Pierre Campion : étude du Bloc-notes de François Mauriac, l'année 1960.
Le Bloc-notes de Mauriac, une œuvre lyrique
L'année 1960
Tout cela est si loin de nous, mais si chaud encore :
de 1952 à 1970, à La Table ronde, puis à L'Express, puis au Figaro, un écrivain
de premier plan brûle ses vaisseaux semaine après semaine aux feux d'une
actualité pressante, de son goût du combat et de ses propres passions.
Entre ces presque vingt années, pourquoi choisir 1960 ?
L'énorme année 1958 est passée avec le retour de de Gaulle, le « Je vous
ai compris », le référendum du 4 septembre fondant la Cinquième République
et, en décembre, l'élection de de Gaulle à la Présidence de la République. De
même l'année 1959 avec ses premières réformes et l'allocution télévisée du 16
septembre énonçant le principe d'autodétermination de l'Algérie. Par la suite,
l'année 1961 verra les grandes épreuves : le putsch des généraux, le
massacre à Paris des Algériens en octobre. En 1962, la paix en Algérie sera la
grande affaire et fera la clôture d'une époque de l'histoire.
Entre toutes ces années, 1960 paraît plus calme en
événements et plus nourrie d'attentes et de questions, aussi bien dans la
politique du pays que dans la vie de Mauriac ; plus analysable de manière
assez brève…
De Gaulle, une passion
Moi et de Gaulle. L'adhésion de François Mauriac à la
politique et à la personne du général de Gaulle remonte à la Résistance, se
renouvelle avec l'aventure du RPF puis à travers la décadence et la chute de la
IVe République, et surtout avec le retour tumultueux de de Gaulle aux affaires
(mai 1958). Dans les blocs-notes de ces années-là, qu'il tient à L'Express, la
préférence politique tourne à une sorte de passion, que ses critiques de
l'époque moquent volontiers.
En cette année 1960, ce que Mauriac relève c'est l'isolement
politique de de Gaulle, notamment sur la question de l'Algérie. Faisant une
croix sur l'opposition de droite, constamment il adjure la gauche de
reconnaître son accord de fond avec la politique algérienne du Général et, plus
largement, avec les réformes lancées par les ordonnances de 1959. Cette
discussion prend souvent la forme d'un dialogue tendu avec Jean-Jacques Servan-Schreiber,
le directeur de l'hebdomadaire, dont la ligne s'affiche à gauche dans le prolongement
de l'expérience du ministère Mendès-France de 1954 :
Plus seul aujourd'hui qu'il ne le fut jamais. Et la solitude
dans laquelle le laisse la gauche, je le dis pour qu'il n'y ait pas d'équivoque
entre nous dans les jours qui vont venir, me paraît moins que jamais excusable.
La droite dressée contre de Gaulle est logique. Elle n'a jamais rien vu au-delà
des querelles intérieures. […] Mais vous, hommes de gauche, ne lui
pardonnerez-vous pas d'avoir traduit en actes votre pensée politique ?
Est-ce un crime que d'accomplir ce que vous n'avez pas fait ?
Dans ces moments-là, l'écrivain se fait le polémiste redouté
par les uns et attendu par les autres : « Nous ne manquons pas
de belles âmes à gauche, qui en a jamais douté ? » Et il attaque
nommément les partis divers de la gauche :
Radicaux, M.R.P., socialistes des deux obédiences, si vous
avez des idées sur ce qu'il faudrait faire immédiatement pour interrompre le combat
et pour fonder entre les deux races qui s'affrontent une alliance nouvelle et indéfectible,
proposez ouvertement au général de Gaulle vos solutions. Parlez,
manifestez-vous, réveillez cette nation prostrée. […] Craignez que nous ne vous
comparions à des parasites qui vivaient sur les gouvernements, se nourrissaient
d'eux, les épuisaient, les tuaient. Et maintenant on dirait qu'ils meurent de
ne pouvoir plus sucer le sang.
Prose de combat. Cette image des parasites, et ce passage du
« vous » au « ils », adressé à la cantonade des
lecteurs !
