des structures momentanées et celle du mouvement entre elles, l'effort du lecteur sur soi-même lui découvrirait, à tout instant de sa démarche, la dynamique tellurique qui soulève et ordonne les paysages d'une pensée, comme en autant de moments qui constitueraient chacun toute son histoire. Découvrant à chaque pas un nouvel aspect de l'Idée, on se donnerait l'illusion de réinventer un parcours et l'exercice de sa raison propre.

 

Pourquoi, lui, écrire ces proses ? Et pourquoi, nous, les lire ?

La nature a lieu, on n'y ajoutera pas ; que des cités, des voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.

Tout l'acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d'après quelque état intérieur et que l'on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.

A l'égal de créer : la notion d'un objet, échappant, qui fait défaut[8].

Ennui de créateur rentré, frustré de sa puissance créatrice par le retrait du Créateur et par la vacuité qu'il a laissée. L'énergie est là, mais elle risque de se dépenser à vide et en pure perte. Alors, curiosité et audace : se porter dans la puissance de ce vide, là où il se passe quelque chose, dans l'esprit comme le lieu d'une crise, spirituelle et irréligieuse, qu'il est tentant d'aller tenter. C'est là probablement que l'écriture de Mallarmé entend entraîner ses auditeurs et ses lecteurs.

Relire les poésies de Mallarmé ?

Revenons plus haut dans cette vie et dans les lectures que l'on fait plutôt et habituellement dans Mallarmé, en somme revenons aux difficultés propres des poèmes et à l'expérience du poète. Remontons même au Faune et à la première Hérodiade, à laquelle il revint peu de temps avant sa mort.

Au printemps et à l'été de 1866, nous trouvons des lettres du poète qui font état d'une crise, parmi lesquelles celles-ci, souvent citées et commentées :

Imagine que je suis en voyage et que, par ce soleil, l'encre des auberges est séchée. En vérité, je voyage mais dans des pays Inconnus, et si, pour fuir la réalité torride, je me plais à évoquer des images froides, je te dirai que je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l'Esthétique — qu'après avoir trouvé le Néant, j'ai trouvé le Beau, — et que tu ne peux t'imaginer dans quelles altitudes lucides je m'aventure. Il en sortira un cher poème auquel je travaille et, cet hiver (ou un autre) Hérodiade, où je m'étais mis tout entier sans le savoir, d'où mes doutes et mes malaises, et dont j'ai enfin trouvé le fin mot, ce qui me raffermit et me facilitera le labeur. (À Henri Cazalis, 13 juillet 1866)

Pour moi, j'ai plus travaillé cet été que toute ma vie, et je puis dire que j'ai travaillé pour toute ma vie. J'ai jeté les fondements d'un œuvre magnifique. Tout homme a un Secret en lui, beaucoup meurent sans l'avoir trouvé, et ne le trouveront pas parce que, morts, il n'existera plus, ni eux. Je suis mort, et ressuscité avec la clef de pierreries de ma dernière Cassette spirituelle. (À Théodore Aubanel, 16 juillet 1866)

Et puis, celle-ci, à Cazalis, antérieure aux deux précédentes et d'une tonalité dramatique :

— j'ai donc à te raconter trois mois, à bien grands traits ; c'est effrayant, cependant ! Je les ai passés, acharné sur Hérodiade, ma lampe le sait ! J'ai écrit l'ouverture musicale, presqu'encore à l'état d'ébauche, mais je puis dire sans présomption qu'elle sera d'un effet inouï, et que la scène dramatique que tu connais n'est auprès de ces vers que ce qu'est une vulgaire image d'Épinal comparée à une toile de Léonard de Vinci {…].

Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j'ai rencontré deus abîmes, qui me désespèrent. L'un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le bouddhisme, et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire même à ma poésie et me remettre au travail, que cette pensée écrasante m'a fait abandonner. […] l'autre vide que j'ai trouvé est celui de ma poitrine. Je ne vais vraiment pas bien, et ne puis respirer longuement ni avec la volupté du bien-être. (À Henri Cazalis, 28 avril 1866)

C'est une crise mentale et physique, qui se détend pendant l'été en quelqu'un qui pourra écrire, encore à Cazalis, un an plus tard, le 14 mai 1867 : « J'avoue du reste, mais à toi seul, que j'ai encore besoin, tant ont été grandes les avanies de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser et que si elle n'était pas devant la table où je t'écris cette lettre, je redeviendrais le Néant. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi. »

Mort et résurrection, par transfiguration. Comment le travail du vers pouvait-il produire une expérience du Néant et rapportée de là ? Le vers la produit et la rapporte.

Creuser le vers, c'est ouvrir dans le décours de la pensée une ou plusieurs vues sur un vide absolu : le vers n'existe que parce que sa constitution isole entre des silences un développement de la pensée et que, en lui-même, ce trait isolé de parole ne tient que parce que les mots y sont séparés et équilibrés par des rapports abstraits, implicites et vides : par des oppositions, compensations et équivalences entre phonèmes, éléments lexicaux et grammaticaux…, toutes réglées par les lois rigoureuses de la prosodie et de la métrique. Dans une langue donnée, cette espèce de dialectique du tout et des parties fonde, depuis les origines, l'expérience des poètes — mais Mallarmé, lui, pousse aux extrémités de sa pratique et de sa réflexion ces contraintes et ces pratiques connues de tous.

Ce faisant, ce qu'il pense découvrir, c'est la dimension de négation de ces contraintes, en tant qu'elles supposent, entre les vers et dans les vers, les vides implicites et nécessaires qui permettent les jeux de la décomposition et recomposition du discours de la pensée, c'est-à-dire du discours de la parole humaine, c'est-à-dire de la respiration humaine[9].

