Marie-Claude Frangne, professeur de Lettres, est disparue en novembre 2019.
Le recueil inédit de poèmes qu'elle a
laissé a été publiéÏ en avril 2020, sur le site À la
littérature…,.
Moments d'un recueillement
Note sur Le Temps brisé de Marie-Claude Frangne
Au début du recueil et à l'irréel du présent, il y a un
désir impossible : le vœu d'une poésie immobile, et aussitôt, l'aveu des
seuls mouvements à ce jour réalisés, autant d'échecs :
Je voudrais une poésie immobile
Non, je n'ai jamais su
qu'errer
Ma parole labile
s'éparpille dans le bruissement de l'univers […]
Suit l'évocation de ces errances : des essais de mythes
personnels (des bateaux noirs, un spectre obsédant, un essai de préhistoire de
soi-même…). Et puis, la longue plage glaciale
d'un autre mythe, ouvertement mallarméen, qui fait parler un Minotaure. C'est un défi
à l'Hérodiade : à l'un de nos
poètes les plus prestigieux et les plus redoutables et, en plus, à l'un de ses échecs, auquel il
travaillait encore peu de temps avant sa mort.
Ce long morceau impose
au lecteur
l'épreuve d'un double mythe : celui qu'incarne Mallarmé en gardien d'une poésie immobile
et l'une des figures les
plus célébrées de la mythologie et de la littérature, le Minotaure Ñ deux spectres évoqués ici
dans un oratorio en cinq actes, le solo
d'une femme enfermée et dangereuse à toute approche et à elle-même.
Ces tentatives n'ont de sens que dans et par les développements qui
les suivent — lesquels conduiront en effet à des « Confins »
où règnent encore la perplexité et l'espoir dénoncé d'un passage vers un
autre monde, puis à des « Liens » en ce monde-ci, avec des
personnes ou des animaux, puis à un « Silence » « où prendre appui », et enfin
à une
« Incantation » où le désir d'une poésie impossible trouve des
volontés à incarner et une mythologie désormais pratique et sensible, qui ne
reconnaisse qu'une seule figure, la nature, ni créée ni créatrice :
Habitante des jardins
je bois l'été
où le grand Pan bouillonne
dans le souffle incréé de la terre
Je veux le ciel à portée
de main — que la lumière déferle […]
Au présent, il y avait un
mal venu de plus loin et d'ailleurs que de tous les « Avant cela, il y eut… » :
nécessairement rebelle à tout mythe qui prétendrait expliquer ce malheur-là.
La Nature, elle
est présente, sans qualités et sans Histoire, indifféremment à tous humains et à chacune de leurs
histoires : à seule preuve, sensible, le souffle venu de nulle part et de nul temps que d'elle-même.
Il fallait lever les obstacles qui faisaient impossibilité à
une certaine poésie — les révéler, les traverser, les ordonner :
les instituer en un mouvement qui les abolisse en lui-même —, pour
s'assigner un programme poétique réalisable, celui d'un chant humain, qui s'en
prenne enfin à la vie non humaine et dépourvue de sens de ce monde-ci. Nager à contre-courant de la grande lyrique, approcher
une poésie immobile, à se l'incorporer.
Ce « Je veux le ciel… » est le moment d'un acquiescement en forme de
volonté ÑÊje consens que le ciel soit comme il est et je m'engage à me l'approprier.
Comme souvent, comme toujours dans les vrais recueils, celui
de Marie-Claude Frangne indique et porte le mouvement d'une volonté et d'une raison,
dont l'audace et le courage peuvent forcer
l'admiration. On suit le chemin qui ordonne des poèmes
dispersés, on traverse les épreuves qu'elle s'impose, à elle-même et
à son lecteur, on essaie de retracer la confiance qu'il lui fallut, de la reconnaître
dans son parcours et dans la résolution qu'elle a mise en
œuvre pour le concrétiser.
Pierre Campion