Entre Mauriac et le directeur de L'Express, les tensions ne
feront que s'exacerber, quand la situation conduira l'hebdomadaire à évoquer
l'idée de la guerre civile :
Dans cette confusion tragique des esprits, quelqu'un demeure
debout, un peu plus contesté de jour en jour, certes, et comment cela
pourrait-il ne pas être ? […] Il demeure debout pourtant, celui dont vous
osez écrire que « ce qu'il pense ou ne pense pas a cessé d'être le
problème et qu'il est pratiquement hors de jeu ». S'il était hors de jeu, L'Express le serait aussi. Celui que
vous haïssez est encore là, lui, le dernier garant de votre liberté, il est
encore là puisque vous y êtes. […] Telle est la couleur de mes pensées en ce
dimanche de paix et de lumière, où Dieu
me paraît infiniment plus proche que les hommes, où je ne me sens en accord
avec personne, si je le suis avec moi-même comme je ne le fus à aucun autre
moment de ma vie. (Dimanche 25 septembre 1960)
Mauriac veut marcher dans l'ombre de de Gaulle :
Nous ne suivons pas cet homme parce que c'est un grand homme,
mais parce qu'entre deux périls mortels pour la liberté, il avance sur une
étroite crête. Nous mettons nos pas dans ses pas. Et il est vrai que cette
stature bouche l'horizon devant nos yeux. Ah que m'importe à moi qui suis
assuré de ne plus aller loin ! Je consens à ne rien voir d'autre jusqu'à
mon dernier jour que cette grande ombre dressée. (Dimanche 3 juillet 1960)
La dialectique de Mauriac. Dans la double contrainte du
grand âge et du moment historique, on n'a plus la complaisance de s'adonner à
une mythologie du grand homme ni le temps d'élaborer un projet raisonné à long
terme : il faut suivre à l'aveugle celui qui avance entre les deux abîmes que
représentent « les amis d'Éluard » et « les généraux factieux ».
La politique et la morale
En vérité, je ne trouve mon équilibre en politique, je ne m'y
sens à l'aise, que lorsque l'exigence de la morale absolue se confond avec
l'intérêt supérieur de la nation : c'est ce qui me rendait si fort dans
les dernières années de la IVe République. […] Sous un prince comme le nôtre,
les choses ont bien changé : la morale et la politique dansent un
« pas de deux » fort compliqué. (Dimanche 8 mai 1960)
En effet, le même jour et juste avant, ceci, sur le fond :
[…] en politique, c'est le bien
souvent qui enfante le mal.
Oui, le bien en politique est
quelquefois le mal. La non-violence, par exemple, est faite pour m'enchanter.
Elle est le sermon sur la montagne pratiqué à la lettre. Mais il arrive à la lettre
de tuer. Je n'aurais pu me joindre à mes camarades « non-violents »
qui manifestaient l'autre jour, sans ressentir un malaise profond. […] J'admets
qu'aux yeux de mes camarades il vaille mieux courir le risque de nouveaux attentats
que de commettre une seule injustice. Je ne trouve rien à reprocher à cela.
Mais enfin je ne suis pas kantien le moins du monde, je ne me nourris pas
d'idées si sublimes, non parce que je suis dur, mais plutôt parce que je suis
tendre, et qu'il me semble que la charité vraie envers un peuple consiste à empêcher
le meurtre d'être plus fort et de dominer sur lui.
Adressé aux « camarades » rencontrés dans le
soutien aux objecteurs de conscience (Foucault, Deleuze…) mais aussi aux
chrétiens, ses frères dans la foi. Tel est pour lui le cas où la lettre de l'Évangile
doit le céder à la charité chrétienne : le conflit se forme entre les
valeurs du christianisme. Aider maintenant les Algériens à purger leur violence,
car quelle nation peut se fonder sur une extrême violence sans en porter le
poids quand elle sera devenue un État ?
Vers la fin de l'année 1960, dans le marasme et la tristesse
d'une situation embourbée, « le vieil homme incline à se détourner d'un
monde où tout n'est plus que confusion, que violence aveugle » :
Mais que faire ? Le vieil homme appartient encore à ce
monde absurde et fou. On exige qu'il intervienne dans ces disputes furieuses
dont il découvre d'un seul regard, dans les camps opposés, les passions et les
raisons. Tout ce que lui-même a dit et écrit a créé des équivoques. Ne doit-il pas s'efforcer de
les dissiper, même s'il n'espère pas y parvenir ? Comme si les passions,
et surtout les passions politiques, pouvaient jamais se rendre à des
raisons ! (Dimanche 9 octobre 1960)
Et de reprendre le dossier infini de la torture et de
l'insoumission…
La vie de la culture
L'année 1960 commence par la mort de Camus :
Quelques polémiques au lendemain de la Libération, d'ailleurs
courtoises, nous n'eûmes guère d'autres rapports. L'émotion que je ressens ne
m'en donne que mieux la mesure de ce qu'il représentait pour moi : l'homme
qui aura aidé toute une génération à prendre conscience de son destin.