L'une des formes les plus spectaculaires que prennent ces décompositions et recompositions s'exprime dans un conflit silencieux entre les deux logiques intangibles de la métrique et de la syntaxe — autrement dit du vers et de la prose. La pratique obligée et réfléchie du vers — maintenir ensemble les deux ordres d'intelligibilité — ouvre des brèches vertigineuses dans la langue, dans la parole et dans la pensée.

Une autre forme significative de ce conflit est celle que Hugo appelle la formation de « mots monstres[10] » : par exemple Mallarmé affectionne la création de vocables purement métriques, déterminés notamment par les accents de vers[11], tels « *hydroyant », « *Magnifique mais qui », « *Avec clarté quand sur », « *Coure le froid avec » :

Eux, comme un vil sursaut// d'hydre oyant/ jadis l'ange (Tombeau d'Edgar Poe)

Magnifi/que mais qui// sans espoir se délivre (Le vierge, le vivace…)

Avec grâ/ce, quand sur// des coussins tu la poses (Toujours plus souriant…)

Coure le/ froid avec// ses silences de faux (Mes bouquins refermés…)

Ce phénomène d'étrangeté est décrit, longtemps après l'été stupéfiant de 1866, dans le trait final de la prose Crise de vers, bariolée s'il en est de pièces et morceaux :

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niantd'un trait souverainle hasard demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité et vous cause cette surprise de n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d'élocution, en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère[12].

Pour Mallarmé, cette expérience, acquise en creusant le vers, est donc d'abord éminemment dangereuse et, avant d'en éprouver le bonheur d'« une neuve atmosphère », il en fait l'épreuve intellectuelle, morale et physiologique, celle-ci sous la forme d'étouffements. Expérience originelle et répétée d'ordre littéraire, d'écrivain et non de mystique ni de philosophe : la « religion de Mallarmé[13] » et sa philosophie si l'on peut dire, l'une et l'autre toutes spéciales, se constitueront par après dans sa réflexion puis dans les différentes lectures de l'œuvre.

 

Avant de toucher à la prose, Mallarmé avait touché au vers. Non pas pour les détruire l'une et l'autre, mais pour en exalter les propriétés et les valeurs, et par adhésion à leurs exigences ultimes. De la parole empêchée (printemps de 1866) à l'allocution délivrée aux Anglais en une lingua franca (mars 1894), il y a un long chemin de vers et de prose. Cependant le dernier mot sur la survie du poète appartient à un sonnet d'alexandrins absolument régulier, le Tombeau de Verlaine (daté en suscription Anniversaire — Janvier 1897, comme pour l'office funèbre de Verlaine au bout de l'an).

Pierre Campion



[1] La Musique et les Lettres, dans Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, vol. II, 2003, édition de Bertrand Marchal, p. 63. La conférence d'Oxford et Cambridge fut publiée dans La Revue blanche d'avril 1894.

[2] Bertrand Marchal, « La Musique et les Lettres de Mallarmé, ou le discours inintelligible », dans Mallarmé ou l'obscurité lumineuse, sous la direction de Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz, Paris, Hermann, coll. Savoir : Lettres, 1999, p. 281.

[3] Le Mystère dans les lettres, dans La Revue blanche, septembre 1896. L'article de Mallarmé répond du tac au tac à l'attaque de Proust parue dans le numéro de la même revue en juillet de la même année. Édition citée, p. 229-234.

[4] À ce sujet, voir les beaux livres de Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940, Paris, Gallimard, Bibl. des Idées, 2002 et surtout Le Français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives critiques, 2010 : « On ne peut écrire de la littérature en français qu'en faisant violence à la langue, c'est-à-dire en créant une autre langue dans la langue » (p. 51-52). Pour ce faire, Mallarmé, lui, écrit l'Autre du français, le Français absolu.

[5] Bertrand Marchal, édition citée des Œuvres complètes, p. 53-77, pour le texte de la conférence et 1597-1610 pour sa notice et ses notes.

[6] Leslie Stephen, 1871 : les Alpes comme The Playground of Europe, le terrain de jeu de l'Europe. Ruskin et ses dénonciations de l'alpinisme précisément comme le tourisme à l'œuvre dans son terrain de jeu. Toujours les Anglais.

[7] La Musique et les Lettres, éd. citée, p. 67.

[8] La Musique et les Lettres, éd. citée, p. 67-68.

[9] Sur ces thèmes, voir Pierre Campion, Mallarmé. Poésie et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, réédité et mis à jour, Paris, éditions publienet, 2017, notamment les chapitres I et II, « L'esthétique de la négation » et « La poétique de la suggestion ».

[10] Victor Hugo, Les Contemplations, I, viii, « Suite ». Évoquant les grands visionnaires, celui-ci écrit : « On voit, parmi leurs vers pleins d'hydres et de stryges/ Des mots monstres ramper dans ces œuvres prodiges. » Des mots mons/tres ramper//…, hémistiche d'un alexandrin régulier : deux mots monstres créés. Et Mallarmé lui-même, dans Crise de vers, à propos d'Hugo (éd. ct. p. 205) : « Le vers, je crois, avec respect, attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour lui, se rompre. » Mallarmé laisse aux jeunes cette rupture ; lui continue Hugo, d'une main non moins ferme.

[11] Je représente des accents principaux et secondaires du vers respectivement par les signes // et/. Accents et non silences.

[12] Crise de vers, édition citée, p. 213.

[13] Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, Paris, José Corti, 1988.

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