L'absurdité de ce monde des crématoires allemands et des purges staliniennes,
il l'aura dénoncée au nom d'une justice dont la passion était en lui sans
qu'il ait jamais consenti à donner un Nom, un Visage à cette passion, à cet
amour. (Lundi 4 janvier 1960)
Mauriac siège à l'Académie. C'est l'occasion d'exercer sa
verve :
J'ai goûté hier, une fois encore, les délices mortifiantes
d'une réception à la Coupole — mortifiantes pour ce pauvre corps qui regrette
chaque année un peu plus que le fauteuil qui nous est dévolu à l'Académie
française ne soit pas un vrai fauteuil. L'avantage de la dure banquette est de
nous garder du sommeil et de nous aider à ne rien perdre des deux beaux
discours qu'il nous faut avaler d'affilée !
Le 1er mai 1960, avec grand intérêt, il lit Chaque
homme dans sa nuit, de Julien Green. Il le commente dans son bloc-notes :
« Julien Green ne se soucie que de répondre à une question qu'il se pose
depuis qu'il est né. […] Pour lui, Dieu demeure au sein de la vie la plus
souillée. […] être impur et pourtant aimer Dieu et être aimé de lui, l'œuvre de
Julien Green naît de cette douleur. » Et voilà que ces réflexions toutes
empreintes de bienveillance lui valent « une petite lettre vexée » de
l'auteur, qu'il trouve bien jeune pour être déjà homme de lettres…
Parfois il va au théâtre ou à l'Opéra — le 10 novembre 1959
à une Carmen : « Le texte de la dernière scène, digne de la
musique vraiment, je le sais par cœur depuis mon adolescence à Bordeaux :
qu'y a-t-il d'autre à dire de l'amour humain ? » Mais, un an plus tard, après un Brecht au T.N.P. : « Moi
qui ne m'ennuie jamais entre les quatre murs de ma chambre, je ne suis plus au
théâtre qu'un homme enchainé à un fauteuil, obligé de regarder des gens qu'il
n'a pas envie de voir dire des choses qu'il n'a pas envie d'entendre »
(Dimanche 4 décembre 1960). Car, pour Mauriac, il est un rituel qui est un tout
autre spectacle :
Le sacrifice auquel nous assistons, nous y participons par la
prière, par la fraction du pain : le spectacle ne s'y joue pas ; il
s'accomplit réellement, bien que, comme au théâtre il se manifeste dans des
paroles, dans des gestes, dans des chants, auxquels je préfère, si sublimes
qu'ils soient, le silence des messes basses. Pour finir, nous préférons à tout
le silence. (Malagar, vendredi 29 mai 1959)
À cette aune, évidemment ni le théâtre ni le cinéma ne
tiennent. Et pourquoi la littérature tiendrait-elle ? Il est vrai qu'il a
abandonné la fiction pour le témoignage et le combat politique.
Il suit quand même l'actualité des prix littéraires. Il est
vrai qu'il s'agit du prix Médicis pour un roman de son fils Claude :
« Si j'étais en âge de recevoir une couronne, j'aurais été bien content
que ce fût des mains de Nathalie Sarraute ou de Denise Bourdet » (24
novembre 1959). Au passage, l'ancien roman salue le Nouveau, mais Sarraute plutôt
que Robbe-Grillet…
Il s'intéresse à Sartre, et au plus ardu, à la Critique
de la raison dialectique ! Non
sans quelques rosseries, car il le lit à travers l'article d'un
spécialiste :
Je contemple avec timidité et respect ce monument de sept
cent cinquante-cinq pages que Sartre vient d'édifier pour sa propre délectation.
Je tourne autour sans essayer d'entrer. M. Aimé Patri en a d'ailleurs extrait
pour moi la substantifique moelle en six pages de revue : elles sont à la
mesure de mon esprit léger. Des philosophes qui ne sont que philosophes,
combien en aurai-je abordé directement ? Je n'oserais en faire ici l'aveu,
si accoutumé que je sois à me confesser. (Août 1960)
Cependant, dans le même passage, il lit sérieusement un
autre Sartre, celui qui vient de publier son « Avant-propos à Aden Arabie »
de Nizan :
Quand Sartre nous parle de Nizan,
c'est de lui-même qu'il s'agit, à lui-même qu'il se confronte.
Cette confrontation de l'homme célèbre
qui a passé le cap de la cinquantaine sans avoir jamais cessé, presque en
aucune matière, d'occuper, comme à l'école
de la rue d'Ulm, la première place, et le jeune homme qu'il fut, plein
d'illusion et de désir, cette confrontation oblige le philosophe illustre à baisser la
tête : ce Sartre qui a vécu, qui a triomphé partout, le voici lié à son
ami, trahi par les siens et abattu, le voici plus que jamais enveloppé dans le
même désastre, tout vainqueur qu'il paraît être, rejeté comme le fut Nizan du
parti qui se confond, à ses yeux, avec la classe ouvrière, calomnié par les
mêmes staliniens qui s'appliquèrent à salir la mémoire de son frère.
Ces quatre pages montrent-elles autre chose qu'une
dialectique de récupération opérée sur un adversaire ? Oui, dans la mesure
où Mauriac s'expose lui-même dans cette péroraison étrange et pénétrante :
La vieillesse ? La cinquantaine, que vous avez atteinte,
marque le moment où on l'aborde, et où peut-être on en souffre la plus. Voici
le temps de ne plus être aimé et d'aimer encore. À partir de là, il faudra
beaucoup marcher avant de pénétrer dans la région glacée où il n'y a plus rien
à attendre et plus rien à donner. Quel désert ! […] Et pourtant ce qui ne
meurt pas, quand on en a été possédé au
sortir de l'enfance, c'est précisément ce qui embrase cette admirable préface
de Sartre : une tendresse avide, une tendresse irritée mais toujours jeune
et vivante, qui a échappé au temps, et qui (je le crois de tout mon esprit et
de tout mon cœur) lui survivra.
Colette reçoit un tout autre hommage, à l'occasion d'une
publication posthume :
Colette : Lettres à Marguerite Moreno. Colette…
En voilà une qui n'aura jamais levé le nez de la terre, reniflant tout. Que ce
soit la paix ou la guerre, la victoire ou l'Occupation, qu'elle vive auprès
d'un homme politique important ou avec un garçon qu'elle aime, il n'y a rien
dans ses lettres que des odeurs, rien que ce qu'elle touche, que ce qu'elle
mange, que ce qu'elle caresse. Jamais l'animalité n'aura été moins vile ni plus
intelligente dans une créature humaine. Ah ! Colette, que la vie animale
vous aura comblée, qu'elle se sera longtemps
défendue en vous ! Et pourtant la vieillesse a été la plus forte,
la maladie, la mort. Votre courage humain, ce fut de ne jamais céder à la fascination
de la mort qui empêche la plupart des êtres de vivre — si vivre c'est être
heureux à votre manière. (Lundi 16 novembre 1959)
Familièrement, l'écriture de la spiritualité salue celle de
l'animalité. Est-il plus bel éloge et plus perspicace adressé à une personne et
à une vie si opposées à tout ce que pense Mauriac et qui le crucifie ?
Les mémoires d'une inquiétude intérieure
Peut-être serai-je jugé sévèrement par certains si je semble
me désintéresser de la chose publique. Mais c'est une forme du don de soi-même
que cette ouverture sur notre propre vie, que cette invitation adressée à tous
d'y entrer s'ils en ont le désir. Je vous agace ? Je vous irrite ? Eh
bien, rien ne vous oblige à pousser cette porte entrebâillée. Je ne m'adresse
aujourd'hui qu'à ceux qui m'aiment, ou qui du moins ne me haïssent pas.
(Dimanche 10 juillet 1960)
Le 11 octobre 1959, c'étaient les 74 ans de François
Mauriac : « Ce n'est pas seulement le soleil et la mort que nous
n'osons regarder en face : il suffit de deux chiffres dont le second
change aujourd'hui, pour que je ferme les yeux comme aveuglé. » Est-ce
seulement une fascination narcissique ?
C'est plutôt l'occasion d'une réflexion sur la décision de
Rome, de mettre fin à l'expérience des prêtres-ouvriers :
Au plus épais de la classe
ouvrière, ils incarnaient cet incroyable parti pris de pureté et de perfection,
que seul un immense amour pouvait expliquer. Et qu'une telle vocation fût
compatible avec la servitude ouvrière, il y avait là beaucoup plus qu'une promesse :
l'aube déjà visible d'un monde renouvelé. […]
C'est manqué, comme tout est toujours
manqué.
Il ne fallait pas attendre de Mauriac une version
marxiste de l'Évangile ni, comme on dit maintenant, une théologie de la
libération, mais plutôt, à travers un retour sur les désillusions de sa
jeunesse moderniste, une vision de l'Histoire, une vision tragique de la vie,
de sa propre vie :
Rien ne change et les mêmes freins puissants jouent. Et que
ce soit nécessaire qu'ils jouent, j'y consens et je m'incline. Mais je ne me retiendrai
pas de dénoncer le scandale dont j'aurai souffert toute ma vie :
l'incroyable indifférence aux désastres individuels, dans l'Église, suscités
par certaines décisions ; toutes ces âme
rejetées à la mer ! […]
Indifférence au destin des âmes, indifférence à la vie des êtres, ce double
scandale m'accable en ce jour de mon anniversaire.
La métaphore des freins puissants qui agissent dans le lourd
convoi de l'Église vient d'une chose vue, elle en tire sa pertinence et sa
nécessité : « Sur la route parfois, je vois dans l'encadrement du pare-brise de
ma voiture l'arrière d'un camion énorme sur lequel est inscrit : freins
puissants. » Mais,
derrière ce principe de sécurité collective, que d'âmes
sacrifiées !
Mauriac se rappelle-t-il ici l'héroïne de sa période romanesque, Thérèse
Desqueyroux ?
Ce qui perce aussi, souvent, et notamment dans ces moments
de recueillement qu'offre l'agenda des fêtes et vacances, ce sont les mouvements
d'une inquiétude spirituelle, qui ne décrit pas précisément ses motifs. C'est
une inquiétude ancienne qui s'exprime sous la forme d'une culpabilité indurée
par une religion du XIXe siècle. Peut-être, maintenant que nous connaissons les
tendances homosexuelles de Mauriac et le tourment incessant qui en résulta,
faudrait-il lire dans ces passages du Bloc-notes une protestation de l'écrivain
contre le traitement qui lui fut infligé, d'avoir eu à douter de son salut.
Qu'est-ce que la littérature ?
À l'automne de 1959, préparant une intervention sur
« le mystère », voici ce qui lui vient à l'esprit :
Ce que j'ai écrit à ce sujet [du mystère]
n'apporte rien, ne vaut que par un certain accent — peut-être lié au don
littéraire ? Mais existe-t-il un rapport entre ce don et la grâce ?
Le don littéraire devient-il lui-même grâce, si nous sommes en état de
grâce ?
Ce que je constate en tout cas, c'est
que je m'éloigne chaque jour un peu plus de la fiction. Chaque jour un peu
plus, écrire, pour moi, signifie témoigner. Je n'ose ajouter : écrire,
c'est prier. Il y faudrait tendre pourtant comme à ma seule justification car
j'ai atteint l'âge du silence. (Dimanche 22 novembre 1959)
Oui, pour Mauriac, c'est entendu, Sartre est « un
esprit de premier rang » et « si manqué que soit son dernier ouvrage
[Les Séquestrés d'Altona], je jurerais qu'en plus d'un endroit s'y
manifeste l'esprit supérieur qui l'a conçu ».
Mais, à la question de Sartre Qu'est-ce que la
littérature ?, dans un dialogue implicite et inattendu Mauriac répond
tout autrement que Sartre et en écrivain : que la littérature est style et
que le style réside dans le phrasé ; que le style est une grâce ; et que
la littérature est une prière… Dans et sur le phrasé lyrique du Bloc-notes ; sur l'abandon de la
fiction au profit du témoignage ; sur la nécessité de
continuer à écrire jusque
dans le grand âge, et sur la question du salut, tout est dit, à rebours exactement
de tout ce que pense Sartre.
Vers la fin de l'année 1960
Ce n'est pas que ce qui trouble le
monde ne nous atteigne plus, ni que nous avons cessé d'aimer et donc de souffrir
à cause de ce que nous aimons. Mais de ce monde nous sommes déjà à demi sortis.
Nous commençons d'en prendre une vue que la distance simplifie. Les seules
grande lignes apparaissent, et nous déchiffrons cette histoire, à laquelle nous
n'appartenons plus si nous la commentons encore.
Non, elle ne nous concerne plus. À
quoi bon s'inquiéter de ce qui passe, de ce qui ne pouvait pas ne pas passer et
qu'un État nouveau remplacera ? L'Algérie à naître aura de la peine à être
pire que ne fut par certains de ses aspects celle sur laquelle nous versons des
pleurs. Il en va ainsi de tout, et nous, nous allons à l'Éternité. (Dimanche 27
novembre1960)
Mais le bloc-notes n'est pas terminé ! La dernière note
sera du vendredi 14 août 1970, juste avant la mort de Mauriac le 1er
septembre.
Pierre Campion